Cette question de la vérité et de son langage adéquat est évidemment centrale. Au jeune exalté Albert Burgh qui lui écrivait le 11 novembre 1675 pour le presser de se convertir au catholicisme, Spinoza répondait sur la question de savoir en quoi sa philosophie, comparée à toutes les autres, serait davantage marquée du sceau de la vérité :
« Je ne prétends pas avoir rencontré la meilleure des philosophies, mais je sais que je comprends la vraie philosophie. Si vous demandez comment je puis savoir cela, je dirais que c’est de la même manière que vous savez que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits : et personne ne dira que cela ne suffit pas, s’il a le cerveau sain, et s’il ne rêve pas d’esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des idées vraies : le vrai, en effet, est la marque et du vrai du faux. »
Il y a chez Spinoza de nombreux exemples de cette animosité. Elle s’exprime à l’air libre dans le TTP sans pour autant être dénuée d’ambivalence, mais elle n’est pas absente des autres textes de Spinoza. Pourtant on aurait tort de la croire – je parle de son animosité, pas de son argumentation – simplement une manière de se revancher de ses anciens coreligionnaires et de son excommunication, le fameux H’erem veShamata.
Ayant volontairement tourné le dos à la labyrinthique pensée juive (le cas de L’Éthique étant à part), Spinoza n’avait d’autre choix que de s’en remettre à son malingre Dieu-Triangle :
« Vous m’avez demandé », répond-il dans sa lettre LVI à Hugo Boxel, « si j’ai de Dieu une idée aussi claire que du triangle. Je réponds que oui. Mais demandez en revanche si j’ai de Dieu une image aussi claire que du triangle, je répondrai que non: nous pouvons en effet concevoir Dieu par l’entendement, non pas l’imaginer. Remarquez aussi que je ne dis pas que je connaisse Dieu entièrement; mais je connais certains de ses attributs, n’ont pas tous ni la plus grande partie. Et il est certain que cette ignorance de la plupart des attributs ne m’empêche pas d’en connaître quelques-uns. Quand j’ai étudié les Éléments d’Euclide, j’ai compris en premier lieu que la somme des trois angles d’un triangle était égale à deux droits et si je percevais clairement cette propriété du triangle, j’en ignorais pourtant beaucoup d’autres. »
Soumis à l’unique diapason de son Dieu-Triangle (l’exemple du triangle revient tout le temps chez Spinoza, ce qui laisse l’étrange impression qu’il n’a pas beaucoup d’autres arguments en tête !), homme génial en pratique mais famélique en mots, Spinoza n’était simplement pas en mesure de se poser certaines questions.
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