Séance complète en vidéo et audio, avec les commentaires et les éclaircissements non reproduits ici:
Aujourd’hui je voudrais en introduction récapituler un peu mon propos.
J’essaye de comprendre le rapport alambiqué de Spinoza à la langue hébraïque. Il ne s’agit nullement selon moi d’une anecdote subsidiaire, en considération de la pensée de Spinoza, mais au contraire d’une affaire cruciale.
Pourquoi ?
Parce que, d’une part, cette langue, l’hébreu biblique, fut jusqu’à ses vingt ans à peu près le seul tamis par le truchement déformant duquel il lui fut loisible d’accéder à la tradition aristotélicienne, et que, par ailleurs, c’est par le biais de cette langue que s’est structuré son rapport tout aussi alambiqué au texte de la Bible (qu’il est le seul grand philosophe de l’histoire de la Métaphysique – et le seul de ses plus prestigieux contemporains – à n’avoir pas lu en traduction) ; c’est-à-dire aux enseignements du judaïsme et à la foi juive (qu’il nomme chrétiennement « pharisienne » pour la dénigrer), c’est-à-dire à une certaine manière non conforme au logos aristotélicien d’envisager les rapports et les relations entre Dieu, la Nature, et l’Homme (autant de thèmes spinozistes majeurs) ; et enfin, corrélativement, c’est aussi par le biais de cette langue qu’il a dû envisager la question politique du gouvernement le plus efficace et juste et sage des hommes, étant donné ce que l’on peut prévoir de leurs comportements en se fondant sur ce que l’on peut savoir et déduire de leurs affects.
Or, ce régime idéal auquel Spinoza, grand penseur du politique, a consacré tant de pages, il n’est pas loin (c’est une litote), à l’issue du TTP, de l’associer à la législation mosaïque et à l’organisation de l’État antique des Hébreux1 !!! – qu’il feint de considérer comme une pure entité historico-géographique à l’instar de la Grèce de Périclès ou de la Rome de Cicéron, mais à propos duquel il aurait été dans l’incapacité de dire (et surtout de penser) quoi que ce fût s’il n’avait eu sous les yeux en rédigeant son éloge le texte originel de la Bible, c’est-à-dire la langue hébraïque…
Voilà une première raison pourquoi cette langue occupe une place si importante dans la pensée et l’œuvre de Baruch Spinoza !
Je reviens deux secondes sur son extraordinaire panégyrique judéo-kibboutsnique (les premiers sionistes du début du XXème siècle adulaient d’ailleurs Spinoza) de l’organisation politique hébraïque :
En effet, au cœur de son panégyrique de l’État antique des Hébreux (la « valeur supérieur du régime » annonce-t-il en tête du chapitre XVII du TTP <littéralement sa prestance, praestantia, sa « supériorité »>, lequel régime de gouvernement est, explique-t-il, le plus rétif à la tyrannie, le moins susceptible de succomber à la corruption des gouvernants, le seul à préserver l’égalité entre tous, etc.), Spinoza fait un éloge inconditionnel de la systématisation juive de la pratique de la charité (si contraire à l’esprit du capitalisme protestant) et de celle de la joie (si contraire à la fois au dolorisme catholique et à l’esprit de sérieux réformé) :
Pour la charité :
« Chez les Hébreux, le jeu de l’intérêt propre prenait une importance unique, car jamais citoyens n’ont possédé leurs biens d’un droit plus absolu, dans cette théocratie. Chacun avait la jouissance d’une part de terre et de champs, égale à celle du chef de la tribu, et il en était le maître perpétuel; si l’un d’entre eux était contraint par la pauvreté à vendre sa propriété ou son champ, la part devait lui être restituée intégralement au moment du jubilé, les différentes institutions de ce genre s’opposaient à ce que qui que ce soit fût dépouillé de sa part régulière de biens. En outre, la pauvreté était plus supportable en ce pays qu’en aucun autre, du fait que la pratique fervente de la charité envers le prochain – c’est-à-dire les concitoyens – s’imposait à tous les fidèles soucieux de se concilier leur Roi-Dieu. Hors de leur patrie, les Hébreux ne pouvaient donc être heureux; partout ailleurs, ils auraient été exposés à toutes sortes de privations et de hontes. D’ailleurs, les principes sur lesquels l’État reposait n’avaient pas pour seul effet de retenir les habitants sur le sol national, ils prévenaient par surcroît toute guerre civile et toute cause de discorde. En effet, ils comportaient qu’aucun citoyen ne serait au service de son égal – nul n’ayant à s’incliner que devant Dieu. D’autre part, la charité, l’amour envers les concitoyens (dont la force augmentait encore de la haine portée aux autres peuples <sic>, et rendue par ceux-ci) servait de pierre de touche à la ferveur religieuse. »2
