J’en reviens maintenant à l’animal rationale, dont on commence j’espère à concevoir comme cette expression renferme, au moins depuis Descartes, de conflictualité problématique.
Il faut commencer par comprendre que pour être classique, cette définition n’en est pas moins qu’une parmi bien d’autres : la définition aristotélicienne d’Άνθρωπος φύσει πολιτικών ζώον (« L’homme est par nature un animal politique ») engage de tout autres conséquences ; idem chez Heidegger, où le Dasein est défini dans Être et Temps comme « l'étant pour qui il y va dans son être de cet être même », etc.
Sans compter les innombrables définitions traditionnelles : dans le judaïsme, l’homme est le fruit d’une filiation et d’une nomination : il est le « fils d’Adam ». Chez les Chrétiens, l’homme est une « créature », autrement dit celui qu’un non-homme – Dieu – a créé, puis qu’un incréé incarné – le Christ – a re-créé et ainsi sauvé de la mort en l’endossant.
Il y a pourtant pour les hommes encore bien d’autres « univers » non universalistes, chez les Gitans par exemple, où c’est le mot « rom » qui désigne l’homme, comme l’explique Alice Debord dans son essai Les princes du jargon :
«Entre la multitude arbitraire des noms qui, au cours de diverses périodes, ont servi à désigner ces gens – Tsiganes, Zingari, Zingaros, Cinganis, Cigains, Cigognes, Zigeuner, Sarrasins, Tartares ou Tatars, Grecs, Égyptiens, Gitans, Gitanos, Gipsies, Biscayens, Beurdindins, Nubiens, Boesmes, Bohémiens, Boumians, Manouches, Sinti, Rabouins, Romani, Romanichels, Romagnols, Camelots, Camps-volants, Calourets, Caquets, Caraques, Cascarots, Voyageurs, Endormeurs, Arnaqueurs, Fils du vent, etc. –, nous préférerons celui de Gitans, simplement parce que c’est ainsi que, de nos jours, ils se présentent plus volontiers eux-mêmes. Il reste entendu que la seule appellation scientifique de ce peuple (qui englobe les différentes sous-ethnies ou Rassa), et de sa langue, est Rom : ce qui ne veut rien dire d’autre qu’“Homme”. »
Les Roms ne signifient pas par là que tous ceux qui n’appartiennent pas à leur communauté ne sont pas des hommes, mais que leur humanité propre est associée à la manière dont eux-mêmes se nomment, c’est-à-dire par la façon dont leur langue les aborde performativement. Ils sont hommes par le fait de se nommer Roms. À charge aux autres groupes de se nommer eux-mêmes, et de se procurer de la sorte une impartageable « humanité » propre, pas davantage universelle que les langues ne sont universellement partagées.
C’est l’inverse même du racisme, puisque cela exclut toute rivalité possible avec l’autre, à qui je remets – par la seule définition que je me donne dans ma langue de moi-même – l’entière liberté de se trouver un lieu disponible et inexpugnable pour lui dans sa propre langue.
Tout le drame insoluble des Noirs américains, par exemple, consiste précisément à s’être fait dénier cette liberté de nomination propre (ce à quoi le génial Muhammad Ali avait assez médité pour décider de se renommer et d’échapper de la sorte à la malédiction originelle), de sorte que leur humanité, déracinée par l’amnésie de leurs langues d’origine, ne fut définie que dans la langue en exil de ceux qu’ils n’étaient pas (les « Blancs »), et de sorte qu’ils ne finiront hélas sans doute jamais de chercher à tâtons une nouvelle manière de se nommer eux-mêmes (« Negros », « Coloured », « Blacks », « African Americans »), jamais la bonne puisque toujours dans la langue dévitalisée de leur amnésie.
Il y a un merveilleux roman de Philip Roth sur cette ambiguïté tragique, La Tache (en anglais The Human Stain, « la tache humaine »), où un universitaire ayant lui-même secrètement du sang « noir » se fait harceler par la meute du politiquement correct pour avoir qualifié un étudiant noir jamais présent à son cours (qu’il n’avait par conséquent jamais vu et dont il ignorait la carnation) de « spectre » (a spook dans l’anglais de Shakespeare), mot qui se trouve être dans l’anglais américain raciste l’équivalent de « nègre ».
