Séance complète en vidéo et audio (avec commentaires et éclaircissements non présents ici):
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Cette séance marque une étape dans mes réflexions sur l’idéologie sanitaire, mais en réalité en est aussi un soubassement important.
Elle est la seconde consacrée à la Cybernétique – dont j’ai expliquée la dernière fois en quoi, par sa dévotion à la Technique, à la Statistique, au Calcul et à un Rationalisme inhumain à l’égard des animaux comme des hommes, elle était au cœur même du Sanitarisme.
Aujourd’hui donc je vais approfondir mon enquête sur la Cybernétique, revenant à celui qui en a été le premier et plus profond pourfendeur, et qui sans conteste a influencé tous les philosophes suivants du XXème siècle ayant élaboré une critique pertinente de la Technique et de la Cybernétique.
L’occasion de revenir sur la pensée par Heidegger de la Cybernétique m’a été fournie par un texte que m’a envoyé Olivier Cheval, que je remercie à cette occasion, datant de 2008 dans sa version française, signé par Erich Hörl, un philosophe allemand spécialiste des médias numériques (auteur en 2005 d’un essai en allemand : Zeus à New York, Heidegger et la Cybernétique).
Ce texte d’Erich Hörl traduit par son auteur en français est disponible en ligne, il s’intitule La destinée cybernétique de l’occident. McCulloch, Heidegger et la fin de la philosophie1. Je vais l’analyser dans un second temps pour en montrer certaines failles et certains non-dits.
Mais en première partie, et pour comprendre le biais de ces non-dits, il faut connaître et comprendre la critique heideggérienne de la Cybernétique :
Heidegger ne s’est pas décidé à critiquer (au sens kantien du mot critique) la Cybernétique après l’avoir vue émerger après-guerre. Il a inscrit avec précision la Cybernétique dans le destin occidental de l’hégémonie de la Technique qu’il s’était donné pour charge de penser dès à partir des années trente, ce qu’il a exposé en 1938 dans sa conférence La Fondation de la conception moderne du monde par la Métaphysique. Or sa pensée de la Technique n’est pas davantage une improvisation par un observateur méditatif du cours moderne du monde et des choses. Elle s’inscrit elle-même dans sa méditation sur l’Être et l’étant qui date de 1927, soit à la parution de Sein und Zeit.
Il ne faut donc pas inverser la généalogie des choses comme le fait allègrement Erich Hörl qui parle, concernant le séminaire sur Héraclite de 1966-1967 que Heidegger tint avec Eugen Fink, de « réponse européenne à la provocation cybernétique »2, et qui insiste de manière encore plus nette à propos de ce qui serait, selon lui, l’impulsion de Qu’appelle-t-on-penser ? :
« À l’éradication par la cybernétique de l’inexactitude de la pensée répondit depuis Fribourg l’appel à une reformulation de la tâche de la pensée. »3
Je vais expliquer pourquoi il n’en est rien. Heidegger n’est pas « provoqué » par la Cybernétique et il n’y « répond » pas. La critique de la Cybernétique par Heidegger n’est que la suite d’un cheminement qui débute avec son analyse des limites de la Logique vis-à-vis de l’Être dans Sein und Zeit, passe dans les cours sur Nietzsche (1936-1938) par une prise en considération de la déliquescence de la Logique en Logistique, et enfin en arrive à ce dont il est le témoin après-guerre (mais que sa pensée a en quelque sorte vu venir depuis l’antiquité), la transmutation de cette logistique en ce qui se baptisera la « Cybernétique », soit, dans le grec initial, l’art de piloter un navire au gouvernail, et plus généralement la « science du gouvernement », redéfinie par Wiener lui-même comme « The Human use of Human Beings ».
Il ne faut jamais oublier que dès sa démission du Rectorat et son éloignement progressif de la cause nazie, Heidegger a médité la relation intime entre la Domination, l’Imperium, et la Technique. J’en ai longuement parlé lors des séances sur la Domination et sur ce que révèlent les Cahiers noirs contemporains du Parménide (1942) : le monde moderne et l’idéologie et la géopolitique nazies sont profondément compatibles, pour la raison qu’ils participent de la même essence technique et métaphysique. Ce que j’avais alors résumé en une formule : Il n’y a pas à s’étonner si le monde d’aujourd’hui est, malgré les apparences de moins en moins trompeuses, aussi amplement nazifié qu’il est wififié.
Dès les premières pages d’Être et Temps, Heidegger considère que la « détermination de l’étant » par la « la logique traditionnelle » « qui a elle-même ses fondations dans l’ontologie antique » (et donc dans l’oubli de l’Être inauguré par Platon), « n’est pas applicable à l’Être »4. C’est la raison, explique Heidegger, pour laquelle la « logique traditionnelle », échoue à penser « le On ».
