Il est à remarquer que lors de la pandémie, pour la première fois me semble-t-il, des personnes en parfaite santé (« asymptomatiques ») ont été requalifiées de malades – voire de meurtriers – qui s’ignorent. Autrement dit, on a attribué à la santé publique des critères usuellement pratiqués par la seule psychiatrie institutionnelle ! Ce n’est pas du tout un hasard, et il ne faut jamais négliger que McCulloch, le père en quelque sorte des nouveaux gestionnaires de la pandémie assistés par ordinateur, était neuropsychiatre.
Cette affaire d’asymptomatisme et de dangereux malade qui s’ignorent mais que la Société s’organise pour détecter, repérer et mettre hors d’état de nuire n’est pas inédite. Tout le monde semble avoir oublié un exemple pourtant récent de médicalisation à outrance du discours social, celui de la psychiatrie soviétique au XXème siècle1, laquelle se faisait une idée très personnelle de la bonne et de la mauvaise santé mentales, et pour se conformer à cette idée avait inauguré des concepts aussi intrigants que celui de « schizophrénie torpide »2, inventé et développé par une sorte de Mengele moscovite qui aurait poursuivi et réussi sa carrière, le psychiatre pavlovien Andreï Snejnevski (1904-1987). La « shizophrénie torpide », encore appelée « schizophrénie latente », « schizophrénie larvée », « schizophrénie lente », consistait dans le diagnostic d’une schizophrénie asymptomatique, puisque la maladie était le diagnostic, en général à l’adolescence, susceptible de se développer plus tard en grave trouble avéré nécessitant l’isolement, l’enfermement et la médication chimique ou électrique. Les critères de diagnostic de la schizophrénie torpide étaient entre autres l'introspection, le doute obsessionnel, le conflit avec les parents ou l'autorité, etc.
« L'école de Moscou », explique Wikipédia à l’article « Psychiatrie punitive en URSS », « effectue un recoupement de critères entre la schizophrénie torpide et des ‘‘styles dissidents’’ (types de personnalité). Par exemple la suspicion et le doute, l'obsession du détail, la dépression, l'inadaptation sociale, la religiosité ou le ‘‘réformisme’’.»
Il est surtout intéressant de considérer – outre le carriérisme individuel de Snejnevski, nommé directeur de l’Institut de Psychiatrie de Moscou en 1962 et qui chapeautera d’une main de fer pavlovienne toute la psychiatrie soviétique, les motifs qui amenèrent les psychiatres soviétiques à diagnostiquer massivement une si sinistre farce :
Il y a, d’abord, l’équivalent d’un « conseil de défense » comme il en existe aujourd’hui en France pour traiter de la crise du Covid, soit une douzaine de personnes « occupant les postes de direction d'hôpitaux ou d'administration soviétiques. Ils sont directement impliqués, et qui bénéficient en retour des avantages économiques de la Nomenklatura ».
Puis il y a la majorité silencieuse des médecins qui applique plus ou moins agressivement les directives venues du ministère de la Santé pour ne pas risquer de perdre leur emploi, « groupe qui évite de discuter sur les ‘‘cas compliqués’’ posés par les patients politiques. Motivés par la crainte et le conformisme, ils utilisent le déni et la rationalisation pour éviter de se retrouver piégés dans des dilemmes éthiques ». Enfin, l’équivalent des quelques Raoult et autres rebelles à la parole officielle, « le groupe très minoritaire de psychiatres dissidents critiquant ouvertement leurs collègues pour utilisation non-médicale de la psychiatrie ».
Ce parallèle entre deux situations « sanitaires » qui semblent très éloignées, pour vous dire qu’en matière de maladie aussi la comparaison de la paille et de la poutre dans l’œil est édifiante.
Le corps occidental de la cybernétique est un corps-calcul. Je vais en conclusion de cette séance donner deux illustrations différentes de ce qu’est un corps-écrit, dans la littérature d’abord, et dans la mystique juive.
Certains se souviennent peut-être de l’étrange et magnifique épisode de la mort de Queequeg dans Moby Dick, ce chef-d’œuvre si profondément irradié du texte de la Bible juive :
Queequeg, explique d’abord Melville, n’est pas de ce monde :
« Queequeg était natif de Rokovoko, une île très loin dans le Sud-Ouest. Elle n'est sur aucune carte. Les endroits vrais n'y sont jamais < It is not down in any map; true places never are.>. »3
L’indication de son lieu se trouve celée parmi les tatouages dont son corps est mystiquement recouvert (comme l’est celui de la Baleine…) , lesquels sont en quelque sorte la subtile métaphore de la texture même du livre que compose le récit d’Ishmaël – soit le roman Moby Dick. Le corps de Queequeg est ainsi une réserve vivante d’écriture, de sorte que lorsqu’il signe son engagement à bord du Pequod, le navire du luciférien capitaine Achab, c’est, comme s’il trempait la plume dans l’encrier de sa chair, en prenant modèle sur « un bizarre chiffre rond tatoué sur son bras » <an exact counterpart of a queer round figure >4
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Séminaire de Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.