"D'où parles-tu ?" ou l'impossible neutralité (De l'antisionisme 2)
42ème séance, 28 juin 2022
MONTRER WALTER LAQUEUR ET BENNY MORRIS
ÉVOQUER LE PROJET « QUESTIONNE UN ISRAÉLIEN/QUESTIONNE UN PALESTINIEN
https://www.youtube.com/c/CoreyGilShusterAskProject/videos
Il y a au Moyen-Orient un vieux conflit toujours en cours, sur l’origine et la nature même duquel les interprétations divergent, y compris entre les deux parties adverses en présence.
Cela n’est pas le propre de tout conflit. Je ne crois pas par exemple que la France et l’Angleterre, durant leurs interminables guerres, se soient disputées sur la nature de leur différend, qu’elles aient considéré les conflits qui les opposaient autrement que comme des luttes d’hégémonie dynastique, politique, religieuse ou commerciale à propos de territoires ou d’océans dont elles se disputaient la maîtrise et la domination. En cela elles étaient d’accord sur les enjeux de leur désaccord.
Or, comme je l’ai assez longuement montré la dernière fois, ce n’est pas du tout le cas dans le conflit israélo-palestinien. Selon les discours et les exposés simplement historiques, prétendument objectifs – les dates, les faits, les événements sont bien les mêmes –, on a l’impression de voir traiter deux situations situées dans des systèmes solaires différents. Telle était le sens du titre de la séance précédente : « L’Histoire, ça n’existe pas. »
J’ai annoncé la dernière fois qu’il était bien plus enrichissant intellectuellement, plutôt que de prendre parti tout en se prétendant neutre, de tâcher de penser la conflictualité même du conflit dans toute sa complexité (complexité de la conflictualité bien davantage que du conflit lui-même) – c’est-à-dire poser la question du pourquoi du conflit, plutôt que de savoir qui a commencé les hostilités, chacun renvoyant classiquement la faute sur l’autre.
Dans les prochaines séances j’essaierai donc d’examiner les sources les plus originelles de la conflictualité du conflit judéo-arabe ou « arabo-sioniste » (Benny Morris) puis israélo-arabe puis israélo-palestinien en reprenant tout depuis le début, soit depuis la naissance de l’Islam.
Concernant le conflit judéo-arabe, qui débute à la fin du XIXème siècle et s’exaspère dans la première moitié du XXème, avant la création d’Israël, il y a grosso modo deux modèles d’argumentation :
Les antisionistes diront que ce sont les Juifs qui sont la cause première et absolue du conflit, en immigrant en masse en Palestine dans les premières décennies du XXème siècle sous l’influence de doctrines occidentales colonialistes et racistes, avec l’appui logistique et la bénédiction des grandes puissances impérialistes pour y supplanter, par intérêt économique, politique, hégémonique, et raciste, les Arabes qui n’étaient par ailleurs en rien responsables de leurs malheurs en Europe…
Exemple plus concret, cette introduction de Youssef Boussoumah, militant du PIR, à sa longue conférence Sionisme, qu’il présente ainsi sur YouTube:
“Pour comprendre la guerre Israël / Palestine il est indispensable de connaître l'histoire et de comprendre cette idéologie qu'est le sionisme. Conférence organisée par la BAN et le PIR . Avec Youssef BOUSSOUMAH : Le sionisme, genèse, idéologie et réalisations.”
Et voilà comment il introduit son propos, pour, dit-il, « synthétiser un petit peu » :
JUSQU’À « C’est la question Palestine, c’est la question Palestine »
Où comment commencer une conférence en fermant d’emblée toutes les portes du questionnement, de la nuance, de la relativisation, de la comparaison, de la critique, etc.