La merveilleuse trouvaille de Roth consiste à avoir fait se construire la chasse au sorcières sur une triple vacuité : l’absence de l’étudiant ; l’absence de toute connotation raciste ; l’absence de distanciation xénophobe puisque Coleman Silk, le professeur, se trouve lui-même être le fils d’une infirmière noire. Or c’est cette triple vacuité paradoxale qui constitue la seule universalité possible, en creux en somme, que Roth appelle « l’humaine macule » : the Human Stain.
Autre manière d’envisager l’homme sans référence à l’animal, et sans le déraciner de son lieu ni de sa langue, en Chine où l’homme est la conséquence d’une hommination rituelle, associée à la transmission du souffle à la fois par le rire et la parole nommante, ainsi que le raconte Marcel Granet1:
« Le Po /le Sang/, est le principe de la vie embryonnaire, le Houen /le Souffle/ n'apparaissant qu'après la naissance, c'est-à-dire, – les rites le montrent , – quand le père, riant et faisant rire l'enfant, lui a communiqué son souffle en lui donnant un nom (ming). »2
Il y a ainsi dans l’universalisme occidental, qu’il s’agisse du ni-ni paulinien3 ou du tout-tous sartrien4 – ou sous une forme caricaturale badigeonnée de jargon pour mieux faire passer l’imposture, des « multiplicités génériques » de Badiou –, une confiscation dogmatique de la liberté locale du nom propre – du loisir de se donner un nom –, que Lacan avait très nettement formulée lorsqu’il avait énoncé cet apparent paradoxe (je l’avais cité au début du Séminaire) : « Le refus de la ségrégation est naturellement au principe du camp de concentration. »5
Et c’est ainsi dans un même néo-nazisme qui s’ignore que les brutes épaisses du capitalisme Jeff Bezossien rejoignent les saccadés des neurones partisans de l’écriture « all inclusive », comme on dit dans l’immonde sous-langue du tourisme globalisé.
L’animal rationale, donc, c’est « l’animal », ou « l’animé » « doué de raison », ou « raisonnable». Avec des polémiques sur la nuance entre « animal » et « animé » (toujours dans la secrète intention de dissocier au maximum l’être humain des animaux), nuance stérile puisque cette « animation » est de toutes façons commune à l’homme et à « l’animal », lequel ne s’appelle pas « animal » pour rien ; l’étymologie du mot vient de la racine indo-européenne *ane « souffle vital » ; en grec anemos « le vent », en latin anima « souffle vital » ; animus étant le « principe pensant », le « cœur ». L’animal est donc d'abord l’être doté d’une anima, c’est-à-dire, nous apprend le Gaffiot, d’un « principe de vie ». Comme l’exprime Sénèque, « il y a des choses qui ont une âme sans être du règne animal », parlant par là des plantes…
Ces deux termes latins, non contents d’être extrêmement ambivalents chacun dans son coin, forment en outre en leur conjugaison une insoluble énigme, qui ne peut qu’être objet d’interprétations diverses : la théorie platonicienne du corps-tombeau est une interprétation de cette conjugaison entre animal et rationale ; la psychanalyse freudienne en est une autre ; la sorcellerie traditionnelle azandée en est encore une autre ; la médecine traditionnelle chinoise aussi, et le sanitarisme qui nous pourrit l’existence aujourd’hui aussi !...
Ainsi, avant même de décider de ce que signifie les mots « animal » et « rationale», tout est déjà joué dans la manière dont on qualifie ces deux termes. Car le fait même de les taxer, par exemple, d’« éléments » – de quel « ensemble » ? – fait s’engager la pensée sur une voie divergente de celle que l’on empruntera si on parle de deux « composantes » – impliquant que l’homme est un « composé » des deux –, ou encore de deux « principes » – induisant qu’ils sont premiers, princeps, en l’homme.
