La cybernétique est donc dès son apparition dotée d’une ombre dominatrice qu’elle feignit de feindre d’ignorer. Wiener prétendit en effet ne pas avoir su que le mot « cybernétique », inventé par André-Marie Ampère en 1834 dans son Essai sur la philsophie des sciences, signifiait « l’étude des moyens de gouvernement ».
Sa définition était ainsi proposée : « We have decided to call the entire field of control and communication theory, whether in the machine or in the animal, by the name Cybernetics. »
La première chose qui frappe, mais qui ne devrait pas étonner après tout ce qu’on a commencé de comprendre, est l’absence du mot « homme » dans ce beau programme éponyme.
Wiener rectifiera le tour en 1950 dans son essai intitulé Cybernétique et société, sous-titré De l'usage humain des êtres humains.
Au principe de la cybernétique est le désir de réguler automatiquement le fonctionnement d’une machine (à vapeur) selon le phénomène de la rétro-action (une action dont l’effet soit aussi sa propre cause), autrement dit une action à laquelle la main de l’homme n’a plus de part.
Le premier régulateur à boule de James Watt en 1788 est un dispositif qui commande la vanne d’admission de la vapeur ; plus l’émission de la vapeur est intense, plus les boules tournent vite autour de leur axe, plus elles s’en écartent, attirant vers le bas la partie supérieure du pantographe (le losange articulé), ce qui diminue conséquemment l’admission de la vapeur et ralentit alors la machine, et ainsi de suite automatiquement, c’est-à-dire, idéalement, sans intervention humaine.
Or, entre le principe de la rétro-action et celui de l’auto-régulation, s’insère un troisième principe sans lequel les deux autres ne peuvent collaborer, qui est celui de l’information – lequel implique une certaine conception du langage. C’est le cas de l’autre système auto-régulateur précurseur de la cybernétique, le servomoteur ou « moteur asservi » de Farcot, destiné à se substituer au subtil art plurimillénaire de « l’homme libre » chérissant la mer, la navigation (la cybernétique au sens grec). Inventé en 1859 et appliqué aux gouvernails des bateaux, le « moteur asservi » régulait « l'action de la vapeur /qui/ agissait sur le piston commandant le gouvernail à partir d'une information prélevée sur la position de celui-ci »1.
Or très tôt la question de la comparaison (comparaison virant très vite – et peut-être même avant tout – à la rivalité pure) de cette auto-régulation avec le règne de la Nature a été posée par Alfred Wallace, le biologiste spolié par Darwin, à propos de la sélection naturelle. Ce ne fut jamais la technique qui prit modèle sur la nature mais au contraire la nature qui fut d’emblée comparée et conçue sur le modèle d’un dispositif technique :
« L'action de ce principe », écrit Wallace concernant la sélection naturelle, « est exactement comme celle du gouvernail centrifuge d'un moteur à vapeur, qui contrôle et corrige toute irrégularité presque avant qu'elle ne devienne perceptible <je souligne : la navigation usuelle est confrontée à l’irrégularité naturelle des flots marins, et l’idéal consisterait, davantage qu’à guérir cette imperfection (imparfaite comparée à quoi ? à la pure régularité de la logique), à la prévenir avant qu’elle ne surgisse, autrement dit à l’annihiler !>; et d'une façon semblable aucun défaut d'équilibre dans le règne animal ne peut jamais atteindre un degré significatif, car cela le rendrait sensible dès le premier pas, rendant l'existence difficile et l'extinction quasiment sûre de s'ensuivre. » 2
Ce dont se distingue, et en un sens ce à quoi s’oppose un tel dispositif (et qui va devenir la grande muraille à abattre par la cybernétique), c’est la dextérité de l’instinct (du dauphin dans la mer par exemple, ou de l’albatros dans le ciel), et pas seulement celle de l’animal, mais aussi la virtuosité de l’artisan utilisant son outil, d’un médecin écoutant son stéthoscope, d’un musicien maniant son instrument, d’un artiste usant de son pinceau ou d’un écrivain son stylo pour penser (pas son traitement de texte, le texte n’a pas à être traité, il n’est pas une maladie !).
Or « l’outil » au sens où Heidegger définit das Zeug dans Être et Temps, possède deux caractéristiques qui en font un étranger radical aux préoccupations de la cybernétique dès son aurore : il n’est pas autonome, et il n’est pas regardé en son utilisation.
