À partir de ce double effondrement narcissique, du côté des mathématiques d’une part (où il n’est aucunement de taille à côtoyer les grands mathématiciens du XXème siècle), de la philosophie de l’autre (où le « Dichtungscharakter des Denkes », «le caractère poétique de la pensée» selon Heidegger lui bouche tout l’horizon), Badiou va élaborer un dispositif pervers en torsade, un nœud borroméen dont il serait le troisième terme (celui par qui se maintiennent conjointement la mathématique et la philosophie), mais dont seul l’insu par les deux autres termes de leur mise en relation lui permet d’occuper, en creux, cette place vide de tout nom propre.
« Nous voici donc à notre tour en position d’avoir à soupçonner les mathématiciens d’être d’autant plus exigeants quant au savoir mathématique qu’ils se contentent de peu – de presque rien – quant à la désignation philosophique de l’essence de ce savoir. »
Et c’est là, niché au creux de ce « presque rien », que Badiou trouve sa place : celui qui va dire aux mathématiciens ce qu’est leur science en tant qu’ils l’ignorent :
« Le working mathematician est un ‘‘ontologue sans le savoir’’ ; mais ce non-savoir est la clef de sa vérité. »
« Si les mathématiques sont l'ontologie, il n'y a pas d'autre issue pour qui veut être dans le développement actuel de l'ontologie que de pratiquer les mathématiciens de son temps. Si la ‘‘philosophie’’ a pour noyau l'ontologie, la directive « soyez mathématiciens » est la bonne. Les nouvelles thèses sur l'être en tant qu'être ne sont en effet rien d'autre que les nouvelles théories, et les nouveaux théorèmes, à quoi se dévoue le working mathematician qui est un ‘‘ontologue sans le savoir’’; mais ce non-savoir est la clé de sa vérité. »
Entourloupe qui est en effet le meilleur moyen de ne pas risquer d’être par eux réfutés ! Et du même coup, au revers de ce premier pur sophisme d’autorité (indémontrable, Badiou le sait pertinemment), il s’insère en resquillant, en tant qu’il est un « écrivain-mathématicien », dans la longue cohorte des grandioses penseurs de l’être. Et tel qu’en un coup de billard par la bande, le resquilleur Badiou réfute – sans avoir à combattre autrement qu’en souillant, c’est plus pratique –, l’indépassable pensée de l’Être de Martin Heidegger :
«L'énoncé ‘‘Heidegger est le dernier philosophe universellement reconnaissable’’ se lit sans oblitérer les faits : l'engagement nazi de Heidegger de 33 à 45, et plus encore son silence obstiné, donc concerté, sur l'extermination des juifs d'Europe. De ce seul point s'infère que même si l'on admet que Heidegger fut le penseur de son temps, il importe au plus haut point de sortir, dans l'éclaircissement de ce qu'ils furent, et de ce temps, et de cette pensée. »
La pensée questionnante de l’Être étant indépassable – on ne peut que s’en détourner ou la méditer, mais non la réfuter –, Badiou va, avec la matraque du mathème, opérer un véritable passage en force, un « forçage » comme il dit (et l’on va bientôt voir de qui il tient cette idée):
« Ce qui est dicible – et dit – de l’être en tant qu’être ne relève d’aucune façon du discours philosophique. »
Or il ne relève pas non plus de la mathématique, qui est elle-même l’ontologie mais nullement sa « chronique » :
« Notre but est d'établir la thèse métaontologique que les mathématiques sont l'historicité du discours sur l’être-en-tant-qu’être. Et le but de ce but est d’assigner la philosophie à l'articulation pensable de deux discours (et pratiques) qui ne sont pas elle : la mathématique, science de l'être, et les doctrines intervenantes de l'événement, lequel, précisément, désigne le « ce-qui-n'est-pas-l’être-en-tant-qu'être. »
Il faut bien saisir la colossale entourloupe ubuesque que Badiou ici pratique, ce qu’il appelle sournoisement une « stratification du discours ». La vérité mathématique de l’Être censée définitivement congédier la Poésie (en réalité la Pensée), ne saurait dépendre de nul discours préalable, toujours assignable à un nom propre. Ayant staliniennement fait le vide autour de lui, il ne reste plus selon Badiou qu’un seul discours possible qui puisse énoncer la vérité de l’Être (apporter des réponses que ne saurait offrir le questionnement heideggérien, et discourir sur un savoir propre à la mathématique qui ne peut que l’ignorer). Ce discours est précisément celui dont Alain Badiou est le nom !