Pourtant ce qui m’intéresse aujourd’hui n’est pas tant l’énigmatique conjugaison des deux termes latins « animal » et « rationale » que leur dissociation au contraire, puisque cela que désigne l’un des deux termes (l’« animal ») est en voie d’extinction. Il faut aller jusqu’à parler d’extermination, la cause en étant indubitablement l’activité humaine ; et que d’autre part le second terme est en train d’envahir toute la société contemporaine sous les aspects dégradés d’une promotion de plus en plus impérieuse de ce qu’on nomme, en un quasi oxymoron, « l’Intelligence Artificielle ».
Mon intuition, que je vais approfondir un peu aujourd’hui, est que cette dissociation n’est pas neutre ni arbitraire, mais qu’elle relève d’un véritable antagonisme, d’une guerre génocidaire ouvertement déclarée par le second terme au premier. Cet antagonisme se trouve au cœur de la question du sanitarisme, qui lui-même – on l’a vu lors des deux dernières séances – est au cœur de la marchandisation cybernétique du monde.
D’une part, donc, l’extinction tragique d’espèces animales qui ont quasiment vu l’homme apparaître sur la planète ; la mise en conserve dans toute l’industrie agro-alimentaire de la souffrance animale obtenue par une torture de tous les instants, de la naissance en batterie d’élevage à la mort dans des abattoirs; l’inhumaine exploitation de la souffrance animale par l’expérimentation pour rien dans tous les laboratoires pharmaceutiques ; et last but not least l’apparition de pratiques démoniaques d’un sadisme insoutenable contre des animaux sélectionnés au hasard dan la nature.
Et d’autre part, ça :
Le côté guilleret et rockandrollesquement niais de la démonstration ne doit leurrer personne. Dès l’origine, l’objectif principal de ces expérimentations cybernétiques d’ores et déjà très avancées, c’est ça :
Soit, pour résumer, le meurtre à distance sans plus aucun risque pour l’intervenant humain, ce qui est, soldatesquement parlant, le summum de la couardise (comme avec les drones militaires). Or cette couardise, on l’aura peut-être remarqué, s’est insinuée aujourd’hui dans tous les domaines de la vie sociale et sanitaire…
Cela aussi, Artaud le voit et le dit d’emblée dans Pour en finir avec le jugement de Dieu <Jusqu’à «et du dynamisme possible de la force »>
Artaud continue ensuite sur l’extrait que je vous ai fait écouter précédemment.
En 1947, par conséquent, quand tout le monde fête encore la Libération de l’Europe due à la suréminence militaro-financière de l’Amérique, qui va en profiter au cours du demi-siècle à venir pour imposer ses marchandises et ses vues idéologiques sur toute la planète, Artaud comprend d’emblée ce que cette démonstration de force dissimule quant au fond existentiel : l’auto-entreprenariat de l’animal rationale et son corollaire, l’animosité à l’égard de « la belle nature vraie », soit l’animosité à la fois à l’égard du Beau (toute l’histoire de l’art contemporain fait fond sur cette animosité), du Naturel (toute l’histoire de la marchandise contemporaine fait fond sur cette animosité) et de la vérité (toute l’histoire du Spectacle fait fond sur cette animosité).
Concernant la militarisation de la robotique, il n’y a là rien d’étonnant sachant que Boston Dynamics est officiellement financé par la DARPA, comme à peu près tout ce qui constitue le monde cybernétique aujourd’hui :
La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency : « Agence pour les Projets de Recherche Avancée de Défense ») appartient au DoD (Département de la Défense) dont le budget secret pour la Recherche et le Développement en 2020 est estimé à plus de 100 milliards de dollars6.
Extrait de la fiche Wikipédia de cette merveilleuse institution américaine qui façonne intégralement depuis la Seconde guerre mondiale le monde dans lequel nous vivons.
