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Voici aujourd’hui tout le cinéma de Debord, ce dont il est question dans Debord ou la diffraction du temps (liens vers les films après le texte):
Sonate à une voix
L’I.S. dissoute, Debord se retrouve seul. Le temps des revues et des textes non signés est passé ; l’autobiographie méditative reprend ses droits.
Ce tournant de son œuvre est marqué en 1973 par la réalisation du film La Société du Spectacle, où affleure nettement l’effet centripète de la diffraction, après plusieurs années d’une volontaire discrétion visant à combattre la nouvelle notoriété de l’I.S. depuis 1968. « Notre silence depuis deux ans a été une excellente forme d’expression », écrit Debord à Gianfranco Sanguinetti le 16 septembre 1971, « dont la prochaine forme d’expression à faire paraître doit être une continuation plus forte, et non une retombée à la musique d’avant. »
Autant dire qu’après de longs mois d’une intense discrétion, destinée à trouer la trame des commentaires mensongers de la plus profonde crise révolutionnaire française du siècle, Debord décide de redonner à sa pensée voix au chapitre.
Le personnage central du film sera par conséquent sa voix même. Profonde, posée, d’une assurance absolue, c’est une flamme fraîche, sereine au sein de sa propre oscillation, et que rien ne trouble. Pour redéployer la citation de Moby Dick détournée dans la thèse 63, cette belle voix ressemble aux baleines « environnées de consternation et de terreur » qui continuent de s’ébattre « au centre tranquille du malheur ». « Ainsi pour moi-même », poursuit Melville, « au cœur de l’Atlantique tourmenté de mon être, il m’arrive de jubiler dans un calme muet tandis que les planètes néfatses gravitent sans fin autour de moi sans toucher la place profonde et intime où baigne l’étincelle de ma joie. »
Le film est formellement dédié à Alice, dont la farouche beauté ouvre la marche. La Société du Spectacle s’introduit de la sorte par une déclaration d’amour et sur l’amour, tirée des écrits théologiques de jeunesse de Hegel : « Dans l’amour, le séparé existe encore, mais non plus comme séparé, comme uni, et le vivant rencontre le vivant. » Cette citation est d’autant plus digne d’être remarquée qu’elle est détournée un peu plus tard dans le film – conformément à la thèse 29 du livre –, détournement illustré par l’image d’un « amour » particulièrement aliéné, celui d’un jeune couple regardant ensemble la télévision.
Le refrain du film est tiré de la sonate VI en ré majeur des Délices de la solitude de Corrette ; il convient au nouveau raffinement de la solitude debordienne, signifié par la décision d’adapter son essai en film, ce que le contrat du 8 janvier 1973 signé avec Lebovici corrobore noir sur blanc : « L’auteur accomplira ce travail en toute liberté sans contrôle de quiconque, et sans même entendre quelque observation que ce soit, sur aucun aspect du contenu ni de la forme cinématographique qui lui paraîtra convenable de donner à ce film. »
Mais la sonate illustre aussi la diffraction au sens où, comme Debord l’écrit à Sanguinetti, elle est l’air de la négation du Spectacle : « Notre Corrette fait merveille. C’est la seule musique du film. Il n’est pas “l’air du spectacle”, mais l’air de sa négation accompagnant les interruptions de la vie réelle et de la révolution: notamment la séquence consacrée à la Sorbonne occupée. » Ce n’est donc pas un hasard si Debord, qui a laissé s’exprimer l’accommodant stalinien Séguy dans la première partie du film, ne laisse jamais entendre dans la partie consacrée à 68 le blabla révolutionnaire ; tous les extraits d’actualité sont muets.
Seules comptent la sonate de Corrette et la voix du penseur.
Qu’est-ce qui désigne, en dehors des goûts propres à chacun – ceux de Debord en la matière furent très classiquement excellents (Couperin et Benny Golson illustreront In girum) –, une musique particulière comme air de la diffraction plutôt que son inverse ?
Le fait que sa composition ait échappé aux critères de consensualité abrutissante du Spectacle. Autant dire que n’importe quelle « idole », de Presley aux Yéyés, est à jeter aux ordures comme illustration sonore, tandis que les images des imbéciles Beatles et de quelques dérisoires rockers français illustrent parfaitement la « révolte purement spectaculaire », soit l’autre face de « l’acceptation béate de ce qui existe ».
Le 25 octobre 1960, voulant illustrer pour Patrick Straram le potentiel de diffraction d’une « situation » concrète, fondée sur « la distance, la séparation », Debord évoquait la solitude musicale de sa nuit : « Table orientée à l’ouest, devant deux fenêtres: camion des Halles, écoutant huit concerti de l’opus 6 [de Vivaldi]. Écrivant à Patrick Straram, buvant rosé…»
Le premier décembre 1971, en tête d’une lettre à Gianfranco Sanguinetti, Debord précise : « Ceci est écrit au son du Pastor fido [de Vivaldi] – mettre la même musique pour bien lire. » La bonne musique, qui aide à « bien lire », incarne le mieux l’alliance entre la théorie et la pratique. Et elle est aussi un pont parfait entre deux solitudes.