Et quant à la joie :
« Avec l’accoutumance, les multiples règles ne devaient plus apparaître aux citoyens comme une servitude, mais comme une conduite volontaire ; par suite, l’action la plus désirable à leurs yeux ne devait pas être l’action interdite, mais l’action commandée <ce qu’on appelle la mitzvah>. Dans le même sens aussi, s’exerçait l’obligation où ils étaient de se livrer au repos et à la joie, non parce qu’il leur plaisait de le faire, mais parce qu’il leur plaisait, en le faisant, de se soumettre à Dieu. Trois fois l’an, ils étaient les hôtes de Dieu (voyez Deut. ch.XVI) et, le septième jour de chaque semaine, il leur fallait interrompre tout labeur pour se reposer. Outre ces grandes dates de fête, d’autres occasions encore étaient prévues, pour la célébration desquelles d’honnêtes réjouissances et des banquets étaient non seulement autorisés, mais ordonnées. Je ne crois pas que jamais des mesures plus efficaces puissent être imaginées, en vue d’agir sur le cœur des hommes – aucune émotion n’étant plus puissante que la joie née de la vénération, c’est-à-dire de l’amour et de l’admiration conjugués. »3
Inutile je suppose de vous remémorer l’importance de la joie dans le système éthique de Spinoza, sauf à vous rappeler par la même occasion que la pensée juive considère que la Shekhinah ne repose que sur une âme joyeuse, et jamais sur une âme mélancolique :
« Par Joie (Laetitia) j’entendrai donc dans la suite la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande; par Tristesse (Tristitia), au contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre. En outre, le sentiment de la joie rapportée à la fois à l’esprit et au corps, je le nomme plaisir local (titillatio) ou Gaîté (Hilaritas), et celui de la tristesse, Douleur (Dolor) ou Mélancolie (Melancholia). »4
D’autre part, on ne peut envisager de comprendre ce rapport alambiqué de Spinoza à l’hébreu, dont je vais essayer de montrer aujourd’hui qu’il transit et qu’il irradie à la fois toute sa pensée, en ses tenants aussi bien qu’en ses aboutissants, si l’on ne prend également en considération l’ordre d’élaboration de cette pensée, qui ne part pas seulement de l’hébreu de sa jeunesse juive mais y aboutit, au sens où sa pensée se déploie en tramant d’abord l’Éthique, puis le Tractatus, puis le Compendium. On ne peut décemment négliger le sens (aux deux sens du mot « sens »: en pensée et en direction) de cette progression.
Je n’irai pas jusqu’à dire (ce serait de l’humour juif) qu’on ne peut comprendre la signification de l’Éthique que si l’on est initié à l’hébreu biblique (quoique je n’en pense pas moins), mais je vais vous donner un exemple convaincant de l’impossibilité d’ignorer cette progression de la pensée de Spinoza depuis l’Éthique jusqu’au Compendium – sachant qu’il y en a bien d’autres signes, en particulier celui que tout le monde (Deleuze et Alquié) a remarqué, soit la question de la nomination (c’est-à-dire de la place centrale et même selon Spinoza exclusive du substantif dans la grammaire hébraïque), dont Spinoza fait d’emblée un élément majeur et fondamental de la structure de l’hébreu, au point que certains commentateurs juifs n’ont pas manqué de souligner le parallèle entre cette prise de position dogmatique de Spinoza, pas du tout universellement partagée par les autres grammairiens juifs, et l’importance du « Nom » et de la nomination dans la pensée juive…
Je remercie au passage Pierre Doumergue de m’avoir envoyé la préface d’Alquié, que je cite pour vous confirmer ce que je viens de vous dire :
Cette affirmation de Spinoza d’une prépondérance exclusive du nom dans la grammaire hébraïque ne repose sur aucune évidence et a d’ailleurs été remise en question par divers grammairiens. C’est une pure décision herméneutique de la part de Sipnoza, qui la déguise, pour des raisons que nous examineront la prochaine fois, en vérité d’évidence.
