Babel et l'IIiade, une initiation à la pensée juive par Stéphane Zagdanski (2002)
Archives de Paroles des Jours, film de Jean-Hugues Larché
Voici une archive rare, tournée dans mon appartement du XXème arrondissement le 17 décembre 2002 par mon ami Jean-Hugues Larché, où j’improvise librement durant deux heures sur quelques thèmes tirés de mon premier essai L’impureté de Dieu, republié récemment sous le titre Tous les écrits saints rendent les mains impures.
Mon analyse de "L'Iliade", alors en cours d'écriture, est parue dans la postface de "Fini de rire". Je fournis ci-après l'extrait en question.
Voici le passage de mon recueil Fini de rire, alors en cours d’écriture, que j’examine durant cette vidéo :
L’Iliade sauvegardée
« À quoi comparer cela ?» demande-t-on régulièrement dans le Talmud. À quoi comparer la vibration temporelle du vav versatile ? À celle qui luit au chant XV de l’Iliade, reposant dans le mot πρώιος, qui signifie peu ou prou « de bon matin ».
L’épisode a lieu sur le rivage, lors du « combat près des nefs ». Ici, l’issue est comme pour un temps suspendue : « s’équilibrent alors la lutte et la bataille » dit Homère. Équilibre qu’il compare au cordeau (στάθμη) grâce auquel l’habile ouvrier taille la poutre du navire. Or cet équilibre entre deux principes de combat, la μάχη et le πόλεμος, est sur le point de basculer, puisque, dans ce passage précis du chant XV, Teucros, le frère d’Ajax, s’apprête à tuer Hector de son arc offert par Apollon ; arc auquel Teucros a pris soin, « de bon matin » (prôïos), d’attacher une corde toute neuve.
La situation est donc critique. Que Hector meure au chant XV et la guerre de Troie s’abrège piteusement, autrement dit l’Iliade, amputée, sombre dans le néant avec ses plus beaux chants à venir. Le dieu de la littérature22 doit intervenir. Observons de quelle manière il s’y prend.
Il faut noter d’abord que polémos et makê sont souvent associés, ailleurs dans l’Iliade, à l’έρις, la querelle, la discorde, l’émulation. Dès le début du chant I , au cœur de la dispute entre Agamemnon et Achille, le premier associe les trois termes dans le reproche qu’il adresse au second : « Ce qui te plaît le mieux, c’est toujours la querelle (éris), les guerres (polémoï) et les combats (makaï). » La querelle, au singulier, sert ici à maintenir l’équilibre entre les guerres et les combats. Sans cette querelle originelle entre Agamemnon et Achille, l’Iliade escortée de ses bruits et de ses fureurs ne saurait avoir lieu. C’est en effet parce qu’Achille refuse de combattre jusqu’à la mort de Patrocle, vingt-et-un chants plus loin, que Grecs et Troyens peuvent rivaliser sans qu’aucun ne l’emporte.
Le verbe « se quereller », éridzô, évoque d’ailleurs un adjectif très rare, éridzôos, « qui vit longtemps », « vivace » ; la guerre de Troie perdure par la grâce de la Discorde, autrement dit par le retrait d’Achille des combats pour cause de querelle.
Cette belle trinité éristique qui meut l’Iliade (guerres et combats maintenus en vital équilibre par la querelle) est aussi reprise mot pour mot par Zeus, dans un reproche qu’il adresse à Arès, dieu du carnage et frère d’Éris, déesse de la Discorde : « Ce qui te plaît toujours, c’est la discorde (éris), les combats (polémoï) et les mêlées (makaï).»
Or, dans le passage qui m’intéresse, au chant XV, le vers évoquant l’équilibre entre la lutte et le combat , makê et polémos, est dépourvu de « discorde », contrairement aux deux vers cités précédemment. L’équilibre ici est confié au « cordeau » de la métaphore homérique ; et après quelques vers, le cordeau passe le flambeau de l’équilibre à préserver à la corde de l’arc de Teucros, qui rompt précisément au moment où il tire sa flèche sur Hector, épargnant ainsi le chef des Troyens et le cours de l’Iliade.
