Voici F for Fake, film passionnant d’Orson Welles, daté de 1973, consacré à l’art de la vérité et du mensonge. Il en est longuement question dans La mort dans l’œil (le lien vers le film suit le texte):
Faux airs d’art
Une phrase des Histoire(s) m’intéresse. Godard cite Sartre en montrant sa photo : « Citizen Kane n’est pas pour nous un exemple à suivre. » Godard rajoute : « Orson Welles se moque de l’histoire. » La phrase de Sartre concluait un article violent contre Welles publié dans L’écran français juste après-guerre. En 1946, dans Esprit, répondant à la polémique suscitée par le batracien en chef de l’existentialisme, Roger Leenhardt commença par faire cette constatation qui illumine, à plus de cinquante années de distance, la grossière aigreur de Godard : « En France, rien n’agace comme le génie. »
Godard est un chat qui aboie comme un chien. Welles, un puma qui rugit comme un tigre. Pourquoi les comparer ? Parce qu’ affublés du même complexe vis-à-vis de l’art vrai, Welles s’en sort avec bien davantage de ruse et d’élégance. De ce complexe témoigne l’intriguant F for Fake, dernier film achevé de Welles, datant de 1973.
Cet étonnant documentaire raconte plusieurs histoires d’impostures articulées en spirale autour de celle d’Elmyr de Hory, faussaire d’art de génie. Amusant discours sur la falsification, le film progresse selon un schéma hélicoïdal à l’aide de deux « pales », l’une visible et exhibée, l’autre invisible mais parfaitement audible, palpitation primordiale qui préoccupe Welles depuis toujours et à quoi le propos apparent du film sert de pur paravent. Ainsi, conformément aux lois de l’illusionnisme (Welles se présente en magicien dans le film) la part visible sert à distraire l’attention du spectateur afin qu’il succombe plus aisément à l’invisible.
Le dialectique largement exhibée qui semble conduire F for Fake fonctionne sur le mode de l’enquête. Elle consiste d’une part à poser des questions – au sens actif du verbe poser (comme on dit poser une charge de dynamite), de l’autre à pratiquer des révélations. Pour souligner cette thématique du questionnement, le titre F for Fake devait initialement se réduire à :
?,
titre qui apparaît furtivement dans le film, tracé sur une bobine.
Exemple de questions posées par Welles : Howard Hugues, que Welles fréquenta autrefois, fut-il séquestré par ses proches ou vraiment reclus de son plein gré ?
En ce qui concerne les révélations, dont le film fourmille, la plus spectaculaire prend le documentaire en tenaille, celui-ci s’achevant par une pirouette qui dévoile sa propre illusion terminale. Car au début Welles annonce que durant l’heure suivante, tout ce qu’on verra sera vrai ; à la fin, Welles avoue avoir « atrocement menti » durant toute la dernière partie – consacrée à Picasso – sans avoir pourtant dérogé à sa promesse puisque l’« heure » de vérité promise était dépassée depuis dix-sept minutes… Je l’ai dit, toute cette mise en scène de la dissimulation et de la révélation est en réalité un leurre, dont voici le fonctionnement détaillé.
F for Fake répond à l’offense faite en 1971 à Welles par la critique Pauline Kael l’accusant d’être un usurpateur, de n’avoir jamais écrit le scénario de Citizen Kane dont Mankiewicz serait le seul auteur. Loin de se justifier frontalement, Welles pratique une danse d’aïkido avec la critique, amenant la question de la falsification sur le terrain de l’attribution. Car non seulement Welles ne dissimule pas que F for Fake est monté à partir de séquences d’abord filmées par Reichenbach pour la BBC – que son film est en somme de seconde main –, mais il renchérit sur son propre « charlatanisme » revendiqué. La falsification éclatante et glorieuse est une vieille habitude chez Welles, qui passe en revue quelques uns de ses titres de gloire en la matière. À 16 ans, en Irlande, il obtient son premier rôle au théâtre en se faisant passer pour un grand acteur américain en vacances. Il devint un grand acteur en feignant d’abord d’en être un. Quelques années plus tard, le canular de La Guerre des mondes, qui ailleurs lui aurait valu la prison, le fait embaucher illico à Hollywood où il peut créer son premier chef-d’œuvre, Citizen Kane.
Il est dès lors très vite très clair que Welles s’identifie à l’autre personnage principal du film, Elmyr de Hory.
