« ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANÈTE » (VILLIERS DE L’ISLE-ADAM) (4)
31ème séance, Sur le sanitarisme 1, 29 septembre 2021
Revenons-en maintenant à notre triste temps.
Je veux vous lire un nouvel extrait d’un autre texte prodigieux de Debord, écrit en 1971, consacré à la pollution, intitulé La Planète malade.
« L'époque », y écrit Debord, « qui a tous les moyens techniques d'altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l'époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène – et vers quelle date – la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes: c'est-à-dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme. »
Ces lignes de Debord seront aussitôt confirmées par la publication en 1972 du Rapport du club de Rome intitulé Les limites de la croissance, sous-titré « Projet sur la situation critique (predicament) de l’espèce humaine ».
Je n’évoque cela qu’afin de dire que, de même que le rapport du club de Rome prévoyait il y a quarante ans avec acuité la situation catastrophique dans laquelle se trouve la planète aujourd’hui (pour des raisons structurelles qu’explique d’entrée Debord), de même cela fait plusieurs décennies que s’annonce la crise sanitaire de 2021, qui n’est ni la première ni la dernière des temps modernes.
Ce que confirmait Debord, toujours dans La planète malade :
« Ce qui se passe n'est rien de foncièrement nouveau : c'est seulement la fin forcée du processus ancien. Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. »
Avant même, donc, de décider quoi penser de cette nouvelle pandémie, le monde se divise entre ceux qui prennent pour argent comptant ce que déblatère un gouvernement par le biais de ses mythomanes à gages (les communicants), et ceux que la lecture de Debord a déniaisés de cette extravagante crédulité. Toutes les thèses énoncées par Debord dans les années 90, alors taxées de paranoïaques par les plus corrompues crapules médiatiques de naguère (les mêmes qui perroquettent aujourd’hui ce que les actionnaires des médias où ils officient leur intiment d’ânonner), se sont avérées d’une parfaite lucidité à chaque fois et dans tous les domaines qu’elles examinaient.
En voici une simple illustration tirée de In girum (qui date donc de 1978), sous la forme d’un montage vidéo que j’a diffusé en octobre 2020 sur Facebook, et que j’ai intitulé Big Pharmacron commenté par Guy Debord.
Prêtez attentivement l’oreille à la voix de Debord, évoquant les contemporains « mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées », qui « ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles », et à qui « l’on parle toujours comme à des enfants obéissants à qui il suffit de dire il faut », sans négliger de suivre le sous-titrage de ce que communique Macron.
Observez aussi les mouvements caractéristiques des mains de Macron. Ce sont strictement les mêmes que ceux de Sarkozy naguère, et de tout politicien formaté aujourd’hui par une gestuelle apprivoisée que ces imposteurs ont répétée selon une méthode éprouvée auprès de « gestiologues » tel Hitler préparant ses discours devant son miroir.
Si vous pouvez écouter et observer tout cela en même temps, l’effet en sera saisissant.
Voilà ce qu’écrivait encore Debord dans In girum concernant « les menteurs au pouvoir », ce qui bien entendu n’est pas davantage nouveau aujourd’hui qu’en 1978, et dont on doit tenir compte préalablement à toute spéculation sur la crise sanitaire contemporaine :
« On n'avait pas encore vu, par la faute du gouvernement, le ciel s'obscurcir et le beau temps disparaître, et la fausse brume de la pollution couvrir en permanence la circulation mécanique des choses, dans cette vallée de la désolation. Les arbres n'étaient pas morts étouffés; et les étoiles n'étaient pas éteintes par le progrès de l'aliénation. Les menteurs étaient, comme toujours, au pouvoir; mais le développement économique ne leur avait pas encore donné les moyens de mentir sur tous les sujets, ni de confirmer leurs mensonges en falsifiant le contenu effectif de toute la production. »
S’il y a eu une progression technique depuis le début des Temps modernes, il n’y a pas eu de « progrès » accompagnant cette progression, au sens où cette progression a été dès l’origine intrinsèquement porteuse d’annihilation : « Le progrès, cette grande hérésie de la décrépitude » énonçait déjà Baudelaire, qui en a parfaitement compris et dit l’essence nihiliste dans son étude sur Poe. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les plus lucides considérations de Baudelaire sur le progrès font écho à celles de Poe, un génie américain, c’est-à-dire un génie placé par le hasard de sa naissance aux premières loges du ravage de la Nature par la Raison européenne gangrenée par l’« équivalent universel » de toutes les marchandises (la monnaie).
