"D'où parles-tu ?" ou l'impossible neutralité (De l'antisionisme 2) (5)
42ème séance, 28 juin 2022
J’ouvre une parenthèse pour évoquer les rapports entre Juifs et Arabes en Palestine, qui ne furent pas du tout monolithiques, qui varièrent à la fois dans le temps – en allant vers un durcissement causé indéniablement par l’intransigeance arabe, qu’on la légitime ou pas, cette intransigeance –, et selon les aspirations idéologiques des uns et des autres et des vagues d’immigration sionistes successives, très différentes et parfois violemment opposées entre elles quant à leur conception de la cohabitation avec les Arabes. Ce qui permet de penser que si les Arabes de Palestine avaient eu d’autres dirigeants, idéologues et propagandistes, dont les antisionistes contemporains ne sont que les épigones, des dirigeants plus soucieux de faire la paix et de partager équitablement le territoire revendiqué par les deux peuples inégaux en nombre mais pas en légitimité, la paix serait faite depuis plus d’un siècle et le malheur des Palestiniens inexistant.
Henry Laurens :
« Si les colonies vivent en symbiose économique avec leur environnement arabe, les rapports humains ne sont pas d'une qualité extraordinaire. Ils sont de même nature que dans les environnements coloniaux agricoles : les Arabes sont dans une situation de dépendance et d'infériorité économiques, sociales et culturelles. Ahad Haam l'a dénoncé très tôt… »
Parenthèse dans la parenthèse, Ahad Ha'am ou Asher Hirsch Ginsberg (1856-1927), est un Juif russe, fondateur de ce qu’on a nommé le « sionisme culturel » et il est avec des gens comme Buber ou Scholem une des grandes figures intellectuelles influentes qui font l’honneur du sionisme.
« Les immigrants estiment que leurs ouvriers ne comprennent que la force. Dès le début, l'usage de punitions corporelles s'est développé. La colonie de Rehovot se singularise parce qu'il y est interdit de battre des ouvriers arabes. Les fellahs eux-mêmes n'hésitent pas à répondre par la violence dans les conflits du travail, soit par des affrontements physiques, soit par des destructions de matériel agricole ou de culture. L'attitude de mépris des colons s'accompagne de peur. On la retrouve dans la crainte de contamination de maladies apportées par les indigènes, particulièrement néfastes pour les enfants des colons. Si quelques amitiés réelles peuvent s'établir, l'attitude générale est celle d'une distance impersonnelle marquant une situation d'autorité et de supériorité. Le cadre général est bien celui que l'on retrouve dans les entreprises de colonisation européenne dans l'Ancien Monde. Si le paysan arabe est ainsi traité, le Bédouin plus lointain est un peu idéalisé : on lui emprunte des traits du mode de vie comme le fait de porter des armes, de monter à cheval ou de mettre un keffieh sur sa tête. On aime à se poser en homme libre après l'oppression européenne, et le Bédouin fournit la première image de cette liberté concrète. Quant à l'aristocratie foncière arabe et à la classe intellectuelle, elles n'ont pratiquement aucune relation avec les gens des colonies, ce qui ne fait que renforcer chez les colons le stéréotype de l'absence de culture des Arabes. »1
Il ne s’agit donc pas de nier les préjugés culturels et intellectuels de ces Juifs du début du XXème siècle venus d’Europe ; ils en avaient au moins autant, voire avec plus de mépris encore et frisant l’antisémitisme, à l’égard des Juifs diasporiques hyper-intellectuels et religieux ayant délaissé depuis des générations le dur travail agricole et les joies d’un corps musclé et sain. D’où l’appel du médecin darwiniste Nordau en 1900 à un Muskeljudentum, un « judaïsme du muscle » !
Mais ils n’étaient pas les racistes exterminateurs et spoliateurs que décrit un Boussoumah, qui se seraient installés sur place « au prix de l’écrasement de tout un peuple » :
JUSQU’À « DEPUIS PLUS D’UN SIÈCLE »
Comme je commence à pratiquer couramment les bredouillis mentaux de Youssef Boussoumah, je vous reconstruis ses phrases pour lui : « Souvent on entend dire, y compris chez les nôtres, oui mais les Palestiniens, pourquoi ils n’ont pas accepté les plans de paix et de partage tous acceptés de leur côté par les Sionistes ? »
Bonne question, la seule judicieuse, au fond, et à laquelle il sera répondu minutieusement, et jamais caricaturalement, au cours de ce Séminaire.
J’en termine avec Youssef Boussoumah sur qui l’on pourrait passer des heures tant son discours fourmille de mensonges éhontés (à propos du « travail juif » et du « travail arabe » en Palestine), de non-dits mal bafouillés, de justifications de l’injustifiable (à propos du Grand Mufti de Jérusalem, allié des nazis), d’inversion des polarités (les sionistes alliés des nazis, les rescapés de la Shoah colons envahisseurs), et, last but not least, d’un optimisme aveugle en conclusion de sa conférence, optimisme concernant la disparition du sionisme – autant dire de l’État juif d’Israël – que les récents accords d’Abraham ont intégralement démenti : « Le sionisme peut très bien n’être qu’une parenthèse de l’Histoire, Inch Allah. Tout dépendra du rapport de forces qu’on saura créer… ».
Je veux maintenant en venir rapidement à quelqu’un de beaucoup plus sérieux et respectable, qui tient un discours se désirant équitable, et qui pourtant n’est pas dénué de certains biais d’interprétation que je voudrais simplement signaler aujourd’hui. C’est Henry Laurens.
Henry Laurens est un historien spécialiste du monde arabe, professeur au Collège de France, et l’auteur d’une somme de plusieurs milliers de pages en 5 volumes intitulée La question de Palestine – assez étrangement d’ailleurs, comme si « Palestine » était un nom propre sans article, autrement dit l’équivalent… d’ « Israël ».
Je consacrerai peut-être une plus longue intervention à Henry Laurens, qui n’est pas à proprement parler un antisioniste mais à qui la cause palestinienne tient certainement à cœur sans doute davantage que la cause sioniste (ce qui est en soi parfaitement légitime, à chacun la liberté de ses dilections), dont il considère comme une évidence qu’elle a porté préjudice, la cause sioniste, le sionisme, aux Palestiniens. Ce qu’il dit explicitement dans une conférence de 2013 à Genève :
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