« Jusqu'à aujourd'hui, la DARPA a été à l'origine du développement de nombreuses technologies qui ont eu des conséquences considérables dans le monde entier dont les réseaux informatiques (notamment l'ARPANET qui a fini par devenir Internet) et le NLS (sigle représentant, en anglais, l'expression « oN-Line System », en français, littéralement, « système en ligne ») qui a été à la fois le premier système hypertexte et un précurseur important des interfaces graphiques devenues omniprésentes de nos jours. »7
Quant aux projets en cours de développement sous l’autorité et le financement de la DARPA, ils font littéralement cauchemarder ; il n’est d’ailleurs pas exclu qu’ils aient eu un rôle dans l’apparition du covid 19 (Chinois et Américains se renvoyant la balle sur la question d’une possible manipulation originelle du virus en laboratoire).
Les projets de la DARPA vont du « forçage génétique »8 (chargé de modifier génétiquement des animaux – rats, belettes courtes, opossums et moustiques – en vue de les éradiquer définitivement), à « l’interface neuronale directe » (Exemple d’application : Le programme « Silent Talk »9, financé par la DARPA à hauteur de 4 millions de dollars. « Ce projet doit permettre la communication d'homme à homme sur le champ de bataille, sans utiliser la parole, grâce à l'analyse du signal neuronal. Une allocation complémentaire de 4 millions de dollars a été octroyée à l'université de Californie pour des recherches sur la télépathie synthétique par le biais d'un système informatique. Ces recherches visent à détecter par EEG et à analyser les signaux neuronaux qui sont propagés avant que la parole soit exprimée et à déterminer si l'on peut définir des formes d'ondes standard correspondant aux mots <je souligne>. Ces recherches sont incluses dans un programme de 70 millions de dollars, qui a débuté en 2000, avec l'objectif de développer un équipement capable de s'adapter au comportement de son utilisateur. ») en passant par les ampakines – molécules synthétiques sensées « augmenter la capacité d’attention et de vigilance pour faciliter l’apprentissage et la mémoire » –, les aéronefs hypersoniques sans pilote, et bien sûr les robots-chiens, les robots-guépards (« capable de courir plus vite que n'importe quel être humain »), et le sympathique androïde de Boston Dynamics nommé “Atlas”.
Atlas, on le sait, est ce Titan fils de Japet qui porte le monde sur ses épaules. Belle manière de dire que le monde lui appartient mais qu’il n’appartient pas au monde. On reconnaît là le stade suprême de la délocalisation, au fondement de la notion européenne d’universalité, aberrante pour tout autre qu’un Occidental.
S’indique dans ce surnom « Atlas » d’un androïde destiné à rattraper puis à surpasser l’humain, une volonté d’exorbitation du monde, depuis longtemps fantasmée par Hollywood et concrètement vécue aujourd’hui par le trio de baltringues Bezos Musk et Branson. L’exorbitation ne peut que s’accompagner d’une pulsion génocidaire : on quitte un monde qui se meurt, mais on quitte aussi un monde que l’on fait mourir par le désir fomenté et fermenté de le quitter. On ne se contente pas de s’en dissocier, on s’en exonère, c’est-à-dire qu’on ne se soucie plus de s’en soucier. Tout ce qui va dans le sens de cette exorbitation (réelle ou imaginaire) participe donc de la dévastation.
Ces androïdes un peu ridicules et maladroits mais bourrés d’IA ne se contenteront pas longtemps de se trémousser sur du rock and troll.
Leur destin est d’écrabouiller bientôt toute possibilité d’insurrection populaire – ce dont le préfet Lallement a donné aux Gilets Jaunes un avant-goût assez inédit en France –, et qui se généralisera forcément sous une forme cybernétiquement augmentée. Cela aussi Hollywood l’a fantasmé, et cela aussi sera concrétisé.
Ce qui caractérise donc le projet cybernétique, quel que soit son sous-domaine d’application, c’est une animosité de substitution à la fois de la parole et de l’animal.
Nouvelle illustration : Toujours dans les tiroirs de la DARPA, une entreprise française de biotechnologie nommée DNA Script, implantée au Kremlin-Bicêtre, est à l'origine d'une technologie de synthèse enzymatique intégrée dans une sorte d'imprimante d’adn baptisée… "Synthax"10.