Ce qui amène Heidegger à cette constatation qui qualifie toute dextérité, aussi bien instinctuelle qu’artisanale ou artistique (et la pensée créatrice participe d’une telle dextérité – Heidegger dit que la main de l’homme participe de la pensée dans Qu’appelle-t-on penser ? ( « Seul un être qui parle, c'est-à-dire pense, peut avoir une main et accomplir dans un maniement le travail de la main. » « La main trace des signes, sans doute parce que l'homme est un signe. ») :
« l’action a sa vue à elle. »
L’outil n’est pas isolé ni autonome, il appartient à un monde de relations pensives qu’il contribue à configurer et dans lequel il s’insère. Rappelez-vous ce que j’ai dit la dernière fois des « outils numériques », vrais maîtres de ceux qui s’imaginent les maîtriser, et ayez bien à l’esprit ce que je vais vous lire pour comprendre que le monde de la cybernétique ne fut jamais philosophiquement ni ontologiquement neutre.
Contrairement à l’intense propagande historiciste de l’idéologie du progrès, selon laquelle le progrès ne serait qu’une progression douce vers le mieux, respectueuse de l’ancien vers le nouveau –, cette souple ascension vers le mieux est un leurre. Un robot qui servirait simplement à améliorer, à la manière d’une prothèse ou d’un esclave mécanique le quotidien traditionnel, sans faire de vagues devenant tsunami puis allant jusqu’à annihiler ce quotidien qu’il « assiste » – au sens de tout ce qui est censé être « assisté par ordinateur » –, cela n’existe pas.
Inutile pour le comprendre de se référer à je ne sais quel scénario dystopique d’un film de science-fiction : toute l’histoire des techniques modernes en témoigne, à commencer par le daguerréotype et jusqu’au smartphone. Baudelaire l’avait parfaitement compris concernant le daguerréotype (relisez « Le public moderne et la photographie »), et quant au smartphone, c’est la plus incontestable illustration de l’a-neutralité du progrès technologique : Le monde des smartphones prospère sur le ravage à tous les niveaux et dans tous les domaines du monde qui précède les smartphones. Une des raisons en étant, nous allons le voir en détail, que le rêve qui donna naissance au robot est un cauchemar porté contre la nature même de la Nature.
Le véritable « grand remplacement » – dont s’agitent les crétins xénophobes avec leur pauvre conception vicieusement lavisséisée de l’Histoire – il est là : c’est celui de l’Homme par la Cybernétique, qui ne fait acception ni de religions, ni de frontières, ni de cultures, ni de nations.
Je vous lis ces paragraphes d’Être et Temps consacré à l’outil <Ê&T Traduction Martineau (SuZ p. 68-69)>
Autre caractéristique de l’outil, selon Heidegger, qui prend l’exemple du marteau de l’artisan : l’outil n’est pas d’abord l’objet d’une théorie, d’une contemplation ; il est manié, et d’autant plus originellement qu’il n’est pas « regardé », précise Heidegger, qui ajoute la phrase essentielle, qui vaut pour tous les artistes maniant leurs outils (musiciens, peintres, danseurs maniant leur corps, etc.) mais aussi pour cette action spécifique qu’est la pensée : « L’agir a sa vue propre », das Handeln seine Sicht hat (« L’action a sa vue à elle. » traduit Vezin).
Autre inspiration principale de la cybernétique, de l’aveu de Wiener, la thermodynamique, où là encore il s’agit de faire fi du caractère singulièrement humain de l’observation (la relativité pour chacun du chaud et du froid), et où l’information et la statistique jouent un rôle prépondérant.
L’information, parce que l’entropie, notion majeure en thermodynamique, est justement associée à un défaut d’information : « L’entropie » a été introduite en 1865 par Rudolf Clausius à partir d'un mot grec signifiant ‘‘transformation’’. Il caractérise le degré de désorganisation, ou d'imprédictibilité, du contenu en information d'un système. »3
Et Wiener d’expliquer :
« De même que l'entropie est une mesure de désorganisation, l'information fournie par une série de messages est une mesure d'organisation »
L’entropie est donc une notion commune à la thermodynamique, où elle exprime initialement « la quantité d'énergie qui ne peut se transformer en travail », et plus généralement « le degré de désordre de la matière » (indexé sur quel hypothétique « ordre » de la matière ?) – et à la théorie de l’information où elle exprime « le degré d'incertitude où l'on est de l'apparition de chaque signal ».
Quant à la statistique, elle est aussi au cœur du calcul thermodynamique, fondé sur la théorie atomique de la matière, puisque l’entropie est définie d’après une « variable d’état correspondant à une grandeur d'origine statistique ».
