Si je prends l’exemple de la lettre aleph, il s’agit d’un symbole, d’une littera, d’une grammata, voire originellement d’un pictogramme ou d’un idéogramme représentant la tête cornue d’un bovin.
Mais c’est également, tout autant, le mot « aleph » qui a sa place attitrée dans le dictionnaire et qui désigne le verbe « apprendre » (alaph) ; « s’accoutumer », « instruire », « produire des milliers », car aleph signifie aussi « mille » , et le « gros bétail » (élèph).
Et c’est la même chose pour chacune des 22 lettres de l’alphabet hébraïque, dont la dernière, tav, ne signifie rien d’autre que « la marque inscrite», pour remplacer un nom, indique le Gesenius, sur un parchemin de complainte, lorsque le plaignant ne savait pas écrire !
D’où le sens du mot tav en Job 31, 35, traduit par « défense signée » :
« Oh ! Qui me fera trouver quelqu’un qui m’écoute ? Voilà ma défense toute signée :
Que le Tout Puissant me réponde ! Qui me donnera la plainte écrite par mon adversaire ? »
Cela a pour conséquence que chaque lettre de l’alphabet dans lequel la Bible est écrite est irréductible à une unité de base insignifiante à partir de laquelle la langue (et le Texte) se serait constituée par agglomération sémantique et syntagmatique, par « rassemblement » au sens originel du mot logos (chez Homère).
Ainsi Pierre Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque, rapporte le substantif logos au verbe lego, dont le « sens originel » est « rassembler, cueillir, choisir ».
Dans Introduction à la métaphysique, Heidegger appuie cette entente du mot logos, qu’il dissocie originellement du discours :
« Logos ne signifie pas originairement discours, dire. Le mot même de désigne rien qui se rapporte d'une façon immédiate au langage. Légô, legein, en latin legere, c'est le même mot que notre col-liger (cf. cueillir des cerises, collecte, récolte); la ‘‘lecture’’ n'est qu'une espèce du ‘‘colliger’’. Ce mot signifie : poser une chose à côté d'une autre, les mettre ensemble, bref : rassembler; dans cette opération les choses sont en même temps distinguées les unes des autres. C'est ainsi que les mathématiciens grecs emploient le mot. Une collection de monnaies n'est pas un simple amas de pièces accumulées n'importe comment. Dans le mot ‘‘analogie’’ (correspondance) nous trouvons même les deux significations côte à côte: la signification originaire de ‘‘rapport’’, ‘‘relation’’, et celle de ‘‘langage répondant’’; mais dans le mot ‘‘correspondance’’ nous ne pensons plus guère à ‘‘répondre’’, de même que, d'une façon ‘‘correspondante’’ et inverse, les Grecs, en prononçant logos, ne pensaient pas encore, ou du moins pas nécessairement, à ‘‘discours’’ et à ‘‘dire’’. »
Ce sera en effet à partir d’Aristote que le langage se conçoit comme taxinomie, c’est-à-dire mise en ordre du « rassembler » : taxis dè pasa logos, «or tout ordre a le caractère du rassembler ».
Ce n’est pas ainsi que l’hébreu biblique se conçoit. L’alphabet y est d’une telle autonomie auto-référentielle, que la juxtaposition des deux lettres que j’ai prises en exemple, le aleph et le tav, soit la première et la dernière lettre de l’alphabet (mais non la « première » ni la « dernière » lettre du Texte), forment le mot èt, qui lui-même est une contraction de la racine oth, le vav prononcé « o » étant une « consonne » accessoire, apparue pour marquer le son vocalique o, comme le yod marque le son i, alors que les autres voyelles n’apparaissent pas dans l’alphabet hébraïque, ce qui lui donne, comme au yod un statut contingent (il peut être noté ou pas dans un mot sans que le sens n’en varie).
Et c’est ainsi que le mot eth (ou oth) signifie littéralement… « la lettre » !
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