Je vais vous donner en illustration quelques éléments de la place du corps dans la pensée juive, afin que vous compreniez en contraste comme le corps contemporain du Numéricain – et conséquemment sa « santé » et ses « maladies », sont de pures élucubrations relevant du discours, en soi profondément malsain de la Cybernétique – idéologie du contrôle du corps conçu comme machine (ne visant qu’à vous destituer de ce que signifie pour chacun son propre corps).
Pour le judaïsme, il n’est d’homme que de lettres.
« Tous les organes du Corps sont subdivisés en lettres, vingt-deux lettres qui se matérialisent sous la forme d'articulations et d'organes » explique le Zohar1.
Et dans le Talmud, un passage du traité Makkot explique comme l’anatomie humaine participe de la parole divine répercutée par la Torah en ses 613 mitsvoth (« commandements », « ordres », « prescriptions »). Dans un premier temps, les 613 commandements sont censées se diviser en 365 négatifs – associés aux jours de l’année solaire –, et 248 positifs – associés aux organes du corps humain. La Kabbale radicalisera cette incorporation du Texte – différente de l’incarnation christique – en associant les 365 commandements négatifs non plus au calendrier, d’ailleurs chrétien (la coïncidence élaborée par le traité Makkot des interdictions avec les jours de l’année n’est ainsi qu’indicative, d’autant moins engendrée par un souci de minutie chronométrique que l’année juive, lunaire, compte 354 jours), mais aux 365 nerfs du corps, d’après une anatomie strictement symbolique que l’exactitude biologique – proprement métaphysique – indiffère profondément.
Heidegger montre dans Dépassement de la métaphysique comme l’idée d’exactitude, sur quoi la Volonté de volonté assoit sa voracité de maîtrise, perd « l’être initial de la vérité ». « Il est vrai », dit-il ailleurs, « qu’on peut également concevoir le vivant comme grandeur spatio-temporelle de mouvement, mais alors on ne saisit plus le vivant.. »2
En rapportant toutes les mitsvot au corps – et à l’« l’âme » qui l’infiltre –, l’interprétation cabalistique ne contredit pourtant pas la version talmudique qui combine le corps et la quotidienneté du temps ; elle en déploie les virtualités.
Le temps en effet n’est pas, pour la pensée juive, une computation arithmétique de moments équivalents et interchangeables. De même que chaque semaine de l’année est scandée, signalée, et signée par sa section propre du Pentateuque, la parachah (de même racine que le mot « pharisien », indiquant le « sectionnement » du Texte en ses parties dont la lecture et la méditation est l’événement essentiel du chabbat), chaque moment, chaque pensée, chaque geste de chaque journée de l’existence juive est intriquée de Texte et de ce qui, à même son infixable texture, suscite ce que Heidegger appelle le « moment de l’Unique»3, soit une extirpation du Temps hors de la temporalité même.
Un récit hassidique, rapporté par Buber, signale que Rabbi Shnéour Zalman de Ladi, ayant un jour été surpris par la tombée de la nuit sans avoir pu accomplir la prière du soir, se mit « hors du temps » et put réciter sa prière.
La circoncision, premier geste rituel d’une intervention scripturaire à même la chair, est traditionnellement justifiée par le verset du livre de Job4 :
וְאַחַ֣ר עֹ֖ורִֽי נִקְּפוּ־זֹ֑את וּ֝מִבְּשָׂרִ֗י אֶֽחֱזֶ֥ה אֱלֹֽוהַּ
« Derrière ma peau, ils ont buriné cela ; de ma chair, je contemple Eloha. » (Chouraqui) Ou encore « De ma chair, je verrai Dieu », et non pas « in carne mea (dans ma chair) videbo Deum » (Vulgate) et encore moins: « Quand ma peau aura été détruite, en personne je contemplerai Dieu » (Segond).
Ce verset de Job, enseigne Charles Mopsik, indique « que le corps humain est conçu comme l'expression visible, tangible, de l'être divin. »5
La Zohar sur le Cantique des Cantiques trace un parallèle entre la création de l’alphabet et celle de l’homme :
« Au moment où les lettres sortirent du sein du secret d'en haut, comme il a été dit, et qu'elles se furent matérialisées et destinées à l'image de l'homme, peu après les points-voyelles émergèrent. Il insuffla ainsi dans les <lettres> un souffle de vie et les lettres se dressèrent comme un homme qui se lève sur ses pieds par la sustentation d'un souffle. »6
Débiologisé, dé-naturé dès la circoncision, dont la portée hautement symbolique est patente, le corps humain envisagé par la pensée juive est une incarnation théorique du Texte. Autrement dit, le corps est le porte-voix de l’écrit indissociablement de sa pensée, c’est-à-dire de son âme. Le verbe ne se fait pas chair, il est d’emblée inscrit comme chair, et en tant que tel il ne saurait se soumettre à une quelconque idéologie extérieure au corps (la science médicale), puisque l’organisation même du corps est littérale, et même alphabétique va jusqu’à affirmer la mystique juive :
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