Cet arc exceptionnel est qualifié de l’adjectif παλίντονος, « qui se courbe en arrière ». La racine est la même que dans les mots palinodie, palindrome, palingénésie, etc. Ici, il signifie qu’une fois bandé, l’arc prend une courbure inverse de celle qu’il a au repos. Ce renversement de l’arc est la première équivalence avec le vav versatile du texte biblique. L’autre équivalence avec le vav hahipoukh apparaît au moment où Teucros, découragé d’avoir inexplicablement manqué Hector, gémit :
« Malheur ! voici qu’un dieu vient de faucher tout net nos belliqueux desseins : il me fait tomber l’arc des mains et rompt aussi la corde toute neuve, que j’ai ce matin même attachée aux deux bouts, et qui devait donner l’essor à tant de flèches ! »
Le mot qui, associé à palintonon, va jouer le rôle versatile du vav biblique, est ici traduit par « ce matin même » : prôïon. C’est un mot labile qui peut signifier soit « ce matin même », soit « avant-hier », soit « tout récemment ». Le renversement qu’opère ce petit mot à la temporalité versatile consiste en l’occurrence à ramener l’action sept chants en arrière, lors d’un précédent affrontement entre Hector et Teucros, où le premier lançant une pierre qui atteint le second au poignet, brise en même temps la corde de son arc.
Le phénomène de clignotement temporel, qui sauve ici à la fois la vie d’Hector et le cours de l’Iliade, est très comparable à celui qu’opère le crochet du vav, permettant à Rachi de comprendre qu’Adam et Ève se sont aimés et ont enfanté avant leur expulsion de l’Éden. Ce qui dans la Bible est provoqué par la série de vav conversifs harponnant le vav non conversif qui leur succède, est chez Homère provoqué par la tension métaphorique d’un cordeau, lequel charge la corde de l’arc élastique – en se rompant – de ramener l’action en arrière pour que l’équilibre du récit ne soit pas brusquement rompu. Exactement comme l’absence significative d’un vav hahipoukh au début du chapitre 4 de la Genèse signale en creux un bond en arrière du récit, l’absence significative du mot « discorde » dans un vers du chant XV de l’Iliade, relayée par l’arc « qui se courbe en arrière » et le « matin même », provoque une saute de temps et une rupture de la corde, afin de rétablir l’équilibre littéraire qui semblait prêt à basculer.
Le « cordeau » de la métaphore homérique fait penser au vaste mouvement en arrière qu’un pécheur à la mouche transmet à sa ligne avant de la projeter au loin devant lui, au milieu de la rivière où les truites abondent. L’équilibre dont il est le symbole ondule à travers le texte afin de ne pas interrompre la pulsation cardiaque (systole de la makê, diastole du polémos) qui maintient en vie la guerre de Troie et le poème d’Homère. Ce n’est pas que l’arc et la corde de Teucros soient défectueux, au contraire. L’arc est d’ailleurs appelé « irréprochable» (αμύμων), la corde « bien torsadée » (ευστρεφής).
« De l’arc irréprochable, /Zeus/ rompt la bonne corde, à l’instant où Teucros la tire contre Hector. » (vers 464)
Dans tout le passage, Homère emploie pour désigner l’« arc » le mot τόξον, qui signifie aussi la courbure, comme en français l’arc évoque l’arcade – et comme le vav est le « crochet ». Mais au moment où Teucros se plaint de son échec à occire Hector, Homère emploie un synonyme plus rare de toxon : βιός, soit l’homonyme de la « vie ». Héraclite joue d’ailleurs sur l’homonymie dans un fragment : « À l’arc (bios) le nom de bandeur, mais son œuvre est la mort. » Comme si Homère tenait à nous rappeler ici qu’il est seul à décider du droit de vie et de mort de ses héros, comme de la trajectoire de leurs traits qui sont toujours essentiellement d’esprit.
Ni l’arc ni la corde ne sont en cause. C’est simplement que le dieu de la Littérature, tel celui de la Bible et contrairement à une fameuse boutade d’Horace, veille éternellement sur son chef-d’œuvre.