La dissociation debordienne – ce qu’il appelle encore en 1960 « la distance, la séparation » – est profondément antinomique de la « séparation » socialement organisée sur fond de l’unification marchande du monde. La diffraction, en tant qu’elle repose sur une infrangible aspiration à la liberté, est la plus cohérente critique de la « séparation » spectaculaire, laquelle ne réunit les êtres qu’illusoirement – par la forme de ses villes, la teneur de ses loisirs, la production de ses marchandises, l’imposition de ses manifestations culturelles, l’abjecte glue de ses tics langagiers, autant que par son information publicitaire – afin de mieux régner sur leurs palpables divisions en classes, castes, clans et autres catastrophiques hiérarchies.
Métamorphose du film
Le film constitue donc un récapitulatif irrécupérable des découvertes de Debord au cours des dernières années, comparable au projet d’Eisenstein d’adapter Le Capital ; le parallèle était énoncé à la fin du dernier numéro d’Internationale Situationniste. Mais il s’agit aussi d’un témoignage de la présence vocale et physique de Debord dans son siècle (il apparaît en photo au cœur de la Sorbonne), ainsi que l’assomption des parti-pris artistiques de sa jeunesse à travers les extraits de quelques films qu’il a aimés. La sensibilité de Debord fut toujours davantage cinématographique que littéraire. Il appréciait peu Proust mais admirait Griffith, allant jusqu’à expliquer à Chtcheglov que « le type est à abattre concrètement, mais Naissance d’une Nation, bien que faisant l’éloge du Klu Klux Klan, est un des dix plus grands films qu’on ait fait ».
La part autobiographique du film miroite ainsi en partie à travers les citations de quelques films, dont la liste, solennellement donnée dans le générique du début, est explicitement différenciée des productions soviétiques.
La réflexion de Debord concernant les limites et le décès du cinéma ne sont pas pour autant absentes de La Société du Spectacle. Si dans sa première partie le film alterne des illustrations relativement classiques de son propos (images d’actualités, buildings en construction, publicités, défilés de mode, guerres, réunions syndicales, cosmonautes, dictateurs, émeutes et leurs répressions…), très vite un placard prévient le public qu’il ne doit attendre de l’auteur aucune complicité : « On pourrait reconnaître encore quelque valeur cinématographique à ce film si ce rythme se maintenait : et il ne se maintiendra pas. »
Plus loin, un second placard détourne Marx : « Le monde est déjà filmé. Il s’agit maintenant de le transformer », laissant percer la revendication pratique du film, qu’annonçait d’ailleurs déjà une « bande-annonce » diffusée avant la sortie de La Société du Spectacle :
« vous pourrez
voir
prochainement
sur cet écran
la société
du spectacle
et ultérieurement
partout ailleurs
sa destruction »
Si le film de Debord a guère entamé l’inexpugnable Spectacle, sa puissance pratique éclata dans l’agitation suscitée à sa sortie, ce dont l’auteur se félicitera grandement : « Le cinéma a, quand il est bien manié, une puissance d’agitation devant laquelle paraît pauvre le meilleur numéro d’I.S. », écrira-t-il à Eduardo Rothe le 21 février 1974.
« Le film à Paris », raconte-t-il à Sanguinetti le 11 juin de la même année, « a été – je le dirai modestement – triomphal, sur les plans: artistique, théorique, du scandale public, et du choc horrifié dans le milieu professionnel, surtout du côté de la critique de cinéma.»
Debord est particulièrement réjoui par les bagarres dans la salle et dans la rue, qui lui rappellent le bon temps des Hurlements en faveur de Sade. « Jamais tant de violence directe n’avait accompagné si dignement un film, lui-même sans doute le plus violent qu’on ait jamais pu voir. »
En revanche, aucune illusion concernant les critiques, bonnes ou mauvaises. « J’ai lu une dizaine d’articles favorables (mais aucun n’a été vraiment capable de comprendre pourquoi et comment ce film est si étonnant). Deux ou trois articles seulement étaient contre ; mais tous jusqu’ici avaient quelque chose de sournois et de respectueux (par lâcheté, évidemment). La règle, pour les adversaires qui osaient signer leur désapprobation, c’était de dire, risiblement, que le livre (qu’ils n’ont ni lu ni compris) était important et admirable, mais que le film n’est pas clair et peu convaincant! Ainsi je trouve, a posteriori, de faux admirateurs du livre, qui “s’interrogent” sur “l’utilité” de le porter à l’écran. Avant, ils n’en avaient jamais parlé.
Bon: on va faire encore pire la prochaine fois. »
Chœur des crétins
Ce « pire », en réponse à la platitude des commentaires parus après la sortie du film, c’est un nouveau film dont le titre signale le peu de cas que Debord fait de son public et des opinions, bonnes ou mauvaises, que le troupeau porte sur son œuvre autant que sur son temps : Réfutation de tous les jugements tant élogieux qu’hostiles qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du Spectacle ».
Il en profite non seulement pour témoigner son mépris des si soudains prolixes glossateurs de sa pensée – « Ceux qui disent qu’ils aiment ce film ont aimé trop d’autres choses pour pouvoir l’aimer; et ceux qui disent ne pas l’aimer ont, eux aussi, accepté trop d’autres choses pour que leur jugement ait le moindre poids.» –, mais affine au passage son analyse des ultimes soubresauts d’un monde qui agonise non par la faiblesse de son organisation sociale mais au contraire parce que, régnant sur des « locataires mal logés du territoire de l’approbation », il n’a, fait inédit dans l’histoire moderne, plus aucun adversaire apte à le désapprouver, ni par conséquent d’ennemi en mesure de le combattre.
Les films :
Bande-annonce de In girum imus nocte et consumimur igni
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