« Le On » (das Man, qu’il ne faut pas entendre en anglais mais en allemand, et qui n’est donc pas der Mensch, « l’homme »), dont Heidegger déploie l’analyse dans le 4ème chapitre de Sein und Zeit, est un « existential », une « certaine guise d’être » (aus gewissen Weisen zu sein : « certaines manières d’être » traduit Vezin). Or cet existential exerce sur le Dasein, dit encore Heidegger, une véritable « dictature » (entfaltet das Man seine eigentliche Diktatur : « le On déploie sa véritable dictature ») de la « médiocrité » (Durchschnittlichkeit) et de la « publicité » (die Öffentlichkeit, soit ce qui relève du domaine public).
Je vous lis un fragment de ce passage célèbre sur « le On », précurseur à certains égards de la critique de la « Fabrication du Consentement » par Herman et Chomsky en 1988, pour que vous constatiez comme la déconstruction ultérieure de la Cybernétique par Heidegger trouve son fondement dès 1927 dans Être et Temps :
« Dans l’utilisation de moyens de transports publics, dans l’emploi de l’information (journal), tout autre ressemble à l’autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout totalement le Dasein propre dans le mode d’être ‘‘des autres’’, de telle sorte que les autres s’évanouissent encore davantage quant à leur différenciation et leur particularité expresse. C’est dans cette non-imposition et cette im-perceptibilité que le On déploie sa véritable dictature. Nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge; plus encore nous nous séparons de la ‘‘masse’’ comme on s’en sépare ; nous nous indignons de ce dont on s’indigne. Le On, qui n’est rien de déterminé, le On que tous sont – non pas cependant en tant que somme – prescrit le mode d’être de la quotidienneté. »5
Et un peu après :
« Toute primauté est silencieusement empêchée. Tout ce qui est original est aussitôt aplati en passant pour bien connu depuis longtemps. Tout ce qui a été conquis de haute lutte devient objet d’échange. Tout secret perd sa force. Le souci pour la médiocrité dévoile à nouveau une tendance essentielle du Dasein, que nous appelons le nivellement (die Einebnung) de toutes les possibilités d’être. »
Et pour ceux qui ne comprendraient pas encore en quoi ce « nivellement » essentiel du On est aussi le propre de la domination technique, voici ce qu’écrira Heidegger dans sa conférence de 1938 L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes) :
« Dans l'impérialisme planétaire de l'homme organisé techniquement, le subjectivisme de l'homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement (in die Ebene, de ebnen que les Grimm rendent par planus, aequus, aequalis… même racine que Einebnung)
de l'uniformité (Gleichförmigkeit) organisée pour s'y installer à demeure ; car cette uniformité est l'instrument le plus sûr de l'empire complet, parce que technique, sur la terre <je souligne>. La liberté moderne de la subjectivité se fonde complètement dans l'objectivité lui correspondant. »
Suite du passage sur le On dans Être et Temps :
« Distancement, médiocrité, nivellement (Einebnung) constituent, en tant que guises d’être du On, ce que nous connaissons au titre de ‘‘la publicité’’ < « die Öffentlichkeit »>. C’est elle qui de prime abord règle toute explicitation du monde et du Dasein, et qui y a toujours le dernier mot. Et s’il en va ainsi, ce n’est pas sur la base d’un rapport d’être insigne et primaire aux ‘‘choses’’, pas parce que la publicité dispose d’une translucidité expressément appropriée du Dasein, mais bien parce qu’elle ne va pas ‘‘au fond des choses’’, parce qu’elle est insensible à l’égard de toutes les différences de niveau et d’authenticité <je souligne : c’est là une des caractéristiques du point de vue nécessairement macroscopique (le microscopique n’étant qu’un macroscopique inversé) et statistique de la Cybernétique, qui lui viennent de la Thermodynamique comme nous l’avons vu la dernière fois en détail >. La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous. »
Or la Logique, explique encore Heidegger, est inapte à envisager le On, en ce que celui-ci n’est pas vis-à-vis du Dasein dans un rapport de l’espèce au genre, puisque ni le On ni le Dasein ne sont des objets sous-la-main (comme l’est une pierre dit Heidegger) que la logique aurait le loisir de catégoriser :
« Le On est tout aussi peu sous-la-main que le Dasein en général. Plus manifestement se comporte le On, et plus il est insaisissable et caché – mais moins il n’est rien. »
Et le On n’est pas davantage l’ensemble dont le Dasein serait l’élément.
