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Suite de ma lecture de La vie sur terre de Baudouin de Bodinat:
«Là où règne le bruit, c'est-à-dire dans les villes à peu près partout hors de chez soi quand on sort acheter le journal par exemple, on a pris l'habitude de n'avoir que des pensées insignifiantes, sans suite, ne réclamant aucune attention et de nature purement pratique, qui à nous-mêmes nous paraîtraient celles d'un simple d'esprit essayant de traverser au carrefour sans se faire écraser, si on pouvait les entendre; et semblablement dans le café où l'on s'installe pour lire le journal, on n'essaye même pas avec son ambiance musicale de chansons comme on les entend partout et qui sous ce rapport de la distraction sont encore pires que les bruits: elles attirent la pensée qui voltige et la prennent à leur glu. J'en ai tiré cette idée que la sonorisation générale à quoi la vie sociale est soumise équivaut objectivement à une interdiction de penser, avec plus d'efficace: les habitants s'en trouvent si contents que spontanément chez eux ils s'en appliquent la méthode et sur leurs enfants.»
«Parfois je descends dans les transports souterrains sans autre but à vrai dire que d'y prendre un bain d'humanité (qui est un puissant désinfectant); c'est aussi le moyen de les examiner durant qu'ils sont sans trop bouger, comme c'est possible dans la salle d'attente d'une consultation de psychiatrie où ils restent assis avec leurs tics nerveux, ou le faciès de l'épuisement neurasthénique, ou leur effondrement de l'hypothalamus, ou ces agitations motrices discrètes à se ronger les ongles, à se manger les lèvres, à grincer des dents les yeux fixes ou à parler tout seul, ‘‘Je suis dans le métro, je rentre à la maison’’, à tourner lentement les pages de magazines qui montrent des images de bonheur en couleurs avec des mots simples à comprendre. Leur système nerveux déformé par les chocs, me suis-je dit alors, n'est plus en état de les renseigner sur ce qu'ils subissent, sur la pression des contraintes et des humiliations pesant sur eux de tout le poids de la machine sociale; et comme il n'y a aucune possibilité de fuir, la peur les a submergés.»
«Quand on voudrait s'attarder à cette question de la conscience et de ses conditions matérielles, il faudrait poser en prémisse que la profondeur intérieure du sujet n'est constituée par rien d'autre que par la finesse et la richesse du monde extérieur des sensations, et ne pas tergiverser d'aller ensuite à la scolie: ‘‘Si l'homme à l'origine (imagine Mumford) avait habité un monde aussi uniformément dénudé qu'un "grand ensemble" d'habitation, aussi terne qu'un parking, aussi dépourvu de vie qu'une usine automatisée, on peut douter qu'il ait eu une expérience sensorielle assez variée pour retenir des images, modeler un langage, ou acquérir des idées.’’»
«C'est aussi dans l'atmosphère de notre cerveau, l'ozone photochimique et la musique des haut-parleurs, les marquages au sol et les signalétiques, les codes-barres et les disquettes. Et d'aller se rassurer devant la glace ne sert à rien, ni de prendre la pose devant sa bibliothèque, ni de manger au canif le saucisson fermier: c'est toujours à la manière du façadisme, qui conserve en effet la physionomie en pierre expressive avec ses balcons de fer forgés au XIXe siècle, pour installer derrière, en place du grand escalier en volute silencieuse, des plafonds à moulures, parquets, cheminées en marbre, cuisine de l'Age du charbon, ses plateaux modulables et ses plafonds techniques de l'air conditionné et du câblage de la bureautique high-tech desservie par un ascenseur à logique floue sur trois niveaux de parkings.»
«C'est à mon avis une des raisons pourquoi l'individu collectivisé ne conçoit pas où est le problème: sa subjectivité, à quoi il s'identifie, ne pourrait lui servir à rien hors de ces conditions artificielles qui en sont la matrice; ie.: ton ‘‘entendement’’ adapté à l'ordinateur a nécessairement besoin d'un environnement dominé par celui-ci pour être utilisable, qui en a fourni tout le mobilier et les accessoires, avec l'emploi du temps et les ‘‘thèmes de réflexion’’, au nombre desquels ne figure pas celui d'imaginer en sortir.»
«Dans le cas des enfants maintenant c'est plus simple: c'est dès le début que les appareils raccordés à la place des facultés ne laissent subsister que les terminaisons nerveuses suffisant à leur emploi d'appuyer sur les touches: élevé par cette pédagogie de la non-contradiction, le petit consommateur aura peu de circonstances pour développer dans son caractère et sa pensée la capacité de résistance à la contrainte (à défaut de laquelle la pensée ne pourrait même pas exister) d'où s'engendrent les facultés (ainsi c'est dans l'ennui que se compostent les sensations, les rêveries, l'attention aux choses, le sentiment de l'ambiance, etc., d'où germera l'imagination qui inventera d'échapper à l'ennui par ses propres moyens), et arrivé à l'âge de son exploitation économique il est incapable de comprendre la contrainte qui s'exerce tout à coup sur lui; qui se cachait derrière les boissons sucrées, les dessins animés, l'ordinateur qui parle gentiment.»
«Plus le monde devient ce dépotoir de déchets ultimes et de résidus toxiques, s'infecte de bacilles multi-résistants, de virus et de parasites, de mycoses génito-urinaires, d'herpès, etc., où l'eau devient problématique à refaire potable, et plus on nous voit la peau récurée, le cheveu brillant, les dents photogéniques, les vêtements sortant du pressing; que plus il y a d'appareils à laver, et de flacons spécialisés, tubes, crèmes, lotions s'accumulant dans les salles de bains, que se multiplient les sprays bactéricides, les services par téléphone où c'est un robot qui prend la commande, le courrier électronique, les badges magnétiques, les portails de détection, les codes secrets, les portes d'accès vérifiant la voix, ou l'iris, ou les empreintes digitales, ou l'odeur des individus qui s'y présentent, et les hôtels gérés par un ordinateur qui s'explique directement avec la carte à puce, et les emballages en plastique pour quoi que ce soit, les plats cuisinés en atmosphère stérile et les vidéo- surveillances, plus se répand la phobie du contact. Et à la fin on ne s'étonne même pas que le jardin secret qu'on garde dans sa ‘‘vie intérieure’’ ait rétréci à la taille d'un yucca en pot acheté à la grande surface ou d'un bonsaï posé sur l'étagère. »
À suivre
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