Il faut penser le conflit et il faut penser, au cœur de ce conflit singulier-là, le massacre. Le culte du massacre, les cadavres et le sang exhibés maladivement, l’ivresse sanguinaire de la mort donnée et de la mort reçue et revendiquée. Tout cela est particulier à ce conflit, le plus long de l’histoire moderne et sans doute l’un des plus complexes.
Mon Séminaire entend traquer les invisibles causes du conflit, les rouages de la conflictualité du conflit, et les raisons pour lesquelles la paix n’a toujours pas été conclue entre Palestiniens et Israéliens. Les sociétés humaines sont régies par des courants d’influences aussi profondément irrationnels qu’ils demeurent largement insus. Je préfère prêter l’oreille aux discours délirants, quelle que soit la question dont je m’occupe, car, selon moi, ils disent une vérité quant à ce qui motive toute la société, y compris sa majorité silencieuse (qui ne dit mot consent). En l’occurrence, les djihadistes suicidaires palestiniens dont j’ai longuement traité parlent pour toute une société habitée et nourrie par son propre suicide, lui-même la conséquence de son fantasme fondateur d’un génocide avorté (la Nakba).
Artaud, dans ses Lettres autour de la séance du Vieux-Colombier, écrit :
« Ce monde se croit libre, au moins libre sur le plan de la conscience profonde et c’est sur ce plan qu’il est mené et entièrement destitué. Or j’ai à dire qu’il y prête la main et que c’est même tout ce qui lui permet encore de vivre et de se maintenir tel qu’il est, c’est-à-dire malade et mourant, je veux dire exposé, méthodiquement exposé à la kyrielle sans nombre des maladies, et à la descente, en fin de compte, de chacun de ses corps au cercueil. »
Je vais poursuivre aujourd’hui mon enquête historique, tout en zigzagant un tantinet parmi les antisionistes contemporains, pour déterminer non plus cette fois la source originelle de la déplorable situation du peuple palestinien – ce que j’avais traduit lors d’une séance précédente par l’interrogation « à qui la faute ? » –, mais la raison de la perpétuation de cette misère des Palestinens de Cisjordanie, de Gaza, et des divers camps de réfugiés au Moyen Orient ; autrement dit, pourquoi la paix n’est-elle toujours pas accomplie et pourquoi les Palestiniens n’on-ils toujours pas leur État sur une terre partagée avec les Juifs ?
Il suffit de réfléchir à tous les conflits du monde pour comprendre que la colère, le ressentiment et la haine, aussi légitimes puissent-ils être, perdent toute légitimité lorsqu’ils sont incrustés dans l’éducation des nouvelles générations, devenant mécaniquement profondément idéologiques. De même que je n’ai pas été élevé dans la haine des Allemands, des Polonais ni des Français – puisque ce sont des policiers français qui ont raflé les membres de ma famille à Paris –, de même un Palestinien né en exil n’a aucune raison d’être élevé dans la haine des Israéliens ni des Juifs – ni un Israélien d’être éduqué dans la haine des Arabes ; et d’ailleurs, dans leur majorité, ils ne le sont pas.
La nostalgie est légitime ; la rage et la haine inculquées dès l’enfance, non. La transmission de la colère est un des éléments cruciaux du conflit, traité en 2014 dans passionnant documentaire réalisé par une cinéaste franco-israélienne, Tamara Erde (Soit « Palmier-dattier » en hébreu et « Terre » en allemand !), intitulé This is my land, où elle interroge alternativement des élèves et leurs enseignants, palestiniens et israéliens, y compris dans des classes mixtes où les deux enseignants, un Israélien et une Palestinienne, font cours côte à côte.
On y constate une nette différence entre un enseignant palestinien – qui est idéologisé, colérique, affirmatif, sans nuance ni subtilité –,
VIDÉO ILS VEULENT QU’ON SE MÉPRISE COLÈRE DE L’ENSEIGNANT PALESTINIEN.MP4
et un enseignant israélien qui est rempli de questionnements et de doutes (sur sa propre identité, sur son rapport à l’autre arabe, etc.)