DNA Script a reçu 93 millions d'euros de financement au cours d'augmentations de capital de 2014 à 2020.
« Le 1er marché ciblé par le produit est le secteur du diagnostic. Viennent ensuite d'autres secteurs de la recherche scientifique, la thérapie génique personnalisée ou les vaccins, et enfin à plus long terme le stockage d'informations par ADN. »11
En juillet 2016, le projet intitulé Predator Free 2050 a été présenté par la Nouvelle-Zélande, soit l’un des pays les plus paranoïaquement, autoritairement et inefficacement organisé contre le Covid aujourd’hui. Le programme vise « à éliminer complètement d'ici 2050, huit espèces envahissantes de mammifères prédateurs (rats, belettes courtes et opossums). En janvier 2017, il a été annoncé que la technologie de forçage génétique serait utilisée dans le cadre de cet effort. »
Ce projet financé par la Darpa consiste par « forçage génétique » (gene drive en anglais) à créer des « souris sans descendance ».
De l’animal-machine de Descartes au gene drive, on retrouve une paradoxale rivalité fantasmatique entre l’homme et l’animal, qui parcourt l’histoire des techniques scientifiques. Le mot « vaccin » vient étymologiquement du mot « vache », la « vaccine » découverte par Edward Jenner étant la « maladie des vaches » guérisseuse des humains. Toute l’histoire de l’aviation témoigne d’un complexe d’infériorité de l’homme occidental refusant d’admettre la supériorité manifeste des oiseaux du ciel sur lui-même.
« Nul ne sait ce que peut un corps », constatait Spinoza, expression qui impressionna tant Deleuze. Et certes, nul ne sait jusqu’où peut aller un corps dans le dépassement de soi, mais une chose est acquise depuis toujours : jamais un corps humain ne sera en mesure de rivaliser avec un corps animal.
L’acrobate le plus virtuose, après des années d’entraînement et de musculation, ne sera jamais aussi audacieusement agile qu’un chat, instinctivement, sans effort, quelques mois seulement après sa naissance. Aucun être humain ne sera jamais en mesure de rivaliser en brio dans les airs avec une hirondelle ou une chauve-souris. Jamais un être humain ne sera en mesure de battre naturellement un guépard à la course, ni un hercule de vaincre un grizzli, un lion ou un éléphant, etc. Ce complexe d’infériorité éclate dans l’abjecte contentement des amateurs de safaris lorsqu’ils arborent leurs trophées tués à distance sans le moindre effort ni la moindre difficulté :
Pour l’homo cogitans, cette incontestable infériorité du corps humain sur le corps animal est proprement insupportable.
Pendant des siècles, l’Occident cartésien, a soutenu l’auto-entreprise philosophique de l’homme ambitionnant de se définir, de se comprendre, de se penser, de s’appréhender, bref de se cogiter ex nihilo, sans intervention extérieure, sur le modèle du baron de Münchhausen s’extirpant de sables mouvants en se tirant vers le haut par ses propres cheveux. Ce que Heidegger désigne, on l’avait vu lors de la séance du séminaire consacrée à Pascal, comme « la certitude de soi-même du sujet humain » <das Selbstbewußtsein des menschlichen Subjektes>».
On vient de voir que c’est Descartes qui a donné le coup d’envoi de cette entreprise surhumaine – s’auto-extirper de soi pour se considérer depuis l’intérieur de son extériorité même –, et c’est aussi Descartes, avec son « animal-machine », qui a fourni en quelque sorte l’impulsion initiale au délire cybernétique visant l’amputation par le rational de l’animale. Quant à Spinoza, gambadant dans les pas cogitatifs de Descartes, il fournira l’impulsion initiale de l’IA avec son « automate spirituel ».
On l’a vu l’année dernière, je n’insiste pas.