L’opinion générale, aujourd’hui, parmi les propagandistes pro-palestiniens concernant Israël, est assez bien résumée dans ce tweet d’un expert en sciences politiques, Emilio Dabed, posté juste après la mort de la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh, et salué par le rédacteur en chef adjoint du service international du Monde, Benjamin Barthe…
« Ils haïssent, ils tuent, ils nient. C’est ce qu’ils ont fait depuis plus de 74 ans. Un pays construit sur une éthique négative : négation de l’autre, négation de sa présence, négation de son histoire, négation de son humanité. Mais ils nient aussi ce qu’ils sont eux-mêmes devenus : une force négative qui produit l’oppression, les mensonges et la mort… »
De leur côté, les sionistes diront que les Juifs sont à partir du XIXème siècle sauvagement persécutés et massacrés en Europe de l’Est (pogroms de Russie et Pologne), méprisés et humiliés (affaire Dreyfus) en Europe de l’Ouest, de sorte qu’est remise en question l’éventualité même d’un avenir paisible pour ce peuple comme minorité dispersée parmi les autres peuples majoritaires qui les ont accueillis depuis leur exil. C’est une constatation destinale. Le sionisme stipule que le peuple juif ne sera enfin en sécurité qu’en assurant son auto-détermination politique et militaire dans un lieu où il sera en majorité. Les Arabes, nourris d’un sentiment de mépris anti-judaïque répercuté dans leurs textes sacrés, et dès lors particulièrement manipulables idéologiquement contre les Juifs par des propagandistes arabes, souvent chrétiens orthodoxes, qui répercutaient et diffusaient à grande échelle dans toute la région la plus vile propagande antisémite européenne (Protocoles des Sages de Sion, discours nazis du grand mufti de Jérusalem réfugié auprès de Hitler, etc.), sont la cause première du conflit, de l’exil des Palestiniens et de toutes les guerres qui s’en sont suivies, après avoir obstinément refusé d’accueillir paisiblement en Palestine de très pauvres (économiquement) immigrants juifs en danger d’extermination en Europe de l’Est puis de l’Ouest, et en refusant obstinément toutes les négociations pour partager avec eux légalement ce petit bout de terre semi-désertique sur laquelle les Juifs avaient d’imprescriptibles droits historiques et spirituels et dont ils avaient acquis depuis la fin du XIXème siècle en toute honnêteté et pacifiquement de larges portions rachetées à de grands propriétaires terriens musulmans, contre des compensations offertes aux métayers musulmans remplacés par des travailleurs juifs, et en s’installant majoritairement sur les parties les moins densément peuplées de la Palestine ottomane (cf. Henry Laurens :
Jusqu’à « pour des raisons d’histoire agraire »).
C’est évidemment cette complexité humaine des discours qui rend ce conflit si intéressant à méditer.
J’ai dit la dernière fois que nul n’était jamais neutre. Je voudrais aujourd’hui développer un peu cette idée importante, avant d’en venir, en illustration d’une absence proprement névrotique de neutralité, au cas particulier de « Juju Lourdingue », personnage que j’ai inventé d’après un modèle réel, et qui incarne le fanatique antisioniste français archétypique.
Qu’il en ait conscience ou pas, chacun parle depuis un certain lieu psychologique qui lui est propre et qui est toujours associé, d’une manière ou d’une autre – fût-ce par le rejet violent de ses origines – à son histoire familiale et personnelle.
C’est la raison pour laquelle j’aime bien la vieille question D’où parles-tu ? qu’on posait autrefois dans les groupuscules d’extrême-gauche, certes sur un mode souvent inquisitorial et mécaniquement réducteur (un fils de bourgeois ne pouvait que penser en bourgeois, etc.), mais elle a l’avantage de questionner d’emblée l’impossible neutralité de tout discours.
Cela ne signifie pas que tout discours soit fatalement dicté en tous points par ses propres origines ou son histoire personnelle, mais enfin elles y ont indéniablement une part, et d’ailleurs ce n’est pas à déplorer. Car toute origine, pour peu qu’on remonte assez haut et assez loin en amont, est royale.