Cela nous amène à la rencontre d’un nouveau personnage, dans l’univers de Spinoza, qui fut le premier à rappeler en 1850 l’existence du Compendium, et qui n’est autre que l’oncle par alliance de Freud, Jacob Bernays, oncle paternel de Martha Bernays.
Je reprends quelques éléments d’une étude de Erika Hültenschmidt, parue en 2010 aux Presses Universitaires du Septentrion, intitulé : Le Compendium grammatices lingae hebraeae de Spinoza, « une grammaire philosophique de l’hébreu ».
Elle rappelle que si le Compendium ne fut pas inséré dans les premières Œuvres posthumes parues en 1678, la faute en revient à Jarig Jelles, l’ami de Spinoza qui affirma, pour justifier son choix : « Il est difficile d’aborder l’étude de la langue hébraïque avant de maîtriser le latin », ce qui était le plus flagrant aveu d’échec de l’entreprise de Spinoza en rédigeant son Compendium, à condition de ne voir en celui-ci, comme Wolfson, qu’un vulgaire guide à l’usage des disciples de Spinoza « conçu pour ceux qui voudraient entreprendre l’étude de la Bible hébraïque selon les orientations suggérées par Spinoza dans son Tractatus Theologico-Politicus ».
On va voir très en détail à quel point il n’en est rien.
Ce qui m’intéresse à propos de Bernays, auteur d’un Über Spinoza’s hebraïsche Grammatik (Berlin, 1885), c’est qu’il conteste avec force la décision de départ de Spinoza d’éliminer carrément le « verbe » de sa grammaire au profit du seul « nom », ce que Bernays attribue, avec raison, à une volonté forcenée d’appliquer le système de l’Éthique à la langue hébraïque :
« On ne tarde pas à s’apercevoir que, dans le Compendium, le matériau linguistique donné porte la marque du système développé dans l’Éthique. »
Erika Hültenschmidt commente ce coup de force spinozien, et cite Bernays :
Et en conclusion :
En dehors de cette passionnante question un peu technique de la nomination (sur laquelle je reviendrai en détail la prochaine fois car elle mérite une séance complète en soi, ne serait ce que pour essayer de comprendre en quoi un « nom » n’est pas strictement un « mot »), voici, pour donner une illustration concrète de la progression pensive de Spinoza passant par sa méditation sur la langue hébraïque, une remarque de Giovanni Licata dans son étude intitulée « La nature de la langue hébraïque chez Spinoza », concernant l’inversion par Spinoza de sa propre perspective sur la causalité chez les Hébreux, entre la rédaction du TTP et celle de l’Abrégé:
« Dans le Traité théologico-politique, il a évoqué une spécificité des Juifs (Judaei) qui consiste à ne pas prendre en considération les causes intermédiaires ou particulières, et à recourir souvent à Dieu comme à la raison ultime des actions humaines. Il a alors critiqué implicitement cette particularité culturelle comme signe de l’absence chez le peuple juif, d’une mentalité scientifique ; absence aggravée par la superstition religieuse. Dans l’Abrégé, au contraire, Spinoza observe que "les Hébreux" (Hebraei) avaient l’habitude de rapporter l’action à sa cause principale, c’est-à-dire celle qui fait qu’une action quelconque est produite par quelqu’un".
Cette particularité trouve son expression linguistique dans la forme causative du verbe hébreu que Spinoza nomme "verbe dérivé de sens actif". Par rapport au Traité théologico-politique, sa perspective s’est donc nettement inversée : Spinoza fait l’éloge de la possibilité qu’a l’hébreu d’exprimer la cause efficiente d’une action – possibilité étrangère aux langues européennes – et voit dans cette construction une aide à la connaissance causale. » 5
Je vous lis ceci simplement pour commencer de montrer que le Spinoza du Compendium n’est déjà plus intégralement celui du TTP, en ce qui concerne sa conception de la langue hébraïque (au point que dans le Compendium il évoque très positivement les mêmes Massorètes qu’il a invectivés dans le TTP), au même titre que le Spinoza du TTP n’était déjà plus, concernant l’organisation par Moïse de l’État des Hébreux, celui de son Apologia para justificarse de su abdicación de la Synagoga, et ce malgré les maladroites interpolations de celle-ci au cœur de celui-là.