Ainsi, la Domination planétaire (qui ne dépend pas de la psychologie autoritaire des gouvernants mais au contraire l’induit et la configure : « Les chefs ne sont pas ceux qui agissent », écrivait Heidegger dans Dépassement de la Métaphysique) tire le plus imparable parti de la Cybernétique, mot de la même étymologie grecque que le mot « gouvernail ». Ne l’oubliez jamais. La cybernétique ce n’est pas la science des ordinateurs, c’est la modalité moderne, mathématiquement assistée, de ce que Heidegger nomme la Führung, c’est-à-dire la direction impulsée par les « chefs » (les Führers), et de sa doublure d’animosité et d’annihilation à l’encontre de l’animal.
Il y a à la rationalité « pure » un revers d’irrationalité, de bestialité, comme le montrent les comportements des employés d’abattoirs ou les messes noires maléfiques qui mutilent et trucident de paisibles animaux sans que personne ne soit parvenu à en saisir le sens.
Car nul ne semble avoir compris que les thuriféraires de l’IA chez Boston Dynamics et les orduriers possédés qui mutilent des chevaux dans les prés obéissent aux mêmes injonctions de la Führung et de l’impérialisme cybernétique !
Il faut savoir que l’inventeur de l’idée, le mathématicien américain Norbert Wiener, n’intitule pas en 1948 son grand œuvre par hasard : Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948). Il s’agit précisément pour lui, de séparer artificiellement, par le truchement de l’algorithme, l’énigmatique jointure entre l’animal et le rationale. Car Wiener, qui était juif de naissance, n’était pas un bourreau d’animaux, mais au contraire un fervent végétarien.
« Les parents » de Norbert Wiener, nous indique sa notice Wikipédia, « étaient ‘‘socialistes, humanistes et végétariens’’. Le jeune Norbert est resté durablement marqué par les tracts et documents (dont il disait qu'ils étaient ‘‘à se faire dresser les cheveux sur la tête’’) contre la vivisection et la cruauté envers les animaux ; il est resté végétarien toute sa vie. /…/ Bien qu'élevé dans une famille juive, il devint par la suite agnostique. »
Le paradoxe n’est qu’apparent. L’animosité contemporaine à l’égard des animaux n’est pas à la source du schisme en l’homme entre son animalité et sa rationalité, mais n’en est qu’une conséquence irrationnelle, comme Atlas, l’androïd gorgé d’IA de Boston Dynamics, en est la conséquence rationnelle.
Il n’y a donc en réalité pas d’opposition de principe entre les végétariens et les bourreaux d’animaux dans les abattoirs, mais au contraire, l’un n’étant que l’envers de l’envers de l’autre, un même refus de penser la jointure de l’animal rationale. Plaquant l’humanité sur l’animalité, l’idéologie végane nie la jointure par un autre bout que l’idéologie transhumaniste, non plus par l’amputation mais par la confusion.
Il n’est pas impossible que cette jointure, ce soit précisément la pensée. Je veux dire que la vraie pensée créatrice, qui n’est pas l’intelligence ni le calcul mais ce à quoi participe la très mystérieuse inspiration (tous les créateurs le savent), soit chez les penseurs leur part la plus authentiquement et magnifiquement animale.
Norbert Wiener est en somme l’ombre juive déjudaïsée de Descartes qui, lui, salivait de la glande pinéale en voyant découper et disséquer bœufs, volailles et cochons.
Pourquoi je dis « déjudaïsé » : parce que dans le judaïsme, la proximité de l’homme et de l’animal pris dans un même geste spirituel par la consommation sacrificielle de la viande (ce qu’on appelle la cacheroute), n’a rien à voir avec la phobie végétarienne d’un Wiener. Il faut savoir que les associations pour la protection des animaux (et d’ailleurs les sociétés de « naturistes ») ont proliféré en Allemagne sous le IIIème Reich.