Cette origine symboliquement royale de tout-un-chacun, je l’ai nommée dans un texte paru en janvier dernier sur le site lundimatin (on va reparler tout à l’heure de lundimatin), « la propre source » :
« Tous les maltraités du monde ne composent pas pour autant une famille. Tel est le point d’aveuglement de l’hypothèse communiste qui en refait pourtant guincher certains aujourd’hui. Les Ouïghours et les Azéris n’ont rien en commun hormis ce qui les accable et veut les annihiler en les faisant rentrer dans le rang d’un monde en commun, celui précisément de la modernité génocidaire. C’est ce que les Juifs ashkénases persécutés au siècle dernier ont appris à leurs dépens. Ils se sont vus abandonnés de presque tous, y compris des autres damnés de la terre : des prolétaires et des nantis, des chrétiens et des musulmans, des capitalistes et des communistes, des gouvernants et des révolutionnaires, des Européens de l’Ouest et de ceux de l’Est… Le sionisme trouve son origine dans cette amère déconvenue-là, cette découverte qu’on n’est jamais aussi bien asservi que par soi-même quand on se confond avec un autre. D’où l’appel sioniste fait aux Juifs de retourner à leur source spirituelle, historique, géographique, pour y trouver et y fonder un havre contre les persécutions.
Ce que j’appelle la propre source, c’est précisément cela que la cybernétique ne cesse d’empoisonner. La propre source, c’est ce que chaque femme et chaque homme au monde reçoit en héritage par sa naissance, avec son nom propre, sans l’avoir en commun avec qui que ce soit d’autre. Qui que vous soyez, vous êtes né quelque part, de parents nés eux aussi quelque part. Ce quelque part n’est pas seulement un lieu géographique ni une histoire familiale : c’est une langue, une provenance spirituelle, une sagesse ascendante. Que vous le sachiez ou pas, qui que vous soyez votre origine est royale. La femme de ménage algérienne la plus démunie a sa propre source royale. L’ouvrier breton le plus harassé aussi. Le petit commerçant chinois endetté aussi. La prostituée albanaise aussi, comme l’Inuit alcoolisé, le Tibétain exilé, le Malais esclavagisé, le mendiant roumain, le Corse anachorète, le Juif haineux de soi… »
Je l’avais oublié alors, mais je me suis récemment rappelé un paragraphe merveilleux de Jean Genet, tiré du Journal du Voleur, cité autrefois par Philippe Sollers dans un article du Monde1. Je l’ai retrouvé dans le Pléiade2 des Romans de Genet, et je vous le cite pour que vous compreniez ce que signifie remonter à sa propre propre source pour se penser royalement, et dès lors libérer sa pensée de tout asservissement :
« Je suis né à Paris le 19 décembre 1910. Pupille de l'Assistance publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j'eus vingt et un ans, j'obtins un acte de naissance. Ma mère s'appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J'étais venu au monde au 22 de la rue d'Assas. ‘‘Je saurai donc quelque chose de mon origine’’, me dis-je, et je me rendis rue d'Assas. Le 22 était occupé par la Maternité. On refusa de me renseigner. Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande – et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais – des fleurs de genêt, j'éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n'être pas le roi – peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s'inclinent sans s'incliner mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j'ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais. Par cette plante épineuse des Cévennes, c'est aux aventures criminelles de Vacher que je participe. Enfin par elle dont je porte le nom le monde végétal m'est familier. Je peux sans pitié considérer toutes les fleurs, elles sont de ma famille. Si par elles je rejoins aux domaines inférieurs – mais c'est aux fougères arborescentes et à leurs marécages, aux algues, que je voudrais descendre – je m'éloigne encore des hommes. »
Pour peu qu’on soit non pas fier (il est absurde d’être fier de ce que l’on n’a pas choisi) mais heureux de ses origines, la part qu’elles ont à une vraie pensée libre et nuancée – y compris la pensée la plus apparemment abstraite – est toujours souhaitable et ne peut qu’être bienfaisante.
En ce qui me concerne, si je prends parti en faveur d’Israël dans ce conflit, si je suis heureux qu’Israël ait gagné toutes ses guerres, que Tsahal soit une armée forte, si je me réjouis que le Hamas et le Hezbollah échouent dans leur objectif de vaincre Israël, si je pense que le sionisme, puis la création de l’État d’Israël, furent une grande chance historique pour le peuple juif, je sais bien que c’est parce que je suis juif et que ma dilection est intimement liée à mon histoire familiale.