Polyglotte, théâtral, impertinent, le vieil émigré hongrois luxueusement installé à Ibiza est un prodige dans son genre, celui de l’imposture artistique. Il se révèle capable d’improviser en un tour de main et à la pelle de parfaits faux chefs-d’œuvre. Sans la moindre hésitation, en quelques minutes, le vieux dandy sympathiquement maniéré dessine ou peint devant la caméra un Matisse, un Picasso, un Modigliani… « You demand, he paints them » se gargarise Welles. « He’ll do a Duffy, Van Dongen, Derain, Braque, Bonnard, Vlaminck... Would you like a nice Matisse ? » Ses peintures sont si impeccables que les experts internationaux les ont toujours estampillées comme originales. Elmyr a bâti de la sorte une fortune, inondant les musées du monde entier au nez et à la barbe de tous les critiques d’art. « On surestime beaucoup les experts. Ils ne devraient même pas exister » déclare Elmyr. « On ne devrait pas accepter qu’une seule personne décide de ce qui est bon (good) ou mauvais (bad). » Significativement, il ne dit pas : « ce qui est vrai ou faux », déplaçant la question que semblait poser le titre d’ailleurs mal transposé en français par « Mensonges et vérités ».
Et en effet, la seule question qui semble intéresser Welles est celle de savoir qui est juge de l’Art véritable, et qui pourrait lui dénier le titre de véritable artiste.
Le propos apparent est donc celui d’un camouflet à Pauline Kael, d’une réponse esthétique à l’accusation d’usurpation qu’elle fit peser sur Orson Welles. Welles cite pour sa défense deux exemples classiques : Michel-Ange, trafiquant de fausses antiquités dans sa jeunesse, et la cathédrale de Chartres, chef-d’œuvre collectif anonyme qui appartient à tous puisque personne n’y apposa de signature.
Le moment capital de cette dialectique de la falsification et de l’attribution correspond à la peinture par Elmyr du seul tableau du film explicitement dû à son propre style – généralement étouffé sous les strates de son génie de l’imitation : il s’agit précisément d’un portrait de Michel-Ange. Or, par un mélange de panache émouvant et d’incontrôlable réflexe de fausseté, il ne le signe pas de son nom propre mais imite – à la perfection – la signature d’Orson Welles.
La fausseté contamine volontairement tout le propos du film, les falsifications et leurs révélations relatives se succédant en cascade, et il n’est pas jusqu’au hasard qui n’y prenne sa surprenante part. Une partie du film consiste en un dialogue virtuel entre Elmyr et Clifford Irving, romancier sans succès devenu lui-même célèbre et riche grâce à Fake !, l’essai biographique qui révéla Elmyr au monde. Le faux dialogue (monté par Welles à partir des rushes de Reichenbach) tente de percer à jour la véritable identité d’Elmyr, qui possédait une soixantaine d’autres pseudonymes et dont on apprend subrepticement qu’il aurait survécu à un camp de la mort – mais pas au film puisqu’il se suicida peu après. Or, au moment où Welles achevait le montage du film dans un studio parisien que Reichenbach lui avait déniché, un scandale éclata concernant Irving, qui avait prétendu dans un livre récent avoir interviewé Howard Hugues et consulté ses papiers secrets, ce que Hugues lui-même – ou un imitateur de sa voix – démentit ensuite publiquement par téléphone. Welles décida aussitôt d’intégrer cette nouvelle affaire de falsification à son film, démontrant son impeccable maîtrise du montage et son art de l’improvisation concernant le faux.
Le film prend donc à la fois toutes les allures d’une démonstration et d’une confession, comme si un vieil illusionniste décidait de livrer sur scène l’ensemble de ses trucs au cours de son ultime spectacle. Les nombreux plans de making-of participent à cette franchise factice : Welles au restaurant avec Reichenbach et d’autres amis ; les techniciens (caméraman, preneur de son…) au travail ; Welles dans la salle de montage, etc. L’apparente honnêteté n’est que le plus magistral des tours de la baguette du maître.
Au début de F for Fake, Welles prétend avoir abandonné un projet de film consacré aux regards. La splendide Oja Kodar déambule en minirobe dans Paris tandis que la caméra capte à leur insu les visages d’hommes se retournant sur son passage. Il s’agit évidemment d’un leurre, et une façon pour Welles d’attirer l’attention du spectateur sur le fait qu’il ne va cesser durant tout le film d’attirer son regard, afin d’accomplir plus tranquillement sa panoplie de trucs. Welles dissimule ce qu’il va démontrer en feignant de montrer ce qu’il dissimule. Car Oja Kodar intervient à nouveau à la fin du film, dans une autre histoire de regard captivé, celui de Picasso qui, raconte Welles, la voyant passer quotidiennement devant sa fenêtre, succomba à sa beauté et entreprit d’en faire son modèle. Il dut lui offrir, pour compenser les journées de farniente perdues, les vingt-deux tableaux qu’il fit d’elle, et qui furent à l’origine de l’immense fortune de la belle Hongroise. Ici, à nouveau, la falsification entre en scène.