Je résume :
On a dans l’ordre mathématique deux Noms propres indéboulonnables pour Badiou, dont l’un est un Juif martyrisé par les nazis (« Je dois ici déclarer que les écrits de Lautman sont proprement admirables, et que ce que je leur dois, jusque dans les intuitions fondatrices de ce livre <L’être et l’événement>, ne se laisse pas mesurer. »), et dont l’autre adoube littéralement le premier en expulsant le nigaud gueux Badiou (mathématiquement parlant) de l’opération.
Et dans l’ordre philosophique, que récuse Jean Dieudonné pour traiter de mathématique, il est un Nom propre, adoubé par le génie Juif mathématicien, qui bouche pour sa part tout l’horizon de la philosophie contemporaine, alors qu’il s’est, lui, compromis avec le nazisme !
De ces trois noms propres, Heidegger reste le plus aisé à « réfuter », au sens où nul lecteur de Badiou n’a étudié Heidegger (lire Heidegger reviendrait à faire exploser la baudruche comme une vulgaire piñata axiomatique) et par conséquent nul de ses lecteurs ne prendra le temps de vérifier la véracité des assertions de Badiou concernant l’être selon Heidegger. Il peut ainsi proférer des énormités sans jamais se poser une seule des questions si profondes de Heidegger concernant le « mot » Sein, Seyn, Sein .
« Ce n’est pas » explique par exemple Badiou pour réfuter en trois lignes Heidegger, « dans le retiré-de-sa-présence que l’être fomente l’oubli de sa disposition originelle, jusqu’à nous assigner – nous, au plus extrême du nihilisme – à un ‘‘retournement poétique’’… »
Ailleurs, l’être et le non-être, ose écrire Badiou dans sont inénarrable style synthétique d’androïde intraitable, auraient été pensés en leur dialectique bien avant Parménide en Inde, en Chine, et en Perse : « De telles sentences prononcées sur l’être et le non-être dans la tension du poème sont repérables aussi bien en Inde, en Perse, ou en Chine. »
Il ne vient évidemment pas à l’idée de Badiou que le mot « être » en chinois, en parsi, ou en sanskrit, ce n’est peut-être pas l’einaï selon Parménide ni le Sein selon Heidegger!
Prétendre que le seul domaine de l’être est la mathématique, c’est s’interdire d’en proférer quoi que ce soit qui s’émancipe du mathème. Or Badiou ne cesse de transgresser l’interdit que lui-même inflige d’autorité à son lecteur, un peu comme dans cette blague cruelle de l’homme dont des voyous violent la femme en interdisant au mari de sortir d’un cercle tracé sur le sol.
En revanche, pour contrecarrer à la fois Dieudonné et Lautman, Badiou n’a d’autre choix que de dénicher un quatrième Nom propre génial – et quel nom ! le plus glorieux possible selon les critères du judaïsme : un Cohen !
Ce « prêtre » juif que Badiou idolâtre en effet va d’une part mettre en miettes la théorie des ensembles (déjà déconsidérée par Dieudonné), et d’autre part offrir à Badiou deux concepts clés en main, deux ustensiles en tenaille propres à faire jouir son autoritarisme symbolique : le « forcing » qu’il retraduit en « forçage » (exemple : lorsqu’il décide que Russel ne croit pas à sa propre excellente opinion sur les mathématiciens, ou que le Nom juif n’est qu’un « prédicat ») ; et le « générique » – qui abolit tout nom propre par la magie du « multiple générique », « soustrait au savoir », « déqualifié », « imprésentable », posant « le problème profond de l’indiscernable, de l’innommable, de l’absolument quelconque ».
Ce nouveau Nom propre, le « saint Paul » si l’on veut de cet évangile portatif que Badiou compose, c’est, donc, Paul… Cohen (1934-2007).