On ne peut pas ne pas constater que les États-Unis d’Amérique sont responsables des malheurs et de la destruction du monde contemporain. Le racisme décomplexé, la cupidité érigée en vertu cardinale (« the organized and predatory Greed », Upton Sinclair en 1906 dans The Jungle), la cybernétique, la propagande commerciale à outrance, la communication politique la plus cynique et crétinisante, la « fabrique du consentement » comme on l’appelle, l’exploitation à outrance de la nature, la pollution à grande échelle, les GAFAM, les réseaux sociaux, le totalitarisme néo-libéral sans contrainte ni contre-pouvoir, la finance algorithmisée, la destruction de contrées entières par la guerre à distance et la fabrication du terrorisme qui s’ensuit (dernier exemple en date, l’Afghanistan), la profonde corruption du politique par le management et le marketing, l’appropriation de tout ce qui est beau, vivant, subtil et gracieux par une monnaie dont le nom est associé, chez Shakespeare déjà, à la douleur, la profanation de toute ferveur spirituelle par le show-business le plus grotesque et cynique… tout cela est estampillé américain, produit par une « nation », une « culture », une « civilisation » consubstantiellement fondée sur le génocide et l’esclavage. Or, pour que les choses soient bien claires, cette nation de synthèse sans traditions ni piété propre, n’est elle-même que l’aboutissement pratique de la raison occidentale, c’est-à-dire de toutes les potentialités du cogito cartésien porté à ses plus extrêmes conséquences exterminatrices face à la plus grandiose des réalités naturelles : le paradisiaque continent Nord-Américain, dont Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe comparait la splendeur des couchers de soleil à ceux de son enfance dans les bois de Combourg.
« /Poe/ », écrit Baudelaire, considérait le Progrès, la grande idée moderne <je souligne>, comme une extase de gobe-mouches, et il appelait les perfectionnements de l'habitacle humain des cicatrices <je souligne> et des abominations rectangulaires. »
Et encore :
« Le Progrès (en tant que progrès il y ait) perfectionne la douleur <je souligne> à proportion qu'il raffine la volupté. »
Et encore :
« Ces illusions /sur le Progrès/ intéressées d'ailleurs <je souligne>, tirent leur origine d'un fond de perversité et de mensonge, – météores des marécages, – qui poussent au dédain les âmes amoureuses du feu éternel, comme Edgar Poe... »
« Le Progrès : Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne <je souligne>, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l'amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. »
Guy Debord lui-même signale en 1986, dans l’article « Abolition » écrit pour l’Encyclopédie des Nuisances de son ami Jaime Semprun, le Colloque de Monos et Una comme « celui des écrits /de Poe/ qui anticipe de plus loin ce que nos contemporains ont découvert si récemment touchant l'accumulation de ruptures irréversibles et aveugles de l'équilibre écologique... »
C’est en effet, paru en 1841, un texte prodigieusement prophétique (introduit d’ailleurs par une épigramme de Sophocle annonçant, en grec, Μελλοντα ταυτα : « Ces choses d’avenir »), qui mériterait une longue analyse, où Poe révoque la « raison infirme et solitaire » (unaided reason : il veut dire par là une raison handicapée par sa dissociation de la « reine des facultés », soit l’Imagination selon Baudelaire), la disenfranchised reason (la « raison affranchie » de l’Imagination) à laquelle seuls quelques rares poètes ont su au cours des siècles opposer, en vain hélas (« nobles exceptions à l’absurdité générale » <the general misrule), leurs principes écologiques (« principes qui auraient dû apprendre à notre race à se laisser guider par les lois naturelles plutôt qu’à les vouloir contrôler »)1, principes issus de la « parabole mystique de l’arbre de la science et de son fruit défendu » que les tenants d’une « philosophie tâtonnière », les « utilitaires, rudes, pédants » ont négligés et bafoués par le truchement de la « brutale raison mathématique des écoles » <the harsh mathematical reason of the schools.>