« Le On n’est pas davantage quelque chose comme un ‘‘sujet universel’’ flottant au-dessus d’une multiplicité de sujets. »
Heidegger ajoute alors :
« Que même la logique traditionnelle échoue devant de tels phénomènes, cela ne peut étonner pour peu que l’on songe qu’elle a son fondement dans une ontologie – qui plus est, encore grossière – du sous-la-main. Par suite, il est également hors de question de l’assouplir en lui apportant autant d’améliorations et de développements que l’on voudra <je souligne: ces développements de la logique traditionnelle pour essayer de capturer, unifier, hiérarchiser, réguler et contrôler la multiplicité humaine, c’est précisément ce qui va s’appeler quelques vingt ans plus tard la Cybernétique>. Tout ce que réussissent à faire ces réformes logiques inspirées par les ‘‘sciences de l’esprit’’, c’est à accroître la confusion ontologique. »
Enfin, en tant que le On est un existential et qu’il appartient, continue Heidegger, « en tant que phénomène originaire, à la constitution positive du Dasein », il possède « diverses possibilités de concrétion existentiale (Vezin : « de se concrétiser différemment dans l’ordre du Dasein. » Et dès lors, poursuit Heidegger en une phrase qui annonce ni plus ni moins que la possibilité de surgir pour ce dont nul ne peut alors deviner qu’elle se nommera « Cybernétique » :
« La profondeur, la netteté de son pouvoir peuvent changer historiquement. » Vezin : « Sa domination s’immisce et s’exprime en formes variables susceptibles de succession historiale. »6 “Eindringlichkeit und Ausdrücklichkeit seiner Herrschaft < « domination », « maîtrise », « pouvoir sur » > können geschichtlich wechseln.”
Il faut donc bien comprendre que si la Cybernétique est précisément une guise historiale (une manière d’être quant à l’Être) de la dictature du On que la logique échoue nécessairement à envisager, en tant qu’elle aussi est limitée par sa propre manière d’être quant à l’Être, cela n’empêche en rien que la Cybernétique fasse un certain usage du langage de la logique. De même que l’essence de la Technique n’est rien de technique, l’essence de la Logique n’est rien de logique, mais a sa source dans la différence ontologique de l’Être et de l’Étant.
Heidegger n’attaque donc pas la logique au non d’un vitalisme ou d’un irrationalisme quelconque, comme le lui reprochait Habermas (« combats à la Don Quichotte contre la logique »), mais il en énonce les limites concernant la pensée de l’Être, à quoi elle ne saurait atteindre. Ainsi dans son Schelling, il lui arrive même de faire l’éloge de la « vieille logique, qui savait être profonde »…
La Logique aussi est une certaine forme de « pensée » de l’Être, au sens où elle l’impense en s’attachant exclusivement à l’étant. Ce que Heidegger lui reproche, c’est de se considérer comme la seule rigoureuse pensée possible de l’Être, et qu’elle s’érige dès lors en « tribunal absolu, tombé du ciel, à propos de tout ce qui concerne la pensée » écrit-il dans les Beiträge. Et il pose la question :
« Que se passe-t-il, si tout le crédit accordé à ‘‘penser’’ se ramène à pouvoir déduire, sans commettre d'erreurs de calcul, de représentation juste en représentation juste portant sur des objets quelconques – autrement dit : à esquiver tout questionnement ? »
Et bien sûr, Heidegger ne dissocie pas la Logique du logos qui lui donne naissance en amont (elle est donc une question de langage) ni de la reconfiguration technique du monde qu’elle induit en aval. Il écrit dans Qu’appelle-t-on penser ? :
« Mais peut-être peut-on rappeler à l’homme d’aujourd’hui que c'est ce mot singulier : legein et logos < « le mot grec legein signifie tantôt ‘‘poser’’, tantôt ‘‘dire’’» explique Heidegger juste au-dessous>, je veux dire c'est ce qu'il nomme, qui est l'origine de la Logique occidentale. Sans le legein de cette Logique, il faudrait que l'homme d'aujourd'hui se passe de sa motocyclette . Il n'y aurait donc aucun avion, aucune turbine, aucune Commission de l'Énergie atomique. Sans ce legein et son logos, il n'y aurait pas non plus de doctrine de la Trinité dans la Foi chrétienne, ni d'interprétation théologique du concept de la deuxième Personne dans la Déité. Sans ce legein et son logos, il n'y aurait pas de Siècle des Lumières. Sans ce legein, il n'y aurait pas de Matérialisme Dialectique. La face du Monde serait changée sans le logos de la Logique. »
Concernant le langage, donc, la logique est aussi une limitation. Elle ne peut échapper à la voie unique de la certitude rationnelle (le « tout ou rien » cybernétique de Wiener pour décrire le système neuronal ; le « oui ou non » des langages informatiques.)