Alors comment saisir l’étrange rôle du Compendium dans la pensée de Spinoza, si étrange que pendant un siècle, de 1880 à 1960, il a été parfaitement négligé et oublié de tous les spinozistes du globe, à la notable exception, en 1953, de Ferdinand Alquié, comme le rappelle son disciple Joël Askénazi dans sa préface6 :
« L’une de ces exceptions est à trouver chez notre maître Ferdinand Alquié qui, au mois de novembre 1953, lors de son premier cours de l’année universitaire consacré à Spinoza, rappelait l’existence d’un traité ignoré dans la totalité des éditions françaises (dont certaines affirmaient pourtant présenter ses Œuvres complètes) et faisait l’hypothèse que la prise en compte de ce texte ne confirmerait pas nécessairement les interprétations en usage du Traité théologico-politque, voire de l’Éthique). »
Pour éclairer ce désir qu’a eu Spinoza d’élaborer un Compendium de l’hébreu – et en quelque sorte d’en couronner son œuvre – il faut selon moi prendre deux choses en considération, qui permettent de comprendre la raison intime de son revirement dans sa considération de la langue hébraïque, entre le TTP, où l’hébreu est si déprécié, et le Compendium où il est si valorisé :
Dans un premier temps, il s’agit pour Spinoza, partant du constat désespéré du TTP concernant le délabrement du Texte et l’amphibologie insurmontable de sa langue, d’arraisonner cette texture qui l’habite et dont sa pensée en gestation s’est nourrie depuis sa jeunesse !
Voici comment l’explique Erika Hültenschmidt :
La question est : pourquoi tient-il tant à arraisonner l’hébreu biblique ?
Parce qu’il est incapable, à cause des œillères de sa conception du langage dissocié de la pensée, de penser l’impensé (par exemple les « chimères verbales » comme la quadatrure du cercle, où les rêves, dont il traite au scolie de la proposition XLIX de l’Éthique : « Je prie les lecteurs de distinguer soigneusement entre une idée, autrement dit un concept de l’esprit (conceptum Mentis) et les images des choses que nous imaginons. Il est nécessaire aussi de bien faire la distinction entre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses. En effet, pour avoir confondu totalement entre eux mots, images et idées ou pour ne les avoir pas distingués avec assez de soin, ou enfin, ou enfin avec assez de prudence (caute) beaucoup ont complètement ignoré cette théorie de la volonté < « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose » (corollaire de la même proposition XLIX qui induit sa conception de « l’automate spirituel »> cependant indispensable à connaître, tant pour la spéculation que pour ordonner sagement sa vie. »7 ).
Spinoza est ainsi placé vis-à-vis de cette langue à laquelle il doit tant et qu’il connaît si bien, dans la position qu’il fantasme de l’enfant indécis, partagé, oscillant sous les coups de boutoir de son déséquilibre irrationnel et risquant la mort comme l’âne de Buridan auquel Spinoza se réfère !
(À suivre)
Notice de Francès et Misrahi: «La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple, serait le régime le plus sain, le plus naturel, le mieux fondé en raison. À l’appui de la démonstration théorique, s’offre l’exemple de l’État des Hébreux. Selon Spinoza, en effet, cet État aurait, à l’origine, était constitué en démocratie authentique. Plus tard, il aurait pris la forme d’une théocratie, mieux adaptée à la mentalité assez grossière de la population; mais, grâce aux sages dispositions de Moïse, l’essentiel de la structure démocratique aurait subsisté sous la transposition. D’étape en étape, le régime serait bien descendu de plusieurs degrés dans la déchéance ; mais, fût-ce sous ses Juges et ses Rois, il n’aurait jamais tout à fait oublié ses glorieuses origines.» Pléiade p.602
Pléiade p.864-865
Pléiade p.865
Ibid. p.424
Spinoza philosophe grammairien p. 56-57
Abrégé p.8
Pléiade p.405