« Hélas ! nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement, – tel était l’argot du temps, – marchait ; perturbation morbide, morale et physique. L’art, – les arts, veux-je dire, furent élevés au rang suprême, et, une fois installés sur le trône, ils jetèrent des chaînes sur l’intelligence qui les avait élevés au pouvoir. L’homme, qui ne pouvait pas ne pas reconnaître la majesté de la Nature, chanta niaisement victoire à l’occasion de ses conquêtes toujours croissantes sur les éléments de cette même Nature. Aussi bien, pendant qu’il se pavanait et faisait le Dieu, une imbécillité enfantine s’abattait sur lui. Comme on pouvait le prévoir depuis l’origine de la maladie, il fut bientôt infecté de systèmes et d’abstractions ; il s’empêtra dans des généralités. Entre autres idées bizarres, celle de l’égalité universelle <universal equality> avait gagné du terrain ; et à la face de l’Analogie et de Dieu, – en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel, – des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. Ce mal surgit nécessairement du mal premier : la Science <Knowledge, le Savoir>. L’homme ne pouvait pas en même temps devenir savant <to know, connaître> et se soumettre. Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuille se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. /…/ Prématurément amenée par des orgies de science <knowledge, de savoir>, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir. Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »2
Le propre de la société, à l’ère de ce que Debord a qualifié de « spectaculaire intégré », n’est donc pas de correspondre à un certain type d’organisation humaine au sein du monde naturel, comme toutes les sociétés qui l’ont précédée ; elle est le ravage achevé de la totalité du monde physique – y compris le monde de la bonne santé physique et psychologique – en train de s’effondrer selon les strictes modalités de la marchandise.
« Le sens final <je souligne> du spectaculaire intégré », écrit-il en 1988 dans les Commentaires sur la Société du Spectacle, « c'est qu'il s'est intégré dans la réalité même à mesure qu'il en parlait; et qu'il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d'étranger. Quand le spectaculaire était concentré la plus grande part de la société périphérique lui échappait; et quand il était diffus, une faible part; aujourd'hui rien. Le spectacle s'est mélangé à toute réalité, en l'irradiant. Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l'expérience pratique de l'accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans exceptions que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde. »3
« Les spéculations de l'État d'aujourd'hui », écrit encore Debord toujours dans les Commentaires sur la société du spectacle, « concernent les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation souterraine et la production d'énergie électro-nucléaire, la recherche pétrolière et les ordinateurs, l'administration des banques et les centres socio-culturels, les modifications du ‘‘paysage audiovisuel’’ et les exportations clandestines d'armes, la promotion immobilière et l'industrie pharmaceutique <je souligne>, l'agro-alimentaire et la gestion des hôpitaux <je souligne>, les crédits militaires et les fonds secrets <je souligne> du département, à tout heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection de la société. »
Ainsi, avant même de commencer à réfléchir sur ce que signifie la pandémie, il faut avoir décidé a priori de n’accorder aucune confiance à quoi que ce soit que pourraient exprimer sur n’importe quel sujet qui leur viendrait à l’idée un Macron, un Véran, un Castex ou n’importe lequel de ces sous-fifres de la communication spectaculaire qui monopolisent aujourd’hui la parlotte.
Quiconque, lorsque Macron s’exprime, attend la fin de sa phrase pour décider de savoir ce qu’il devra penser de ce qui aura été formulé, est un jobard destiné à se faire écrabouiller par le bavard cours du monde.
Pourquoi ? Parce que cette parlotte de la valetaille politicienne française contemporaine n’exprime rien. La parlotte n’est pas la parole. La parlotte est un bredouillis néo-libéral décomplexé (je vais en citer des exemples concrets) élaboré idéologiquement et concrètement lui aussi depuis les États-Unis par l’agence McKinsey auprès de laquelle Macron prend toutes ses directives sanitaires (ce qu’on appelle pudiquement des « conseils »).
FIN DE LA SÉANCE
P.565 Bouquins Robert Laffont
Ibid. p.565-566
Op. cit. p.20