Voici la définition simple, par Wikipédia, d’un système thermodynamique4 :
« Un système thermodynamique typique est un sous ensemble de l'univers (que l'on isole par la pensée du reste de l'Univers <je souligne>) constitué d'un grand nombre de particules. Pour l'étude de ce système, la thermodynamique s'intéresse à des propriétés d'ensemble et non aux comportements individuels de chaque particule ou sous-ensemble de particules. Il est donc nécessaire de créer et de raisonner sur des grandeurs macroscopiques, comme la température, la pression ou l'entropie, qui rendent cohérente la description macroscopique de la matière. »
On ne manquera pas de remarquer d’une part la dissociation essentielle avec la conception de l’outil selon Heidegger, pris dans ce réseau de relations réciproques existentielles qu’est « le monde » (« L’ ‘‘avec’’ et le ‘‘aussi’’ doivent être compris existentialement, non pas catégorialement. Sur la base de ce caractère d’avec propre à l’être-au-monde, le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun <Mitwelt>. L’être-à est être-avec <Mitsein> avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là-avec <Mitdasein>. »5), et d’autre part, au contraire, le rapprochement avec le sanitarisme et l’évaluation purement statistique de la pandémie, et donc l’évaluation statistique – résumé par la formule peut-être issue de la « théorie du jeu » de « bénéfices-risques » – de ce qu’est la santé et la maladie, la mort et la vie, la liberté et la sécurité), ainsi que toutes les polémiques autour des protocoles de tests et de soins qui entourent cette pandémie.
Très vite, donc, la cybernétique se déploie comme une science humaine (elle a son mot à dire sur l’homme en son entier) à visée de science exacte (elle naît d’un idéal de régularité logique et tend à y retourner sans cesse : l’irrégulier, l’incertain, le miracle et l’imprévisible sont ses pires ennemis). Et ce que cette science qui se veut exacte vise en son cœur, si j’ose dire, c’est d’emblée ni plus ni moins ce qu’il y a de plus imprévisible au monde, le mystère de l’inspiration, soit de la vraie pensée créatrice qui n’a rien à voir avec l’intelligence, artificielle ou pas, et qui par essence, comme le sable selon Pindare, « échappe au calcul » :
« Le premier jour », raconte Wiener à propos d’une réunion avec McCulloch datant de 1945, « Von Neumann parla de machines à calculer et moi d’ingénierie de la communication. Le deuxième jour, Lorente de Nó et McCulloch firent en commun une présentation très convaincante de l’état actuel du problème de l’organisation du cerveau. À la fin, nous étions tous convaincus du fait que les sujets portant sur l’ingénierie et sur la neurologie ne font qu’un, et que nous devrions réfléchir à créer un projet de recherche permanent dans lequel nous pourrions développer ces idées.»6
Il faut s’arrêter un peu sur les personnalités en question qui sont, autour et avec Wiener, à l’origine de la Cybernétique :
Wiener est un enfant prodige, fils d’un spécialiste des langues condisciple de Zamenhof, l’inventeur polyglotte de l’espéranto, la langue universelle. Norbert sait lire à un an et demi et est éduqué à domicile (et un tantinet martyrisé) par son père jusqu’à l’âge de sept ans. Le père l’oblige à ingurgiter des centaines de livres jusqu’à la nausée, au point que Norbert souffre d’une myopie grave qui l’obligea à cesser toute lecture pendant six mois. Inutile de dire qu’on est, dans ces milieux juifs polyglottes et complètement déjudaïsés à mille lieues de l’éducation juive traditionnelle, où ce qui se transmet par l’exemple n’est pas tant le savoir en soi que sa jouissance, le plaisir d’étudier, vécu quotidiennement dans tous les détails par toute la famille. Canetti qui appartenait à un milieu comparable à celui de Wiener, de Juifs polyglottes assimilés hyper-cultivés, raconte aussi comment sa mère l’initia despotiquement et presque sadiquement à l’apprentissage de la langue allemande.
Rafael Lorente de Nó, dont il est aussi question dans l’anecdote précédemment citée, est un neurophysiologiste espagnol. Hormis ses travaux neurologiques, il a décrit avant même Turing le phénomène des « recurrent circuits », les circuits récurrents, qui auront une importance majeure en cybernétique.
