Bonjour,
Voici 12 nouveaux films dans le cadre des mises en ligne du vidéo-club de la GGG, dont deux sont accessibles à tous, et les dix autres aux abonnés (5 euros par mois, 50 euros pour une année).
Auparavant, le chapitre de La mort dans l’œil consacré à Rouch:
La preuve par Rouch
La question de Burckhardt vaut, mais inversée, pour le cinéma. L’infériorité patente du cinéma comparé à son sujet est inévitable car naturelle. La valeur en soi de la nature, sa beauté si l’on préfère, ne sera jamais rejointe par les images qu’une machine peut en produire. Seuls les films admettant préalablement et tacitement leur infériorité vis-à-vis de la nature, son extranéité et son antériorité sur eux, ont une chance – mince néanmoins – d’être réussis. Aussi la catégorie majeure au cinéma reste-t-elle le documentaire, à la condition, rarissime, d’échapper à toute imprégnation idéologique.
Les plus beaux films de l’histoire du Cinéma sont probablement ceux de Jean Rouch sur l’Afrique, précisément parce qu’ils admettent, avec une humilité implicite, que le spectacle – la réalité humaine et animale représentée à distance grâce à l’enregistrement –, n’attend rien de son spectateur. C’est la condamnation ultime du montage, puisque ce qui est filmé préexiste au film et lui survivra. La réalité n’est pas adressée à l’objectif. Le sublime de la danse du sigui ou de la chasse au lion à l’arc sont indifférents à leur absorption par la caméra. Leur gloire se perpétue quand la technique s’est tue, retournant diffuser leur grandeur sur un autre continent.
L’Afrique se passe de nos commentaires.
L’excellente idée de Rouch de faire doubler-commenter ses films par leurs acteurs est le principal secret de leur excellence. Même quand il se pavane en « jaguar », Damouré le Galant ne joue pas l’Africain. Un Africain est souvent théâtral (le « jaguar » est un rôle de composition séductrice), mais il n’est jamais théâtralement africain, comme les ignobles zoos humains du début du siècle le forcèrent à l’être pour la joie malsaine de ses colonisateurs. Son africanité, exprimée essentiellement à travers son corps – la voix, les gestes, les mouvements, et une conception profondément vivante du monde – est comparable au génie physique de Chaplin, Keaton, Laurel et Hardy ou des Marx Brothers. Leurs films sont des documentaires consacrés à leur corps – l’agilité verbale des Marx est encore une affaire de corps –, où réside leur génie. Ils seraient égaux à eux-mêmes sur une scène de cabaret. Le cinéma n’apporte que sa puissance planétaire de diffusion et sa sophistication technique, qui remplace les « machines » du théâtre d’autrefois. Le cinéma n’est pas la pièce, c’est juste le câble qui soutient le deus ex machina.
Documentaire ne signifie donc pas nécessairement non-fictif. Moi un Noir est une fiction et un splendide documentaire. Œdipe-Roi de Pasolini est une adaptation et un très beau documentaire sur des paysages, des coiffures, des visages, hors de tout contexte historique. Le texte de Sophocle y est à l’évidence accessoire. Négligez cette loi d’airain de la prééminence du sujet, et votre film sombre, devenu à peu près aussi ennuyeux et prétentieux qu’une adaptation biblique de De Mille.
Par un banal cinéma de saynètes, Alain Resnais a gâché des documentaires parfaits comme Nuit et Brouillard et Les statues meurent aussi. Jean Rouch n’a pas su résister non plus, et fit Dionysos, démontrant de la sorte que le cinéma « intelligent » est impossible. Pour qui connaît Nietzsche et la Grèce, c’est puéril et sans intérêt. Pour qui n’est pas cultivé, c’est absurde et incompréhensible.
Précisément parce qu’il est issu du platonisme, le cinéma supporte mal la moindre adjonction de « philosophie » – fût-ce comme chez Rohmer sous l’insipide forme de conversations entre pérorants professeurs échappés d’un conseil de classe pour lutiner leurs meilleures élèves… Il faut dire du Cinéma ce que Heidegger déclare de l’ordre planétaire de la métaphysique achevée. Il n’a plus besoin de la philosophie parce qu’il la possède déjà à sa base.
Réciproquement, plus quelqu’un sait ce que penser veut dire, plus il appréciera la détente que lui offre la bêtise cinématographique.
« Un film américain » disait Wittgenstein, « bête et naïf, peut, malgré toute sa bêtise, et même grâce à elle, nous apprendre quelque chose. Un film européen, dans sa fatuité sans naïveté, ne peut rien nous apprendre. J’ai souvent tiré une leçon d’un film américain stupide. »
Le voyageur solitaire qui ricana un jour devant l’affiche de Disney ornée d’une citation de Platon, ne le fit pas parce qu’il s’agissait d’un dessin animé, mais parce qu’il s’agissait de Platon cité par ces ignares que sont les commerciaux de la communication. Il se moquait intérieurement de cette prétention à paraître cultivé en faisant une citation qui dépasse le cadre du dessin animé. Ce n’était pas lui qui méprisait leur genre, c’était eux qui en avaient honte.
Le voyageur solitaire méprise si peu le cinéma stupide qu’il prit un autre jour le métro pour aller voir un dessin animé. Entre les stations Marcadet et Les Halles de la ligne 4, il parcourut quelques pages d’un livre de poche rassemblant des morceaux choisis de Hegel. C’était un hasard, il se trouve qu’il lisait Hegel à cette époque-là. Comme le hasard fait bien les choses, il lut ces lignes s’accordant à merveille à la vedette du film qu’il allait voir :
« Une chose se meut non seulement en tant qu’elle est dans une place à un certain instant, et dans une autre, à un autre, mais aussi en tant qu’elle est et n’est pas dans la même place et dans le même instant. Il faut reconnaître avec les dialecticiens de l’antiquité les contradictions qu’ils ont montrées dans le mouvement, mais il n’en faut pas conclure que le mouvement n’est pas ; au contraire, on doit en conclure que le mouvement est la contradiction dans son existence visible. »
Le titre du dessin animé était Spacejam ; sa vedette, mis à part Bugs Bunny, était Michael Jordan. N’importe quelle image de Jordan – y compris celles de ce dessin animé insipide – constitue la meilleure démonstration de l’échec de Rouch ; chaque mouvement filmé du basketteur est un documentaire réussi sur Dionysos Bondissant-Jaillissant.
« À travers Dionysos bondissant, écrit Marcel Detienne, « le pied (pous) rencontre le verbe bondir (pèdan) et sa forme “sauter loin de” (ekpèdan) qui est un terme technique de la transe dionysiaque : quand la pulsion saltatoire envahit le corps, l’arrache à lui–même et l’entraîne irrésistiblement. »
Les films :
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