Poursuivant cette invraisemblable histoire dont la fausseté est révélée à la fin, Welles raconte que Picasso apprit quelques années plus tard qu’une galerie parisienne exposait ses vingt-deux tableaux offerts à Oja. Fou de rage, il monta à Paris, déboula dans la galerie et s’aperçut qu’ils étaient tous faux. Le grand-père d’Oja, vieux faussaire génial à l’instar d’Elmyr, avait fauché puis faussé les vingt-deux portraits. Oja emmena Picasso rencontrer le vieil hongrois malade, le peintre réclama ses tableaux, et le faussaire affirma les avoir brûlé…
C’est à ce moment précis, pour qui a un tant soit peu d’oreille, que le leurre principal quoique invisible du film se laisse entendre. Il faut alors remonter tout le film à contre-courant, l’oreille aux aguets.
Elmyr, à plusieurs reprises, après avoir dessiné devant la caméra un Matisse ou un Picasso effarants d’exactitude les dépose dans sa cheminée allumée et les regarde disparaître dans les flammes en susurrant : « Goodbye Matisse ! », ou « Goodbye Picasso ! » Comme si, effaçant le faux dans les flamme, c’était un peu de la substance de l’art vrai qui était atteinte et annihilée. Sous F for Fake, c’est aussi Dial M for Murder qu’il faut aussi entendre.
Débutant par la remise en question de l’expertise concernant la paternité des chefs-d’œuvre, le film se termine par une fable autour de tableaux imaginairement consumés de Picasso. Si le cinéma, domaine privilégié de la falsification, a permis à Welles, malgré la censure sordide des studios, d’exercer son intense talent en la matière, il est un autre domaine où le génie dut rendre les armes : la peinture. Tout F for fake tournoie autour de cet échec-là, pour le renverser.
Car sous l’apparente cascade de questions que pose explicitement le film, une réponse implicite est celée, que Welles ne dévoilera pas: certes le cinéma ne vaut pas la peinture, mais la peinture elle-même, au fond, ça n’est « que du cinéma »… « The most important thing is always to doubt the importance of the question », dit Welles à un moment du film. Tel est le sens du poème de Kipling dont Welles récite quelques fragments, dans un musée d’art contemporain. Dans son esprit, le refrain satanique de The Conundrum of the Workshops : « You did it, but was it art ? » ne s’adresse pas au faussaire, mais à l’artiste.
« The tale is as old as the Eden Tree – and new as the new-cut tooth –
For each man knows ere his lip-thatch grows he is master of Art and
Truth ;
And each man hears as the twilight nears, to the beat of his dying heart,
The Devil drum on the darkened pane: “You did it, but was it Art ?”«
« Le conte est aussi ancien que l’arbre d’Éden – et aussi neuf qu’une dent de lait –
Car chaque homme sait, avant même que le duvet ne couvre sa lèvre, qu’il est maître en Art et Vérité ;
Et chaque homme entend à l’approche du crépuscule, au rythme de son cœur mourant,
Le Diable tambouriner sur le sombre carreau: “ Tu l’as fait, mais était-ce de l’Art ? ” »
Les plans montrant Welles dans la salle de montage, comme les séquences associées à La guerre des mondes, veulent témoigner que Welles est, lui, un véritable artiste, c’est-à-dire un faussaire repenti, digne d’apposer son nom sur les mines d’or de la vaste beauté anonyme (les gold rushes du cinéma). Lorsque il évoque l’exemple du « grand faussaire » Michel-Ange, érigeant l’anecdote d’une minime mystification en glorieuse préface à une existence vouée au génie et à l’art, Welles explique qu’après avoir utilisé de la fumée pour vieillir ses faux antiques, le sculpteur prit finalement le droit chemin, « like some of the rest of us ». En abandonnant la fumeuse falsification pour l’Art, Michel-Ange est comparable à Welles qui abandonna, lui, la peinture pour le cinéma.
Le principal parallèle qui court dans le film entre Elmyr et Welles est donc également factice. Il est probable que Welles adhère à l’opinion d’Irving lorsque celui-ci critique l’absence de personnalité du faussaire, qui l’empêcha de devenir un véritable artiste « Sans vision personnelle, que peut-on peindre ? » dit Irving. La phrase est aussitôt suivie d’un plan de Welles dans le musée d’art contemporain, citant à nouveau le poème de Kipling : « It’s pretty, but was it Art ? »
Ici, d’une manière imperceptible mais très audiblement, le film bascule.