Waren McCulloch, neuropsychiatre et mathématicien, fondateur des conférences de Macy, à New York (1942-1953), auxquelles participera d’emblée Norbert Wiener, et qui décrivant en 1943 le système neuronal selon le principe du « tout ou rien », « situe celui-ci dans la catégorie des modèles logiques (ceci l'amènera à la théorie des automates et ouvrira à l’élaboration d’automates ‘‘auto-régulés’’ »). Comme Alan Turing, il considère les fonctions de l’esprit comme une fonction mathématique (un opérateur transformant des entrées en des sorties).»7
Vous constatez comme il n’est nul besoin d’être scientifique pour saisir quelles sont, à l’origine des théories les plus complexes et abstraites parfois, les hypothèses existentielles (la répugnance de Wiener pour la consommation de viande animale) ou idéologiques (il n’y a pas d’autre mots, il s’agit dans le cas de Turing et McCulloch – Turing dont j’avais parlé lors de la séance consacrée à Chomsky – d’un corpus d’idées que rien ne permet objectivement de privilégier) à partir desquelles lesdites théories vont s’élaborer.
Le plus représentatif de l’esprit cybernétique de la bande semble bien John Von Neumann (1903-1957), mathématicien et physicien dont les contributions se retrouvent aussi bien en logique formelle qu’en mécanique quantique, en économie, en informatique et dans l’armement atomique. Il est un des participants actifs au projet Manhattan qui verra se développer et s’appliquer la bombe génocidaire américaine.
Né en Hongrie d’une famille juive, Von Neumann était également un enfant prodige. À six ans, il converse couramment avec son père en grec ancien et peut faire mentalement une division à huit chiffres. À huit ans, il aurait lu et intégralement mémorisés les 44 volumes de l’histoire universelle de la bibliothèque familiale. Gavé comme une oie d’un savoir universel artificiel, c’est le même homme qui, participant au projet Manhattan (ce que Wiener refusa, se consacrant exclusivement aux techniques de défense aérienne), découvrira qu’une bombe atomique fait d’autant plus de dégâts qu’elle explose non pas au sol mais à une certaine altitude optimale.
Rappelez-vous tout ce que j’ai déjà dit des sources idéologiques de la cybernétique, la rétroaction, la circularité causale, etc., et prenez-les en considération, comme des loupes de lecture, pour méditer sur les découvertes du prodige :
En logique, il cherche à résoudre le paradoxe de Russell de 1903 concernant les « ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes », paradoxe qui met à mal la théorie des ensembles de Cantor.
« Au cours des vingt années qui suivent, Ernst Zermelo, puis Abraham Adolf Fraenkel et Thoralf Skolem, montrent comment axiomatiser la théorie des ensembles de façon à éviter les paradoxes connus <je souligne>, tout en permettant la construction d'ensembles effectivement usités en mathématiques, en particulier les constructions de Cantor. /…/ Cependant ils n'excluent pas la possibilité d'ensembles qui, s'ils ne sont pas paradoxaux, semblent contre-intuitifs <je souligne> comme les ensembles qui appartiennent à eux-mêmes. Dans sa thèse de doctorat, von Neumann énonce l'axiome de fondation qui exclut en particulier cette éventualité, et permet surtout de hiérarchiser l'univers des ensembles <je souligne>. »8
En mécanique quantique, il s’attaque au principe du non-déterminisme quantique <je souligne>, qu’Einstein a échoué à réduire, et réussit à unifier les deux théories « concurrentes et équivalentes » de Werner Heisenberg (auteur du « principe d’incertitude » ou « d’indétermination ») et d’Erwin Schrödinger.
Et pourquoi cela ? Parce qu’il manquait « une formulation mathématique unique, unificatrice et satisfaisante de la théorie ».
En économie, il élabore le « théorème du minimax », qui ne résout en rien la seule et unique question économique qui vaille : comment éradiquer la pauvreté ?, mais, assimilant la loi du marché, fondée sur l’offre et la demande, à celle d’un jeu, énonce dès lors que « dans un jeu à somme nulle avec information parfaite (chaque joueur connaît les stratégies ouvertes à son adversaire et leurs conséquences), chacun dispose d'un ensemble de stratégies privilégiées (‘‘optimales’’). Entre deux joueurs rationnels <je souligne, on est en 1928 !>, il n'y a rien de mieux à faire pour chacun que choisir une de ces stratégies optimales et s'y tenir. »
Son essai (co-écrit avec le mathématicien Oskar Morgenstern) traitant de la question (qui égarera ses lecteurs croyant y trouver la description d’une faramineuse fringale) paraît en 1944 sous le titre : Theory of Games and Economic Behavior.