Cela n’a pas toujours été le cas mais ça l’est aujourd’hui de l’immense majorité des Juifs sur la planète qui se sentent comme naturellement liés au destin de l’État d’Israël. La Shoah a hélas donné entièrement raison aux sionistes affirmant face aux Juifs assimilés que non seulement l’antisémitisme ne disparaîtrait jamais (en 2022, il est plus virulent que jamais en discours, et parfois en actes), que les Juifs seraient toujours à la merci de leurs hôtes et en danger de mort ou de vexations où que ce soit où ils ne seraient pas en majorité.
Exemple de propos non sioniste, le message de Bergson au Congrès Juif Mondial en 1934 :
« Le péril que je vois venir est le suivant : si l'hitlérisme peut survivre une année de plus et réussir à ramener un degré modéré de prospérité, même par des moyens artificiels, même en stimulant l'industrie de guerre, l'antisémitisme deviendra incontestablement plus virulent et plus amer dans les autres pays. Si Hitler peut tirer l'Allemagne d'affaire, après avoir écrasé les Juifs, d'autres nations seront tentées de suivre une ligne de conduite similaire. Il y a pas mal d'indications que cela est en train de se produire.
Que peut-on faire pour endiguer la marée montante de l'antisémitisme ? Une seule chose à mon avis : laisser les Juifs parler à la conscience du monde. Que les juifs fassent appel à la civilisation. Que la voix juive résonne dans l'univers. Non seulement dans l'intérêt de l'auto-préservation des Juifs, mais aussi pour empêcher que cette honte absolue de la barbarie antisémite ne souille l'honneur de la civilisation dans son ensemble. Le danger grandit d'heure en heure. La barbarie ne connaît pas d'armistice de pitié. En légitime défense, que les Juifs plaident donc leur cause devant la civilisation. »
Je vais maintenant citer trois exemple de réaction juive au sioniste d’avant la Shoah.
Albert Einstein, au chapitre IV de son recueil Comment je vois le monde, « Le judaïsme », écrit, à la fin des années 20, dans une Allocution au sujet de l’œuvre de construction en Palestine:
« Ce que nous faisons pour l'œuvre commune, nous ne l'exécutons pas seulement pour nos frères en Palestine, mais pour la santé et la dignité de tout le peuple juif. Nous sommes réunis aujourd'hui pour remémorer une communauté vieille de plusieurs milliers d'années, pour nous remettre en mémoire son sort et ses problèmes. C'est une communauté de tradition morale, qui aux époques de détresse a toujours prouvé sa force et sa puissance vitales; à toutes les époques, elle a donné naissance à des hommes qui ont incarné la conscience du monde occidental et ont été les défenseurs de la dignité humaine et de la justice. Tant que cette communauté nous tiendra au cœur, elle se perpétuera pour le salut de l'humanité, bien qu'elle ne possède pas une organisation fermée. Il y a quelques dizaines d'années, des hommes sensés, et au premier rang en particulier l'inoubliable Herzl, ont eu l'idée qu'un centre spirituel nous était indispensable pour maintenir, aux époques de détresse, le sentiment de solidarité : c'est ainsi qu'a grandi l'idée sioniste et que s'est développée l'œuvre des colonies en Palestine ; nous avons pu assister au succès de sa réalisation, du moins dans ses débuts prometteurs. »3
Dans le même texte, Einstein évoquait les relations entre Juifs et Arabes (le conflit était déjà allumé depuis quelques années) :
« La création d'une coopération satisfaisante des Juifs et des Arabes n'est pas un problème anglais, c'est notre problème. Nous, c'est-à-dire Juifs et Arabes, nous devons nous entendre nous-mêmes sur les directions d'une vie en commun avantageuse, suffisantes pour les besoins des deux peuples. La solution équitable de cette mission, digne des deux peuples, représente pour nous un objectif non moins beau et important que l'avancement du travail de construction même. »
(À suivre)
La guerre du goût, Gallimard, 1994, p. 172-201
Romans et Poèmes p.1124-1125, Pléiade
Comment je vois le monde p.127