Lorsque Léon Poliakov12 trace le portrait-robot de l'activiste antisémite allemand à la fin du XIXè s., il écrit :
« Citadin plutôt que campagnard; indifférent, sinon hostile à l'Église plutôt que chrétien dévot; et membre des classes ‘‘instruites’’ plutôt que des classes ‘‘ignorantes’’. Les formes d'antisémitisme les plus virulentes étaient propagées à travers le pays par des instituteurs, des étudiants, des employés de bureau, des petits fonctionnaires, et des secrétaires de tout ordre : membres de mouvements de ‘‘réforme de la vie’’, végétariens, adversaires de la vivisection et adeptes des cultes ‘‘naturistes’’. C'est de ce milieu, et non des paysans, ou des propriétaires aristocrates, ou du clergé réactionnaire, aussi étroit d'esprit qu'il ait pu être, que provenaient les ennemis fanatiques des Juifs. »
Cela a un sens profond. De même qu’a un sens profond la déjudaïsation de tout personne se trouvant être juive par le hasard de sa naissance – et qui prospère dans les GAFAM tel Marc Zuckerberg, préside un Hedge Fund tel Loyd Blankfein ou dirige un laboratoire pharmaceutique comme l’âpre au gain Albert Bourla. Quelqu’un a même été jusqu’à dresser sur Wikipédia la liste des Juifs américains dans la Finance13, sans oublier de préciser que cette liste s’insère dans une série de listes de Juifs américains dans l’université, la science, la philosophie, le militantisme, l’architecture, etc. Ces Juifs de naissance financiers qui font vitupérer de rage tous les antisémites de la planète sont au judaïsme (religion du don et du non-argent) ce qu’un prêtre catholique pédophile est à l’Immaculée conception de la Vierge Marie. Leurs vies et leurs vices n’engagent qu’eux-mêmes, et nullement le judaïsme ni ce que se doit d’être un « Juif juif », c’est-à-dire un Juif pieux, dont chaque instant de la vie est dicté par son rapport au Texte et pas au Chiffre ni au Calcul.
Tout cela n’est pas sans rapport avec la récente polémique concernant les propos stupides de Jean-Luc Mélenchon sur la judéité d’Éric Zemmour, (survenue alors que j’avais déjà prévu de dire ce qui suit), ni sur le fait que Zemmour caracole en France en ce moment, cas typique de Juif déjudaïsé dont toutes les grossières imbécillités qu’il assène – qu’on pourrait subsumer sous la rubrique « L'Histoire pour les Nuls par un nul » –, sont non seulement profondément contraires à l’éthique et à la foi juive traditionnelles, mais de manière évidente issues de la sous-pensée maurassienne et barrésienne la plus rance, celle-là même qui infusait déjà De Gaulle, comme je l’ai montré dans Pauvre de Gaulle ! :
« Rien n’effrayait ce type. Plus c’était grossièrement mythique, plus son mauvais goût s’exaltait. Il se ruait sur tous les paravents de l’histoire et de la culture françaises. Il avait un projecteur de diapositives à la place du cerveau: cliché sur cliché. »
J’en profite pour dire deux mots sur l’affaire Zemmour, qui n’est au fond que la réitération de celles de Trump ou de Macron aux élections américaines et françaises :
Cela fait longtemps maintenant qu’on sait que les électeurs, « des morts qui croient voter » selon Debord (à quoi il faut ajouter à toutes les élections désormais les abstentionnistes, soit des morts qui croient ne ne pas voter), se décident au moment du choix en fonction de la couleur d’une cravate. C’est une image pratique pour dire que plus un candidat apparaît quantitativement (au sens d’une apparition spectrale, car les morts qui croient voter élisent d’autres morts qui leur sont intimés par les médias), plus il a de chances d’être élu. C’est ce qui est arrivé avec Trump en 2017, dont le moindre pet mental avait été largement reproduit, filmé, décortiqué, analysé, critiqué, insulté en boucle sur tous les médias et réseaux sociaux américains et mondiaux tandis que les dignes interventions de Bernie Sanders étaient régulièrement passées sous silence.
