Bonjour à toutes et à tous,
Je poursuis aujourd’hui mes citations de l’excellent Jean-Marc Royer (cf. l’interview audio au bas de cette page) , dans son essai à se procurer d’urgence : Le monde comme projet Manhattan.
« Le responsable de Los Alamos, Robert Oppenheimer, fut un inébranlable défenseur tout à la fois de l'arme de destruction massive, du projet de bombardement des populations civiles et de la course aux armements nucléaires - contrairement à la construction mythologique dont il fut ensuite l'objet, qui l'a présenté comme un repentant de la première heure. La formidable capitulation morale des scientifiques impliqués dans le programme fut donc continuellement promue par l'ensemble de la hiérarchie. Cela ne fut pas sans conséquences, à terme, sur l'ambiance de travail et les relations individuelles au sein de la ‘‘communauté élue’’, mais celles-ci ne s'exprimèrent qu'une fois estompé l'enthousiasme dans lequel chacun fut pris jusqu'à l'été 1945. Ainsi, lorsque ‘‘le temps des bâtisseurs’’ fut clos et que vint l'épreuve politique du maccarthysme (1950-1954), Oppenheimer ‘‘refusa de prendre la défense de ses anciens collaborateurs dont la fiabilité politique était mise en doute, et indiqua même aux officiers chargés de la sécurité qui, parmi les physiciens, pouvait être communiste ou représenter un danger pour la sécurité nationale’’. Comme toujours en ces cas-là, il fut finalement lui-même la cible principale des attaques anti-communistes. »
« Un groupe du projet Manhattan connu sous le nom de Comité de la cible (Target Committee) est créé afin d'examiner les spécificités opérationnelles relatives à l'utilisation de la bombe atomique et au choix des villes comme cibles du bombardement atomique. Ce comité décidera finalement que le choix d'un objectif doit se porter sur ‘‘les grandes zones urbaines, de plus de 5 kilomètres de diamètre, enserrées dans de larges conurbations peuplées’’. La décision de bombarder était à ce moment-là vraisemblablement déjà prise, mais ni la date, ni les détails opérationnels ne pouvaient encore être fixés. /…/
Du 10 au 11 mai 1945, lors d'une deuxième série de réunions à Los Alamos dans le bureau d'Oppenheimer, le Comité de la cible rejette formellement l'idée d'attaquer une cible militaire isolée, concluant que ‘‘tout objectif limité et strictement militaire devait être situé dans une zone beaucoup plus grande, sensible aux dégâts du souffle de l'explosion, afin d'éviter les risques de perdre cette arme en raison d'un mauvais ciblage’’. Une autre recommandation émerge du Comité de la cible: la bombe devrait être utilisée contre une ville relativement épargnée, de manière à pouvoir évaluer précisément sa puissance de destruction.»
« Afin de ‘‘faire une impression psychologique profonde sur le plus grand nombre d'habitants possible’’, la bombe devait être utilisée dans une zone suffisamment peuplée pour que les survivants puissent témoigner de ses terribles effets. En conséquence, aucune alerte ne serait donnée aux Japonais avant le bombardement. Dans les discussions du Comité de la cible des 10 et 11 mai, ces facteurs psychologiques furent très finement étudiés: Kyoto, centre intellectuel et capitale historique du Japon, avait été choisi comme le meilleur objectif, en partie parce que ses habitants étaient ‘‘hautement cultivés et donc mieux à même d'apprécier l'importance de l'arme’’. »
« Le Japon impérial n'était alors déjà plus que l'ombre de lui-même: l'aviation, son arme d'élite d'autrefois, ne comprenait plus qu'un petit nombre d'adolescents désespérés - mais prodigieusement courageux – dont la plupart étaient assignés à des missions kamikazes; il ne restait pratiquement plus rien de la marine marchande et de la marine de guerre. Les défenses antiaériennes s'étaient effondrées : entre le 9 mars et le 15 juin, les sept mille bombardiers B-29 étatsuniens avaient effectué plus de sorties, ne subissant pour leur part que des pertes minimes. Selon le rapport de l'US Strategic Bombing Survey de 1946 le Japon aurait fort probablement capitulé avant novembre 1945, sans l'usage de l'arme atomique, sans l'invasion des troupes soviétiques, voire sans un débarquement. »
« Dans le cadre du projet Manhattan, un motocycliste afro-américain accidenté, Ebb Cade, reçut une injection de 4,7 microgrammes de plutonium à son insu, à l'hôpital militaire d'Oak Ridge. Un consultant civil au ministère de la Guerre, Jack Madigan, résume ainsi son point de vue sur ces expériences :
‘‘Si le projet réussit, il n'y aura pas d'enquête. Si ce n'est pas le cas, ils n'enquêteront que là-dessus.’’
Le projet a réussi.
Ces expériences se sont poursuivies à l'hôpital Billings de Chicago le 26 avril et le 14 mai à l'hôpital de l'université de San Francisco, puis dans bien d'autres lieux durant des décennies.
En décembre 1945, dans le cadre du projet Manhattan (et sous le nom de code ‘‘human products’’), on procède à des injections d'uranium sur 6 patients de l'hôpital de Rochester, sans leur consentement. Les doses sont progressivement augmentées pour chaque patient jusqu'à ce que des lésions rénales soient détectées. En janvier 1946, les ‘‘études de nutrition Vanderbilt’’ commencent. Dans un ‘‘cocktail’’ qui vise soi-disant à optimiser leur alimentation, on donne du fer radioactif à des femmes enceintes, à leur insu. Quatre enfants meurent d'un cancer malin et plusieurs femmes sont victimes d'anémies, d'éruptions cutanées, d'ecchymoses, d'une perte des dents, des cheveux et finalement d'un cancer.»»
Je vous signale également une très bonne recension de l’essai de Royer, en 2018, sur l’excellent site “Et vous n’avez encore rien vu, Critique de la science et du scientisme ordinaire” tenu par Sniadecki :
https://sniadecki.wordpress.com/2018/03/13/royer-manhattan/
Avec en complément un podcast audio d’un entretien radio de Royer.
À suivre…