On conçoit que le discours sur l’Économie d’un mathématicien relève de tout sauf du souci de résoudre les inégalités économiques. Pour la bonne raison que l’Économie est moins une réalité qu’un discours, précisément, voire un fantasme, ce qu’avoue candidement la fiche Wikipédia consacrée à Von Neumann :
« Jusqu'aux années 1930, l'économie (du moins les courants majeurs d'alors) utilise un grand nombre de données chiffrées mais sans réelle rigueur scientifique. Elle ressemble à la physique du XVIIe siècle : dans l'attente d'un langage et d'une méthode scientifique pour exprimer et résoudre ses problèmes. »
Quels sont les problèmes qu’il s’agit de résoudre ? Toujours les mêmes au fond, caractéristiques de ce que la fiche Wikipédia intitule le « souci axiomatique qui caractérise » Von Neumann, et qui étaient déjà présents avec la navigation : L’imprédictibilité, l’indétermination, l’incalculable, l’imprévisible, bref ce que l’autorégulation et la causalité circulaire étaient censées déjà contrecarrer, et qui revient toujours à la mise hors-jeu du facteur le moins prévisible qui soit – au point que son nom même n’est toujours pas arrêté et fluctue au gré des langues et des cultures : j’ai nommé, Mesdames Messieurs, l’être humain.
Von Neumann ne le formule pas ainsi, mais cette répulsion pour l’imprévisible inventivité propre à l’âme humaine suinte de chaque fragment de sa rhétorique polytechnicienne :
Par exemple, en économie, sa « Théorie des jeux » (où est la pure joie du jeu, l’incertitude de savoir qui gagnera et qui perdra, si on peut en élaborer une théorie ?), « théorie de l’équilibre général », etc.
Mais c’est dans le domaine militaire qu’éclate cet agacement du facteur humain pour le logicien soucieux d’axiomatique. En effet, à la différence de Wiener, Von Neumann collaborera activement au génocidaire programme Manhattan, mettant au point les « lentilles explosives » de la première bombe A (quel nom ! il s’agit d’une charge creuse composée de plusieurs charges explosives aux vitesses de détonation diverses, « de façon à modifier la forme de l'onde de détonation qui la traverse, d’une manière similaire à l'effet d'une lentille optique sur la lumière <je souligne>. »). Et c’est encore Von Neumann, je l’ai dit, qui procède aux calculs déterminant l’altitude d’explosion optimale des deux bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki « pour maximiser l’étendue des dégâts causés »9.
Il fait aussi partie du comité chargé de sélectionner les cibles de la bombe atomique (aucune des villes n’est un enjeu militaire), et préconise le centre de Kyoto, soit l’ancienne capitale impériale, cultuelle et culturelle du Japon <je souligne>. Ce choix n’est pas plus objectif que les autres décisions axiomatiques de Von Neumann. Il s’agit d’une furie revancharde de la part du triste gamin prodige à qui on a fait ingurgiter toute l’encyclopédie du savoir universel, de même que n’est pas neutre la décision américaine d’épargner Kyoto (à quoi sera substituée Nagasaki), due au secrétaire à la Guerre Henry Stimson, qui « affectionnait tout particulièrement Kyoto où il avait passé sa lune de miel 30 ans auparavant ».
Chassez l’imprédictible facteur humain par la porte de la black box cybernétique, il revient par la fenêtre. La « science », donc, n’avait rien à voir dans des décisions aussi cruciales que celle d’annihiler en quelques microsecondes des milliers d’êtres humains. L’un des arguments de l’équipe du Projet Manhattan en faveur du bombardement de Kyoto était précisément qu’il s’agissait d’une ville universitaire, et qu’ils « pensaient que les habitants seraient plus à même de comprendre que la bombe atomique n'était pas juste une arme de plus –qu'elle constituait quasiment un tournant dans l'histoire de l'humanité».
Enfin, bien sûr, l’éclectique Von Neumann contribua aussi au domaine informatique, où la vitesse de calcul des ordinateurs jouait un rôle majeur dans le développement de l’arme atomique. Tout cela le mènera à envisager dans les années 50 l’hypothèse de la « singularité technologique », qui couronne en quelque sorte sa carrière mentale, hypothèse selon laquelle « l'invention de l'intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles dans la société humaine. Au-delà de ce point, le progrès ne serait plus l’œuvre que d’intelligences artificielles, ou ‘‘supraintelligence’’ qui s’auto-amélioreraient, de nouvelles générations de plus en plus intelligentes apparaissant de plus en plus rapidement, créant une ‘‘explosion d'intelligence’’, créant finalement une puissante superintelligence qui dépasserait qualitativement de loin l'intelligence humaine. »10
(À suivre)
Ibid.
Traduction Martineau, p.109
Cité par Erich Hörl, in La destinée cybernétique de l’Occident. McCulloch, Hiedegger et la fin de la philosophie, p.8-9