Le cas de Trump se reproduit donc aujourd’hui en France à chaque nouvelle insanité sophistique de Zemmour, de sorte qu’il est tout à fait plausible qu’il se retrouve à l’Élysée puisque son taux de présence sur les écrans écrase pour l’instant celui de ses adversaires, par la morbide complicité des médias de son ami Bolloré comme des ses concurrents, tous fonctionnant selon les mêmes critères qui ont déjà fait élire Macron en tirant sur les mêmes vieilles ficelles spectaculaires. Un Macron sans programme ni discours identifiable – au point que certains l’ont cru de gauche à l’époque ! – ou un Zemmour ouvertement maurrassien et barrésien, tel un Hybernatus dont toutes les valeurs à la naphtaline semblent extirpées des années 50 –, à l’aune de l’indifférenciation spectaculaire, cela revient strictement au même. Bien sûr, le contenu xénophobe des interventions de Zemmour n’est pas entièrement étranger à son succès, mais c’est un phénomène de surface, comparé à ce qu’on peut appeler l’effet Facebook qui ne s’est pas renommé « Méta » pour rien – soit « morte » en hébreu.
Facebook, le « livre des faces », le « registre des visages », n’était au départ qu’un vulgaire catalogue de photos d’étudiantes et d’étudiants mis en ligne par quelques geeks post-pubères à l’usage de la curiosité libidinale de leurs camarades de campus. Aujourd’hui que cette invention narcotique a répandu sa vacuité à la surface du globe, on sait parfaitement que le contenu n’a en soi aucune importance sémantique. Ce qui compte en matière d’influence, c’est le temps d’exposition de chacun à son écran. Que Facebook devienne « Meta » ne fait que confirmer la sentence debordienne, et que l’on peut généraliser à tous les Numéricains : des morts qui croient cliquer.
Je ne peux pas développer maintenant, ni concernant le statut spirituel des animaux dans le judaïsme, ni celui de la gratuité et du don, mais sachez que ce sont des questions puissamment pensées dans les textes sacrés des Juifs, où se conjuguent la rupture avec le sacrifice humain (la « ligature » d’Isaac et le sacrifice du bélier qui s’y substitue), la fin des sacrifices d’animaux après la destruction du Second Temple de Jérusalem, à quoi se substituent symboliquement les prières, et à un niveau kabbalistique la part maudite (la part d’Azazël) manipulée dans le rituel du bouc émissaire, ou la parenté spirituelle entre l’homme et les animaux dans la vision du char d’Ezéchiel.
On peut lire au traité Chabbat (155 b) :
« Rabbi Yona <« colombe »> a exposé à l’entrée de la maison du Prince : ‘‘Quel est le sens du verset en Proverbes 29, 7: ‘Le Juste connaît la souffrance du pauvre’ ? Le Saint, béni soit-Il sait que la nourriture d’un chien errant est maigre. Il a donc décrété que la nourriture d’un chien devait demeurer trois jours dans son ventre.’’ /…/ Apprends de cela qu’il est bien de jeter un morceau de viande à un chien errant. »
Ce sont des questions d’une grande beauté, qui permettent de comprendre les racines de l’interdiction absolue de faire souffrir un animal vivant dans le judaïsme (ça se nomme tsa’ar ba’alei h’aïm dans le Talmud, « faire souffrir les créatures »14), de quelque manière que ce soit (par exemple en faisant labourer un bœuf muselé, ou en se servant à manger avant son animal). Consommer un animal selon le rituel de la cacherout (par exemple en ne mélangeant pas la nourriture lactée et la nourriture carnée, là encore pour une raison symbolique de non cruauté de principe envers les animaux15) ne revient en rien à le faire souffrir (les animaux se mangent bien entre eux ; un végan cohérent se devrait logiquement de militer pour l’interdiction de la consommation des animaux entre eux), mais c’est au contraire l’incorporer dans une relation de réparation spirituelle (tiqoun) entre l’en-bas et l’en-haut.
Je ne développe pas davantage aujourd’hui.
(À suivre)
In La pensée chinoise
P.327
Épître aux Galates 3, 28 : « Il n’y a plus (ouk éni) ni Juif ni (oudè) Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.»
Selon la formule qui clôture Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.»
Préface à Lacan par Anika Lemaire
Histoire de l’antisémitisme, tome 4, L’Europe suicidaire p.32
Traité Chabbath 154b
Exode 23, 19 : « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère. »