« Je voudrais dire ici que les concepts de Cohen (généricité et forçage) constituent à mon avis un topos intellectuel au moins aussi fondamental que le furent, en leur temps, les fameux théorèmes de Gödel. Ils jouent bien au-delà de leur validité technique, qui les a jusqu'à présent confinés dans l'arène académique des derniers spécialistes de la théorie des ensembles. »
Psychanalysons un peu tout cela : Badiou s’identifie au « générique », autrement dit (parce que lui ne le dit pas) à ce qui échappe à la propriété d’un Nom :
« Si une catégorie devait être désignée comme emblème de mon entreprise, ce ne serait ni le multiple pur de Cantor, ni le constructible de Gödel, ni le vide, par quoi l’être est nommé, ni même l’événement, où s’origine la supplémentation par le ce-qui-n’est-pas l’être-en -tant-qu’être. Ce serait le générique. »
Et ce générique, c’est çà la fois ce qui rabat le caquet des mathématiques, « leur arrogance fondatrice », ce qui « met en miettes » la théorie des ensembles et ce qui par là-même humilie l’orgueil Dieudonno-Lautmanien du groupe Bourbaki :
« Ce mot même de ‘‘générique’’, par un effet de bord où les mathématiques ont fait le deuil de leur arrogance fondatrice, je l'emprunte à un mathématicien, Paul Cohen. Avec les découvertes de Cohen (1963), le grand monument de pensée que commencent Cantor et Frege à la fin du XIXe siècle s'achève. Mise en miettes, la théorie des ensembles se montre inapte à déployer systématiquement le corps entier des mathématiques, et même à résoudre son problème central, celui qui tourmenta Cantor sous le nom d'hypothèse du continu. L'orgueilleuse entreprise, en France, du groupe Bourbaki se perd dans les sables. »
On constate que Badiou n’est pas dénué d’une forme de style, le style synthétique du fils détruit :« Mettre en miettes », « se perdre dans les sables »…
Le texte de Badiou n’est pas en soi mathématique. Il use des concepts mathématiques comme métaphores floues dans lesquelles il range ce que bon lui semble. Lui-même l’admet :
« La pensée du générique suppose la traversée complète des catégories de l’être (multiple, vide, nature, infini…) et de l’événement (ultra-un, indécidable, intervention, fidélité….). On ne peut guère, tant elle cristallise de concepts, en donner une image. On dira cependant qu’elle se rattache au problème profond de l’indiscernable, de l’innomable <je souligne>, de l’absolument quelconque. »
Et c’est dans ces « parties innommables de l’être » que gît, selon lui, le « lieu de la vérité » :
« L'orientation de pensée générique assume l'errance de l'excès, et admet à l'être des parties innommables, ou indiscernables. Elle voit même dans de telles parties le lieu de la vérité. »
Bien évidemment, le « générique » selon Badiou n’est qu’une chimère métaphorique qui n’a, hormis le nom, rien à voir avec ce qu’en conçoit Cohen :
Je le redis : Le seul objectif de Badiou, dès l’origine de ses élucubrations, est de resquiller dans l’irréfutable, c’est-à-dire faire oublier qui il est et ce qu’il a pu proférer comme mensonges au cours de sa vie. Il le clamera carrément dans la suite de son magnum opus (après la parenthèse délirante sur le « mot juif ») : « Une vérité affirme le droit infini de ses conséquences, sans égard à ce qui les contrarie. »
Et ensuite :
« Produire, dans le monde tel qu'il est, des formes neuves pour accueillir l'orgueil de l'inhumain, voilà qui nous légitime. Il importe donc que par ‘‘dialectique matérialiste’’ nous entendions le déploiement d'une critique de toute critique. En finir, si possible, avec le Kant affadi des limites, des droits et des inconnaissables. Affirmer, avec Mao Zedong (pourquoi pas ?) : ‘‘Nous parviendrons à connaître tout ce que nous ne connaissions pas auparavant.’’ Affirmer, en somme, cette autre variante de l'action de la dialectique matérialiste : Tout le monde est capable de produire en lui-même sa vérité. »
En réalité, c’est une mégalomanie assez typique du fils détruit qui se manifeste derrière ces vantardises de qui ne prend pas le risque d’être lu. Car qu’il soit le philosophe français « le plus traduit et le plus vendu » n’implique en effet pas qu’il soit le plus lu. Je parierais même l’inverse, pour la raison que quiconque sait vraiment lire ne perdra pas son temps avec les élucubrations d’un Badiou.