VIDÉO LYCÉENS ISRAÉLIENS À BELZEC.MP4
Telle est la raison pour laquelle les considérations des divers indignégnés de l’intelligentsia bien pensante – qu’elle soit française ou israélienne – concernant le gouvernement corrompu du crapuleux Netanyahou ou même la colonisation quasiment officielle de la Cisjordanie depuis Begin et Sharon jusqu’à aujourd’hui, ne sont pas à mes yeux dignes de considération ni de pensée, puisque cette politique de « colonisation » n’a pas créé le conflit ; elle n’en est qu’une des multiples arborescences et un des nombreux développements.
Si les Palestiniens avaient définitivement abandonné le djihadisme – c’est-à-dire l’espoir confus, car complètement irréaliste, aussi bien humainement que stratégiquement, qu’ils finiront par vaincre Israël par la force, d’une manière ou d’une autre et quel que soit le temps que cela prendra, et qu’ils réintégreront la Palestine d’Épinal de leur ancêtres –, exactement comme les Allemands furent forcés de renoncer au nazisme après guerre, la paix serait faite depuis longtemps, et les sionistes religieux qui foutent le bordel aujourd’hui en Israël, et qui ne sont qu’une minorité très active, n’auraient aucun pouvoir pour l’empêcher.
Il y a dans le film de Tamara Erde un moment intéressant, où le colérique enseignant palestinien, pour tenter de contrecarrer l’antisémitisme culturel de ses élèves de 6ème (il est en cela d’une maladresse et d’un amateurisme consternants : « tout Isralien est juif » assène-t-il), propose à ses élèves d’écrire chacun deux lettres à deux enfants juifs de leur âge, l’une à un Juif de de France et l’autre à un Juif d’une implantation en Cisjordanie :
VIDÉO : Lettre aux Juifs de France
J’ai décidé de remonter dans le temps, jusqu’à mes 12 ans en 6ème, et vais ainsi répondre au garçon palestinien qui écrit à celui qu’il surnomme Sirak, ( n’ayant aucune idée des prénoms juifs :
« Cher enfant dont j’ignore le prénom,
Salam aleykoum.
Je ne me prénomme pas « Sirak », mais « Simh’a » qui signifie la joie en hébreu, et « Stéphane » en français qui vient du grec et signifie « couronne ». Je te remercie de ta lettre même si je déplore de ne pas savoir ton prénom.
Tu me demandes si je suis pour ou contre la « cause » ? Je suis pour ! Je suis pour que tu vives en paix, toi, tes parents, ta famille, et tes futurs enfants dans un pays qui s’appellera Palestine et où tu pourras être aussi heureux que le sont les enfants israéliens en Israël ou que je le suis moi en France.
Mes « sympathies », comme tu écris, vont à tous ceux que tu cites : au sionisme, aux Palestiniens et à la France. Je suppose que ton professeur n’a pas bien fait son travail en te parlant du sionisme ; corrige-le de ma part en lui expliquant que tous les Israéliens ne sont pas juifs : il y a aussi des Israéliens musulmans et chrétiens, et quelques autres sans religion.
Je voudrais que tu saches que ce qu’on t’a dit sur les Israéliens et le sionisme sont des mensonges. Mon peuple, les Juifs, n’ont ni volé ni violé la terre de ton peuple, les Palestiniens. Cette terre était aussi un peu à eux et ils avaient pour cette terre depuis deux mille ans beaucoup d’amour et aucune haine pour ton peuple, même s’ils n’y étaient pas nés comme ton peuple. Et lorsqu’il y sont venus, ce n’était pas pour la voler à ton peuple mais pour ne pas être tués en Europe. Quand mon peuple a rencontré ton peuple, au début ils se sont disputés mais ce n’était pas la guerre, et mon peuple, qui n’aime pas les disputes avec les autres peuples mais seulement les chamailleries en famille, à l’intérieur de son propre peuple, a plusieurs fois tendu la main de la paix à ton peuple et proposé que nos deux peuples vivent côte à côte en Palestine, qu’ils aimaient tout autant.
