Il existe un récit hassidique qui illustre cette fécondité mystique de l’alphabet hébraïque, conformément à la formule de Wittgenstein selon laquelle « seul quelque chose de surnaturel peut exprimer le Surnaturel » : Le fondateur du Hassidisme, le Baal Shem Tov, décide de partir en Terre Sainte avec sa fille Odel et son scribe Rabbi Zevi pour tâcher, par la seule immense force de sa foi, de hâter la venue du Messie et la Rédemption du peuple juif.
En comparaison, on peut évoquer un autre usage de l’alphabet hébraïque, beaucoup plus systématiquement rationnel, pour ne pas dire hystériquement calculatoire, et du coup ayant évaporé toute sa subtile souplesse de pensée : c’est la manière dont Bernard Dubourg, dans les deux tomes de L’invention de Jésus et dans sa traduction du Sefer Yetsira, envisage l’alphabet hébraïque comme une série de hiéroglyphes, de mathèmes en somme, qui lui fournirait le sens ultime et unique de chaque ligne de la Bible ou du Nouveau Testament rétrogradé en son hypothétique hébreu originel.
Dubourg, dans une étude intitulée Ce que je sais du Sepher Yetsira parue dans la revue Tel Quel n°93 à l’automne 1982, résume ce que nous venons de voir concernant les spécificités de l’alphabet hébraïque : potentialité moléculaire des lettres et nomination irradiant tout l’alphabet :
« Toute racine hébraïque dit son histoire et produit en même temps celle des autres racines, la variation chiffrée, enfin, qui implique que tout livre est un code à chacun des niveaux de son élaboration et de sa lecture mêlées. »
Dubourg indique plus loin, ce que nous avons vu, que « chaque lettre n’est que l’acrostiche de son nom ». « Développée en nom et figure, toute lettre engendre de proche en proche toutes les autres… L’alphabet hébraïque est donc tel que toute lettre en faisant partie, par elle-même, par son énergie propre et sans secours extérieur, l’engendre tout entier et est engendré par lui. »
On remarquera que Dubourg s’adresse à des lecteurs non familiers de l’alphabet hébraïque, et qu’il a choisi de ne pas faire figurer les lettres en hébreu dans son texte. Du coup, perdant de vue l’aspect esthétique et donc visuellement métaphorique de chaque lettre (le aleph ressemble à une tête cornue de bœuf, etc.), il se fige sur l’aspect hiéroglyphique de l’alphabet, c’est-à-dire l’adéquation stricte, rationnelle, de chaque lettre à une idée force :
« Toute lettre est un mot – c’est ce qu’on peut appeler, par référence à son origine visuelle égyptienne, son caractère hiéroglyphique. »
Cette obsession pour le sens originel paléographique de l’alphabet, qui lui fait considérer avec tant d’amertume et d’agressivité les jeux de l’esprit du rabbinisme et de la Kabbale dans L’invention de Jésus (texte ultérieur à celui sur le Sefer Yetsira) amène Dubourg à interpréter d’une manière systématique et sans plus aucune vraie subtilité le vocabulaire biblique. Exemple avec le mot « vie », h’aïm qui est un pluriel en hébreu :
« Quant à h’yym, les vivants, la vie, c'est un terme hiéroglyphiquement plein: h’ <lettre h’èth ח>, la clôture; y <lettre yod י > répété, la main, l’index, la force ; m <lettre mèm final ם>, la grande liquidité, le tout, la soupe biotique universelle – la vie se définissant comme le tout résultant d'une clôture de la main, le territoire comble, surindexé, de la force. »
Je reviendrai plus en détail sans doute sur le cas très intéressant de Bernard Dubourg, qui a fini, à force de vouloir systématiser l’insystématisable, par en perdre la tête et probablement en mourir.
On comprend donc qu’il ne s’agit pas seulement dans la pensée juive de considérations strictement rationnelles. D’ailleurs certaines des spécificités de l’hébreu se retrouvent dans d’autres langues issues du proto-sémitique, comme l’arabe qui est aussi une langue à racine trilittaire et consonnantique.
J’ai posé la question sur Facebook à d’éventuels érudits de la langue arabe, pour savoir si les lettres en arabe étaient aussi des noms.
Geoffroy Géraud Legros (que je remercie au passage) m’a envoyé cette étude, qui met en parallèle les alphabets arabe et hébreu, et où un diagramme répertorie les sens des lettres dans les deux langues.
Une autre personne m’a aussi répondu très clairement, Kader Benamer que je remercie également à cette occasion :
« La réponse est oui mais. L’alphabet arabe à la même origine que les alphabets phénicien, hébreux, grec et latin. Il y a donc une source au départ de l'ordre du logogramme qui a été oubliée ou éludée par la tradition pour des besoins religieux ou pratiques mais qui demeure vivaces chez nombres de mystiques, d'occultistes etc.... dépend donc si vous vous placez dans l’ésotérique ou l'exotérique. Derrida s’est placé sur le tranche en parlant de grammatologie. »
En ce qui concerne le judaïsme, la mystique des lettres n’est pas demeurée cantonnée aux marges de la pensée, ni même réservée aux enseignements kabbalistiques. Des milliers de commentaires concernent l’événement de l’écriture par Moïse des tables de pierre sous la dictée divine, puis celui de leur brisure, au moment de l’adoration du Veau d’or, puis de leur réécriture après le châtiment. Cet événement complexe confère à l’écriture, au geste même de l’écriture, un statut sacré (dont témoigne le geste calligraphique du sofer, du scribe (si diffamé dans les Évangiles).
PASSER VIDÉO DU SOFER
Bien entendu, le geste de l’écriture n’est pas dissociable du geste de la lecture, et lire en effet participe aussi d’une gestuelle, d’ailleurs ritualisée lors de la lecture publique de la section hebdomadaire à la Synagogue (la parachah, de même racine que le mot Pharisien). Lire est une action où le corps (la main, les yeux, la voix, la balancement du corps) a sa part autant que la pensée.
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