« Nous autres modernes, en sectateurs de la logique, nous croyons qu'une parole n'est sensée que si elle n'a qu'un sens. Tandis que, pour Héraclite, cette richesse plurielle, c'est cela, le kosmos. Jamais il n'apparaît comme une chose isolée mais c'est à travers tout qu'il étincelle insaisissablement », déclare Heidegger au Séminaire du Thor.
Comparant la dialectique hégélienne (tributaire de la Logique) au sumpheromenon diapheromenon héraclitéen (l’harmonie de l’ensemble-séparé), la Logique, continue Heidegger au Séminaire du Thor, « est l'art de protéger le logos de la contradiction comme contrariété poussée à son comble… »
Enfin, dernière citation – je pense que les choses sont maintenant plus claires – dans La Lettre sur l’humanisme où Heidegger explique ce qu’il entend par « penser contre ‘‘la logique’’ » :
« Penser contre ‘‘la logique’’ ne signifie pas rompre une lance en faveur de l'illogique, mais seulement : revenir dans sa réflexion au logos et à son essence telle qu'elle apparaît au premier âge de la pensée, c'est-à-dire se mettre enfin en peine de préparer une telle ré-flexion. À quoi bon tous les systèmes, si prolixes encore, de la logique, s'ils commencent par se soustraire à la tâche de poser d'abord et avant tout la question portant sur l'essence du logos, et cela sans même savoir ce qu'ils font. Si on voulait retourner les objections, ce qui est assurément stérile, on pourrait dire avec plus de raison encore : l'irrationalisme, en tant que reflet de la ratio, règne en maître inconnu et incontesté dans la défense de la ‘‘logique’’, puisque celle-ci croit pouvoir esquiver une méditation sur le logos et sur l'essence de la ratio qui a en lui son fondement. »
Cette limitation de la Logique pure n’est pas passive. Le regard calculateur porté sur l’étant ne supporte aucune limite. La logique va ainsi céder la place à la logistique, qui est son avatar scientifique, et qui sans davantage s’approcher d’une pensée questionnante et purement inutile de l’Être, va au contraire s’affairer à réorganiser tous les domaines de l’étant.
C’est très clairement dit par Heidegger dans sa postface à Qu’est-ce que la Métaphysique ? qui date de 1943.
« La ‘‘logique’’ n'est qu'une interprétation de l'essence de la pensée, celle précisément qui repose, comme le mot déjà l'indique, sur l'épreuve de l'Être atteinte dans la pensée grecque. La défiance envers la ‘‘logique’’, dont la logistique peut être considérée comme la naturelle dégénérescence (Ausartung) <je souligne>, surgit du savoir de cette pensée qui trouve sa source dans l'épreuve de la vérité de l'Être, et non dans la considération de l'objectivité de l'étant. Jamais la pensée exacte n'est la pensée la plus rigoureuse, s'il est vrai que la rigueur reçoit son essence de la manière dont le savoir à chaque fois s'applique à maintenir la relation à l'essentiel de l'étant. La pensée exacte s'attache uniquement au calcul au moyen de l'étant et sert exclusivement celui-ci. »7
Que cette réflexion date de 1943 n’est pas un hasard. Heidegger, observateur privilégié de la nazification de l’Allemagne et, en 1942 dans son Parménide, penseur de l’impérialisme romain auquel il associe très clairement le Reich, conçoit la Logistique (pensée exacte) comme une agressive déclaration de guerre à la Pensée « rigoureuse », là où la Logique, dont la Logistique est une « dégénérescence », se contentait de tourner en vase clos dans ses représentations symboliques.
Il n’est donc pas encore question nommément de « cybernétique » pour Heidegger, terme dont personne n’a entendu parler en 1943 bien que la chose (la « science ») que ce terme désignera est déjà en train de s’élaborer de l’autre côté de l’Atlantique (les premières conférences Macy datent de 1942). Ce dont il est question, c’est ce qui constitue l’essence séculaire de la Logique délabrée en Logistique : le nihilisme lié à la passion dévoratrice du Calcul. Cette dévoration de l’étant par le Calcul n’est pas née d’hier et se déploie à l’insu de tous les scientifiques, les mathématiciens, les logiciens et tous les autres contributeurs de la Cybernétique.
(À suivre)
Op. cit.
Ibid.
Martineau p.26
Martineau p.115
Être et Temps p.172
Questions 1 et 2