Au début de l’été de 1948, en effet, la guerre ouvertement génocidaire pour contrecarrer les Juifs est en train d’être perdue. Là où les Juifs jouaient objectivement leur survie, les Arabes jouaient subjectivement leur jouissance : une fantasmatique oumma1 unanime, sans failles ni discordes (laquelle n’a en réalité jamais existé en Islam) et surtout sans Juifs autonomes en son sein. C’est pour cela que ce qui prédomine chez Zureik est l’aspect de manque-à-jouir (comme on parle de manque à gagner) et de « l’abattement général » consécutif pour les musulmans.
« Il est probable que le terme coranique umma, écrit Bernard Lewis dans Le langage politique de l’islam2, chapitre « Métaphore et allusion », « le ‘‘peuple’’ ou la ‘‘communauté’’, que d’aucuns ont rapproché de l’arabe umm, ‘‘mère’’, est en fait un mot emprunté soit à l’hébreu, soit à l’araméen. »
Il y a dans l’impitoyable et séculaire refus arabe de partager avec les Juifs (j’y reviendrai, ce n’est là qu’une digression dans mon analyse de la notion de nakba) ce minuscule bout de terre (en comparaison des millions de kilomètres carrés de l’empire musulman <cf. carte ci-dessous>) une cohérence dans la substitution théologique, que l’origine hébraïque ou araméenne du mot oumma ne peut manquer de faire entendre sans même aller jusqu’aux multiples circonlocutions que l’analyse sauvage pourrait produire concernant le mot « mère »…
Et dans le chapitre « Le corps politique » du même essai, Lewis stipule que si le mot umma, qui est préislamique, a pu revêtir différentes acceptions (comme celui de « communauté »), et variantes au sein même du Coran, « dans la littérature arabe classique, le mot umma est fréquemment employé dans un sens à la fois religieux et ethnique »3.
Il faut se souvenir à ce propos que Zureik n’est pas musulman mais orthodoxe, et que dès lors pour lui l’invocation du mot oumma est indissociablement ethnique et politique – un peu comme s’il condensait les termes arabité et arabisme en un seul mot –, puisque la défaite contre les Juifs a manifesté, selon lui, la fragilité de cette oumma, la vulnérabilité de la cohésion ethno-politique des Arabes que leurs divergences ont affaiblis (puisqu’il est inadmissible d’imaginer qu’un Juif soit meilleur combattant qu’un musulman). D’où le commentaire de Jihane Sfeir :
« C'est donc une défaite militaire mais surtout morale et psychique infligée non seulement au peuple palestinien mais aussi aux Arabes incapables de se constituer en nation unifiée (oumma). »
Il faut bien entendre tous les non-dits de la complainte de Zureik. En voici l’analyse par Jihane Sfeir :
« Trois aspects fondamentaux de cette définition sont à retenir. Le premier est d'ordre psychique: il concerne la notion de désastre impliquant la soudaineté de l'événement et l'étendue de son impact sur un peuple anéanti par son ampleur. C'est la fuite, la perte de la terre, la défaite, la prise de conscience du non-retour qui se traduisent par un abattement général. Le deuxième aspect est d'ordre géographique : la nakba ne concerne pas uniquement la Palestine, elle touche tous les pays arabes; l'expulsion des Palestiniens est directement ressentie dans les pays d'accueil et la destruction de la Palestine ampute le monde arabe d'une partie vitale et essentielle de son entité. Enfin, le troisième volet est politique : c'est l'échec du nationalisme arabe face à la réussite du projet sioniste. La nakba est intimement liée à la création de l'État d'Israël : les deux événements naissent en même temps, ils se développeront en miroir. »
Commençons par le premier aspect, d’ordre psychique, de cette « catastrophe », celle d’un « peuple anéanti par son ampleur » (on remarquera que l’expression s’appliquerait bien davantage aux Juifs victimes de la Shoah qu’aux Arabes « déplacés »), et qui reflète, si l’on se fonde sur les propos des idéologues arabes de l’époque même, de manque-à-jouir génocidaire.
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