"D'où parles-tu ?" ou l'impossible neutralité (De l'antisionisme 2) (2)
42ème séance, 28 juin 2022
Deuxième exemple de Juif réfléchissant sur ce que signifie pour lui le sionisme, Sigmund Freud, dans une lettre du 26 février 1930 à Chaim Koffler, membre de la Fondation pour la réinstallation des Juifs en Palestine (Keren Ha Yessod)1 :
« Qui veut influencer le grand nombre doit avoir quelque chose de retentissant et d'enthousiaste à lui dire et cela, mon jugement réservé sur le sionisme ne le permet pas. J'ai assurément les meilleurs sentiments de sympathie pour des efforts librement consentis, je suis fier de notre université de Jérusalem et je me réjouis de la prospérité des établissements de nos colons. Mais, d'un autre côté, je ne crois pas que la Palestine puisse jamais devenir un État juif ni que le monde chrétien, comme le monde islamique, puissent un jour être prêts à confier leurs lieux saints à la garde des Juifs. Il m'aurait semblé plus avisé de fonder une patrie juive sur un sol historiquement non chargé; certes, je sais que, pour un dessein aussi rationnel, jamais on n'aurait pu susciter l'exaltation des masses ni la coopération des riches. Je concède aussi, avec regret, que le fanatisme peu réaliste de nos compatriotes porte sa part de responsabilité dans l'éveil de la méfiance des Arabes. Je ne peux éprouver la moindre sympathie pour une piété mal interprétée qui fait d'un morceau de mur d'Hérode une relique nationale et, à cause d'elle, défie les sentiments des habitants du pays. Jugez vous-même si, avec un point de vue aussi critique, je suis la personne qu'il faut pour jouer le rôle de consolateur d'un peuple ébranlé par un espoir injustifié. »
Enfin un troisième Juif célèbre s’est exprimé non pas tant sur le sionisme, qui n’existait pas encore, que sur la condition des Juifs dans la Palestine ottomane. Il s’agit de Karl Marx, au cœur d’un long article en anglais consacré aux conflits sur les lieux saints chrétiens en Palestine ottomane, lors de la guerre de Crimée, paru dans le New York Herald Tribune du 15 avril 18542.
Marx s’y montre très caustique à l’égard de la domination ottomane sur les autres religions, sur les disputes interchrétiennes autour des lieux saints, mais, de manière surprenante, comme attendri par le sort misérable des Juifs hiérosolomytains:
« la population sédentaire de Jérusalem compte environ 15 500 âmes, dont 4000 sont des Musulmans et 8000 des Juifs. Les Musulmans, qui forment environ un quart de l'ensemble, et qui se composent de Turcs, d'Arabes et de Maures, sont, bien entendu, les maîtres à tous égards, car ils ne sont nullement affectés par la faiblesse de leur gouvernement à Constantinople. Rien n'égale la misère et les souffrances des Juifs de Jérusalem, qui habitent le quartier le plus sale de la ville, appelé hareth-el-yahoud, dans le quartier de terre entre Sion et Moriah, où se trouvent leurs synagogues - objets constants de l'oppression et de l'intolérance des Musulmans, insultés par les Grecs, persécutés par les Latins, et ne vivant que des maigres aumônes transmises par leurs frères européens. Les Juifs, cependant, ne sont pas des indigènes, mais viennent de pays différents et lointains, et ne sont attirés à Jérusalem que par le désir d'habiter la vallée de Josaphat, et de mourir sur le lieu même où l'on attend la rédemption. Pour rendre ces Juifs plus misérables, l'Angleterre et la Prusse ont nommé, en 1840, un évêque anglican à Jérusalem, dont l'objet avoué est leur conversion. Il a été terriblement battu en 1845, et méprisé par les Juifs, les Chrétiens et les Turcs. On peut dire, en fait, qu'il a été la première et la seule cause d'une union entre toutes les religions à Jérusalem. »
Quelle que soit leur opinion sur la question, et fussent-ils « antisionistes » au sens religieux du terme, les Juifs, depuis le début du sionisme, sont majoritairement intéressés au destin de l’État juif, comme ils étaient naturellement soucieux de l’antisémitisme dans le monde.
En ce qui me concerne, puisque cet État d’Israël est aujourd’hui substantiellement critiqué, que son droit à l’existence est remis en question intellectuellement et idéologiquement au moyen de toute une argumentation se présentant comme allant de soi – et cela aussi est une particularité de ce conflit ; pour prendre un exemple contemporain, on peut être farouchement pro-ukrainien ou pro-tibétain sans pour autant remettre en cause le droit à l’existence de la Russie et de la Chine ; au contraire, l’antisionisme militant remet en cause explicitement jusqu’à la légitimité de la création de l’État juif – , et comme je suis plutôt épris de justice que d’injustice, cela m’a amené à m’intéresser intellectuellement à ce dossier dès mon adolescence pour essayer de démêler le vrai du faux entre les diverses argumentations en présence : Israël est-il un État usurpateur, colonial, raciste, impérialiste ?
La réponse à ces questions autant que l’examen de l’origine de cette critique ne me sont pas indifférente…
Enfin, comme cet État n’a pas de raison de ne pas posséder les défauts propres à toute organisation étatique – à savoir, conformément à la parole de Nietzsche dans Zarathoustra : « Etat, ainsi se nomme le plus froid de tous les monstres froids. Et c'est avec froideur aussi qu'il ment ; et suinte de sa bouche ce mensonge: ‘‘Moi, l'Etat, je suis le peuple.’’» –, mais comme par ailleurs cet État est le seul État à majorité juive au monde et que le peuple juif a été tout particulièrement diffamé et calomnié depuis toujours en Occident et dans le monde musulman, mes investigations ont également porté, depuis mon adolescence, sur le rapport qu’il pouvait y avoir entre les deux types de dénigrement : l’antisémitisme (dont aucun argument n’est recevable à mes yeux) et l’antisionisme (lequel n’est pas intégralement réductible au premier).
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