Un plan rapide montre un assistant dire: « Silence ! prise 2 ! », comme pour signaler que ce qu’on va entendre désormais, et non plus voir, confère son sens à l’œuvre. Welles est alors filmé marchant dans un beau quartier, à Paris, exposant sa vision de l’art comme épiphanie du rare. « Lots of oysters, only a few pearls » énonce-t-il devant son reflet en observant un serveur ouvrir des huîtres. « Rarity ! », continue Welles devant une vitrine qui réverbère son image en plusieurs exemplaires, « the chief cause and encouragement of fakery and phoniness, in everything… » « Les faussaires ont même envahi la cuisine. Ici les fruits de mer sont authentiques, vous pouvez croire la parole d’un expert ! » dit-il en pénétrant enfin dans un restaurant, tandis que l’assistant ayant annoncé la prise 2 hèle Oja qui passe en voiture dans la rue. Tout cela a un sens minutieux. Il s’agit de discrètement discréditer la vraie falsification représentée par Elmyr pour mieux glorifier la fausse falsification représentée par le cinéma de Welles – lequel est indéniablement une rareté.
Au restaurant, Welles raconte à Reichenbach l’histoire du peintre hongrois Vertes. Il n’arrivait pas à vendre ses propres tableaux, mais, imitateur génial, comprit qu’il pouvait gagner de l’argent en vendant de faux Picasso, Matisse, Modigliani… Par un habile montage, l’histoire de Vertes vient alors doubler celle d’Elmyr, que redoublera encore celle du grand-père d’Oja. Ce qui revient à dire qu’Elmyr n’est au fond pas si rare, contrairement à Welles dont l’image démultipliée par les reflets de la vitrine accentue la réelle singularité. « Les faussaires ont envahi la cuisine », autrement dit les roublards hongrois pullulent, comme le déclare explicitement Welles au restaurant : « Mais la vérité à propos des Hongrois, qu’ils essaient tant de dissimuler, c’est qu’ils ne sont pas plus escrocs que nous autres. Mais ils aiment se faire passer pour tels. Je ne peux me rappeler un seul parmi tous les amis hongrois que j’ai eus, qui n’ait pas désiré que je le considère comme le roi des charlatans ! »
Ce qu’il s’agit d’anéantir dans ce film, ce n’est pas la différence entre vérité et mensonge, comme le laisse à penser la traîtresse traduction du titre en français, mais la distinction entre fausseté proliférante et authenticité rarissime, autrement dit entre le faux artiste et le vrai. En mettant en évidence l’inauthenticité de l’inauthenticité d’Elmyr (autrement dit le caractère finalement assez commun de son talent de faussaire), ainsi que la fabrication en abyme du film, Orson Welles lui-même, faisant un film remarquable sur l’inauthenticité, se désigne comme un authentique génie capable de faire sauter la barrière entre art majeur et mineur, entre la cuisine et le théâtre, le cinéma et la peinture ou la littérature (laquelle n’apparaît dans le film qu’à travers les citations de Kipling).
Réécoutée après avoir saisi ce renversement du propos, la dernière partie du film, la fausse histoire de Picasso, joue dès lors le rôle d’un apophtegme confirmant le propos de Welles. À un moment donné, Welles raconte que des amis montrèrent à Picasso des reproductions de ses tableaux qu’il déclara tous faux. « Mais Pablo », dit un des amis, « je t’ai vu peindre celui-ci. » « Je peux peindre des faux Picasso aussi bien que n’importe qui ! » aurait répondu Picasso. Et le grand-père d’Oja, à travers la voix de Welles qui imite l’accent hongrois, répond à Picasso, venu lui réclamer ses 22 tableaux, qu’il est comparable à un acteur, capable de passer si facilement d’une période à une autre de son propre style.
Au début de sa carrière, Welles travailla sur un projet qui finit par avorter, mélange de documentaire et de fiction intitulé… It’s All True ! Quelques décennies après, la dissociation entre le grand art et le cinéma est définitivement consommée. Dans F for Fake tout le monde usurpe la place de tout le monde : le faussaire signe des tableaux de maîtres ; le biographe devient célèbre en écrivant la fausse autobiographie d’un homme illustre ; Welles, enfin, récupère les chutes d’un reportage de Reichenbach pour construire son propre film. Et Welles excelle dans le domaine de l’usurpation. On a le droit de préférer le phrasé sournoisement somnolent de Godard, pourtant la voix de Welles récitant Kipling est une magnifique démonstration de suggestion musicale.
Si le film est malgré tout si bon, c’est que Welles, contrairement à Godard, ne cesse de prendre le parti de l’adversaire – à savoir l’Art véritable –, démontrant à chaque mètre de pellicule que son propre génie participe de la fausseté tout en essayant de montrer que la fausseté elle-même participe au génie.
Le film est ici :
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