Mais des dirigeants haineux de ton peuple ont fait croire à ton peuple que mon peuple était mauvais (ce qui était déjà ce même mensonge qui faisait qu’on persécutait mon peuple en Europe et même en France où je suis né). Puis ton peuple a voulu faire la guerre à mon peuple, et c’est ton peuple qui a perdu la guerre. La guerre c’est toujours douloureux, mais après la guerre il faut faire la paix. Toi et moi sommes des enfants de deux peuples qui se sont faits la guerre en Palestine, et qui se la font encore un peu, même si mon peuple est beaucoup plus fort que ton peuple, mais jamais moi, Simh’a, je ne t’ai fait la guerre et jamais je ne te la ferai. Je n’ai jamais tué un seul Palestinien ni aucun autre humain, et j’espère bien que jamais tu ne tueras un Juif ni aucun autre humain.
Une dernière chose : tu me demandes si je connais Tamara, la cinéaste qui te filme, et de penser à l’histoire d’amour entre toi et elle. Je ne la connais pas personnellement mais je suis ravi de votre amour, d’autant que tu sembles ignorer que Tamara appartient à mon peuple, les Juifs, et comme tu le constates, elle est très gentille et aime beaucoup ton peuple, puisqu’elle est venue faire un film sur ton professeur, ta classe et toi-même. Eh bien, je souhaite que tu inventes à l’avenir une histoire d’amitié entre ton peuple et mon peuple comme tu as inventé cette histoire d’amour entre une Juive, Tamara, et toi-même. C’est beaucoup mieux d’aimer une Juive que de lui cracher dessus ou de lui lancer des pierres. Comme on disait autrefois en France : « Faites l’amour, pas la guerre ». Répète-le de ma part à ta famille, à tes amis, et à ton professeur qui est si énervé.
Ton nouvel ami juif de France, Simh’a »
Il est peu douteux que l’activité d’« implantation » juive en Judée et Samarie – « colonisation » ou « implantation », « Cisjordanie » ou « Judée et Samarie », là encore les mots sont cruciaux et chaque camp a ses arguments pour les justifier – n’a pas peu contribué à rendre plus inextricable le nœud du problème. Mais il n’a pas noué ce nœud à l’origine – comme voudraient le faire croire les antisionistes pour qui, qu’ils l’avouent ou pas, toute présence juive sur cette terre consubstantiellement musulmane est une colonisation indue.
Selon moi, bien au contraire, je l’ai assez montré lors des séances précédentes, le cœur du conflit est incrusté depuis Mahomet dans la représentation imaginaire du Yahoud que se fait le croyant musulman depuis des siècles.
La réciproque n’est pas pas vraie : les Israéliens détestent peut-être aujourd’hui, ou invisibilisent, ou méprisent en masse les Palestiniens – et encore, rien ne l’assure –, mais cela n’est pas une donnée originelle de leur religion, de leur culture ni de leur pensée, ni surtout du sionisme.
Autrement dit, l’animosité collective en Israël contre les Palestiniens est circonstancielle (elle n’en est pas moins blâmable), alors que l’animosité contre les Juifs parmi les Palestiniens est structurelle (il n’est pas impossible ni impensable d’y échapper pour autant).
Laisser moi vous présenter, en guise d’interlude, Sohila Padila, de la ville israélienne de Tira, à 30 km de Tel-Aviv
Fierté du djihab d’une Arabe israélienne conductrice de bus
Voilà pourquoi la politique israélienne (ou d’ailleurs palestinienne) m’intéresse peu pour penser le conflit. Elle ne m’intéresse pas davantage que telle manœuvre du gouvernement Macron n’est digne selon moi d’être longuement analysée, comparée à la longue histoire criminelle du néo-libéralisme dont un Macron n’est qu’un sous-fifre de paille. Pas plus que les éditoriaux d’un magazine ou les débats d’un plateau-télé quels qu’ils soient ne sont dignes d’être longtemps décortiqués quand il suffit d’avoir lu La société du spectacle pour savoir quoi en penser depuis toujours et pour l’éternité !
Je vais poursuivre et achever aujourd’hui mon analyse de quelques tentatives de paix israélo-palestiniennes, toutes avortées hélas ! en prenant garde à ne pas être trop manichéen en rejetant toute la faute de ces échecs sur les Arabes. On essaiera surtout de voir à quels moments les choses auraient pu mieux tourner, sachant que, dans le tumultueux domaine de l’Histoire et plus généralement des passions humaines, tout n’est qu’hypothèses évanescentes et châteaux en Palestine…
(À suivre)