Ce n’est pas par hasard si sa mégalomanie éclate à l’air libre dans Logiques des mondes en 2006. Après l’épisode de souillure et purgation du nom propre de Portées, Badiou se sent de taille à prendre son rang parmi tous les noms que lui déclare propres (de même qu’il déclare dans Portées qui sont les « grands » Juifs…), en une de ces consternantes synthèses dont il a la manie :
« Si les effets conjoints des deux traditions françaises – respectivement de Brunschvicg (idéalisme mathématisant) et de Bergson (mysticisme vitaliste), l'une passant par Cavaillès, Lautman, Desanti, Althusser, Lacan et moi-même, l'autre par Canguilhem, Foucault, Simondon et Deleuze – autorisent que le siècle qui s'ouvre ne soit pas dévasté par la modestie, la philosophie n'aura pas été inutile. »
Sachant qu’il ne sera pas lu, Badiou peut baguenauder dans les grandes proclamations autocongratulatrices, du genre de celles qu’il fait en expliquant qu’il a au fond mieux compris Platon que Platon lui-même : « Ce que j’en ai traduit est plus vrai que l’original… »
Cette mégalomanie fragile de Badiou, sachant qu’il ne sera jamais lu pour ce qu’il est (un matheux malheureux), il va l’appuyer sur le discours universaliste le plus répandu en Occident concernant la vérité : le catholicisme.
Là, nous arrivons au cœur de l’entourloupe de l’exalté du mathème. On l’a vu, Badiou est en position de crucifié entre le bon larron « Mathématique » et le mauvais larron « Heidegger », qu’il généralise pour noyer son poison en « les philosophes ». Et comme le Christ déclare à propos de ses bourreaux : « Il ne savent pas ce qu’ils font », Badiou déclare à propos de ceux qui l’humilient doublement : « Ils ne savent pas ce qu’ils disent » (le mauvais larron), et « ils ne disent pas ce qu’ils savent » (le bon larron). D’où le parallèle qu’il fait sans craindre le ridicule entre son discours et… la sainte Trinité !
« Ce livre, conforme au saint mystère de la Trinité, est ‘‘trois-en-un’’. Il est constitué de trente-sept méditations, ce mot renvoyant à des caractéristiques du texte de Descartes : l’ordre des raisons (l’enchaînement conceptuel est irréversible), l’autonomie thématique de chaque développement, et une méthode d’exposition qui évite d’en passer par la réfutation des doctrines établies ou adverses <je souligne, c’est en effet plus pratique quand on a l’ambition d’être soi-même irréfutable>, pour se déployer à partir d’elle-même. »
On se doute que si le discours de l’universelle vérité catholique revient en sous-main chez l’exalté du mathème, les Juifs ne peuvent pas être très loin non plus. Et en effet, les Juifs ne sont nullement absents de L’être et l’événement. D’abord parce qu’ils en sont le leitmotiv amoureux inconscient (Paul Cohen, Albert Lautman…) en contrepoint du leitmotiv envieux et jaloux porté par le Nom propre « Heidegger ». Mais, par ailleurs, ils apparaissent à l’air libre, très classiquement, et très significativement dans la « méditation » 21, consacrée à Pascal, laquelle n’est autre qu’une prédication catholique, en somme !
Cette méditation 21 commence par une citation de Pascal : « L’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité. » On a vu plus original comme « mathématique inventive ».
Comme il s’avance en terrain mathématiquement glissant (l’universel catholique à la saint Paul n’est pas le « générique » de Paul Cohen), Badiou se pare d’une citation de Lacan qui redouble celle de Pascal :
« Lacan avait coutume de dire que, si nulle religion n’était vraie, le christianisme n’en était pas moins la religion qui touchait de plus près à la question de la vérité. »
Lacan en effet a souvent traité de la vérité et du christianisme. Il n’a pour autant jamais dit exactement ce que Badiou lui fait dire ici sans le citer.
C’est dans la séance du 8 mai 1973 du célèbre Séminaire Encore, dont l’exergue s’applique merveilleusement au cas de Badiou : « Là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien »:
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.