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Textes lus dans l'émission Hypernuit de Paul Ouazan

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Souvent au réveil je me prends à penser que je n’existe pas. L’aube est encore en deçà de la nuit, les bruits de la ville s’esquissent seulement, suffisant pourtant à me laisser croire que non, décidément, je ne suis pas là.

Kafka écrit la courte histoire d’une épée qui, au sortir d’un songe de chevalerie ancienne, demeure enfoncée jusqu’à la garde dans le dos du rêveur distrait. Frappé d’un égal sortilège, je suis resté pour ma part fiché dans mon dernier rêve, quelques lambeaux épars de mon être réel étant seuls parvenus à émerger, oubliant de s’oublier dans la brume. C’est dès lors dans un état intermédiaire entre l’absence et l’acuité accrue que j’écris, ayant la faiblesse d’aimer un propos qui s’apparente au mirage.  

L’impureté de Dieu, 1991


Merci Lie-tseu. Trop excité pour écrire, trop fatigué pour lire, trop impatient pour dormir, trop pauvre pour sortir, trop seul pour jouir, trop concentré pour rire, trop joyeux pour gémir. Que faire ? « Observons la suite, et laissons-nous aller à l'évanescence. »

Mes Moires, 1997


Il est deux heures du matin, j'observe Marie dormir. Son visage posé de profil sur l'oreiller respire tout près du mien. Le drap remonte jusqu'à la base de son long cou, parcouru par deux jugulaires qui émergent sous la peau comme les crocs d'un tigre.

Dans l'obscurité, je ne distingue plus les couleurs et les nuances de sa peau.

Ce que j'aime regarder cette femme! Je suis insatiable du moindre détail. Gestes, paroles, nuances infinitésimales de sa carnation, infigeable ballet de ses déplacements... Je crois bien n'avoir jamais scruté un modèle avec tant de minutie. C'est comme si je me regardais peindre. La dévorant des yeux, c'est ma propre vision rafraîchie que je dévisage, métissée par un sang vif et bouillonnant.

Ses narines déployées en un huit allongé inhalent le vernis clandestin des ténèbres, de sorte que la lueur opaque de la nuit, en traversant ce sas infinitésimal, arrose de l'intérieur son visage dispos pour lui donner un volume de masque rituel.

Je contemple le rhombe rebondi de ses lèvres, ses pommettes élastiques, la jolie mousse crépue qui orne son front comme une guirlande de fibres. Je comprends alors que je n'ai pas à mon côté un modèle de plus pour ma peinture, mais une véritable œuvre d'art, vivante et aboutie.

Je songe à cette phrase d'un documentaire d'Alain Resnais sur les statues africaines: «Un Noir en mouvement, c'est encore de l'art nègre.» Ce n'est pas moins vrai de ma Noire endormie. A quelques centimètres de mes yeux effarés flotte un masque zandé. Je n'aurai qu'à la regarder vivre comme je la regarde dormir.

Une autre peinture, autonome et vibrante, naîtra inévitablement de ce regard-là.

Noire est la beauté, 2001


J’écris ceci un mois d’octobre, sous un soleil radieux.

De mémoire de parisien on n’avait connu automne aussi tiède. Il faut dire que, de mémoire d’homme, on n’avait jamais senti si concrètement sombrer le monde.

Le méphitisme règne, la planète mijote, la banquise s’abrase, les fleuves impassibles s’exorbitent en mascarets mortifères, les rivières acidifiées s’asphyxient, la famine dévore des peuplades apeurées, des espèces animales s’amenuisent à jamais, les pandémies prolifèrent,  les paradis les plus sereins se désagrègent dans l’écrabouillant brasier de guerres locales…

Entretemps, Méphisto assure la prospérité de Dr Pharmacie et M. Armement.

Les simili-scandales politico-financiers s’enfantent sans fin. Leur unique dessein est d’orner l’inconséquent paravent des journaux télévisés derrière lequel c’est le néant qui se met à nu. La Bourse, elle, se porte de mieux en mieux ; elle garantit l’eau polluée, le gaz toxique et les pratiques mafieuses à tous les étages du capitalisme planétaire.

L’homme est pour l’homme un clown sordide, sanguinaire et stupide, et personne ne possède la clé de cette putréfaction mal apprivoisée.

Debord ou la diffraction du temps, 2008


Quelle est la vitesse du désir en plein vol ?

Qui désire comment, et pourquoi ?

Le désir a-t-il un sexe ?

Quelle langue parle le désir ?

Peut-on feindre le désir ?

Y a-t-il autant de désirs que de catégories d'anges ?

Le désir a-t-il une âme ?

Le désir est-il un art ?

Combien de grammes de désir peuvent tenir dans une cartouche d'encre ?

Peut-on rire du désir ?

Peut-on rire de désir ?

Existe-t-il des désirs indésirables ?

Quelle est la couleur du désir ?

Le désir naît-il au hasard ?

Un coup de dés peut-il abolir le désir ?

Quelle est la température d'ébullition du désir ?

Le désir est-il subversif ?

Le désir est-il contagieux ?

Le désir est-il soluble dans le plaisir ?

Le désir est-il vraiment composé d'aise et de rire ?

Autour du désir, 2001

L’émission complète est en ligne ici

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Stéphane Zagdanski
Stéphane Zagdanski
Auteurs
Séminaire Zagdanski