Je reviens maintenant ma lecture de l’Alphabet de Rabbi Aquiva dans la version insérée au début du Zohar, car elle manifeste les diverses nombreuses possibilités de jeu de langage entre lesquelles la pensée juive refuse de choisir.
Nous avons vu la dernière fois le petit dialogue entre Dieu la lettre Tav. Se présente maintenant devant Dieu la lettre Chin pour plaider sa cause, à savoir obtenir l’honneur de participer à la création du monde en ouvrant la Torah.
Le nom Chaddaï apparaît plusieurs fois dans la Bible, majoritairement dans le livre de Job (33 fois). Il surgit dès la Genèse (17, 1) : « Lorsque Abram fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l’Éternel apparut à Abram, et lui dit : Je suis le Dieu tout puissant (ani el chaddaï). Marche devant ma face, et sois intègre. »
Le mot chaddaï a plusieurs étymologies possibles. Il a été rendu par le grec pantokrator (« tout-puissant »), associé à la racide chadad, qui signifie « maîtriser, écraser détruire ».
L’idée de la maîtrise a été singulièrement retenue dans le judaïsme par le truchement d’un jeu de mots, Dieu étant celui qui dit « Qu’il suffise ! » Che-daï . Par exemple le médecin et astronome kabbaliste italien Sabbataï Donnolo, au Xe siècle, a décrit la création de l’espace par Dieu par insufflation, selon l’image d’un verrier façonnant un vase :
« Or le Dieu grand, puissant et redoutable fit surgir par sa grande force un souffle de son souffle et l'espace de l'univers a gonflé jusqu'à ce qu’il lui dise: "Suffit !"»
La position particulière des mains lors de la Birkat Hacohanim, forme la lettre hebraïque shin (ש), première lettre de Shaddaï.
Dans la Bible, la racine chod est associée à la violence oppressive du faible par le fort, à la dévastation et à la désolation. Mais une autre acception est plus probable, celle de « sein », de « mamelle », chaddayïm signifie « les seins », comme dans le Cantique 7, 3: « Tes deux seins sont comme deux faons…», or le nom divin chaddaï apparaît plusieurs fois associé à la fécondité :
En Genèse 28, 3 :
« Que El-Chaddaï (le Dieu tout puissant) te bénisse, te rende fécond et te multiplie, afin que tu deviennes une multitude de peuples ! »
En Genèse 35, 11 :
« Je suis El Chaddaï, le Dieu tout puissant. Sois fécond, et multiplie : une nation et une multitude de nations naîtront de toi, et des rois sortiront de tes reins. »
Et en Genèse 49, 25, les deux mots, « El Chaddaï » et « mamelles » sont carrément associés :
« C’est l’œuvre du Tout puissant (Chaddaï), qui te bénira Des bénédictions des cieux en haut, Des bénédictions des eaux en bas, Des bénédictions des mamelles (chadayïm) et du sein maternel.»
Tout cela pour vous dire qu’un choix étymologique n’est jamais neutre, et c’est d’ailleurs aussi le propos de cet apologue de l’Alphabet de Rabbi Aquiba. Il n’y a pas de signification originelle objective ni absolue, parce que le langage vibre et vit d’emblée de ses propres jeux.
Dans le Talmud de Jérusalem, (H’aguiga 2, 1), on a encore une autre version du choix de la lettre beith pour créer le monde :
« Pourquoi le monde a-t-il été créé avec la lettre beith et non avec un aleph ? Parce que le beith implique la berakha (‘‘bénédiction’’) et le aleph la arira (‘‘malédiction’’). Le Saint béni soit-Il a dit : ‘‘Je ne le créerai pas avec un aleph, afin que l’on ne dise pas : ‘Comment un monde créé dans un contexte de malédiction (bilechon arirah) pourra-t-il se maintenir ?’, mais Je le créerai avec un beith , dans un contexte de bénédiction (bilechon brakhah), et pourvu qu’il se maintienne (veoulaï ya’amod : et peut-être se maintiendra-t-il ?). »
Certains spécialistes peuvent toujours rapprocher le mot chaddaï de l’akkadien shadû, la « montagne », et faire du dieu juif une divinité montagnarde, à l’image de tant de divinités du monde antique. D’autres spécialistes peuvent encore rapprocher chaddaï du mot sadé (écrit avec un sin), la « plaine », le « champ cultivable » et faire du dieu des Juifs une divinité des steppes.
Tout est possible et tout est plausible, mais les Juifs s’en tiennent à leur Texte et à son contexte, d’autant que les non-Juifs aussi s’en tiennent à leur « texte », autrement dit à l’idée préconçue qui les guide vers la « steppe », la « montagne » ou la « destruction ». Le texte précède le temps, qu’on s’en avise ou pas.
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