« ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANÈTE » (VILLIERS DE L’ISLE-ADAM) (3)
31ème séance, Sur le sanitarisme 1, 29 septembre 2021
La séance d’aujourd’hui, introductive à ces importantes questions, sera donc consacrée à poser quelques bases pour l’examen de ce néo-monde dans lequel la pandémie est apparue, ce qui se résume en somme à poser la double interrogation :
En quoi ce néo-monde est-il nouveau et en quoi ne l’est-il pas ?
Inutile par exemple d’espérer formuler quoi que ce soit de judicieux concernant les laboratoires pharmaceutiques sans connaître l’histoire particulière, au sein de celle du capitalisme moderne, de cette industrie-là. Comme il est vain de vouloir discuter les décisions, ou plutôt les oukases du Ministère de la Santé sans tenir compte de ce que représente un tel ministère à l’ère du spectaculaire intégré.
Il est important par conséquent, pour voir un peu clair dans ce qui advient aujourd’hui, non pas de se tenir informé sur Twitter ni à la télévision ou à la radio ni en lisant les articles des journaux, mais, comme toujours, d’avoir lu et de continuer de lire les bons livres.
Et parmi les bons livres, particulièrement ceux de Debord, pour la raison qu’il a élaboré dès 1967 une théorie du monde moderne, celle du Spectacle, dont il a décrit avec précision la formation et la généalogie au cours du XXème siècle et jusqu’à très récemment.
Mort en 1994, Debord a eu l’opportunité d’analyser l’ultime mue et métamorphose de la Société du Spectacle en « un néo-stalinisme plus parfait que le premier », ainsi qu’il l’écrivait à Jean-François Martos le 19 décembre 1986, annonçant son chef-d’œuvre, qui paraîtra en 1988, les Commentaires sur la Société du Spectacle, où il est surtout question des « différents moyens de répression » qui se développent dans ladite SDS (à Martos).
Pourquoi Debord est-il si important aujourd’hui ?
Parce que, quasiment seul en France quand tous les autres écrivains et intellectuels se partageaient entre gaullisme, fascisme et stalinisme (le maoïsme en étant un avatar), il a su expliquer comment, sous les apparences les plus aveuglément trompeuses, s’unifiait pour son malheur un monde constitué de continents, de nations et de régimes politiques aux aspects si disparates.
Et il a su dire aussi en quoi et pourquoi cette unification opérée par la marchandise – ayant pour avers la séparation achevée de tout le vivant – était fatale, relevait d’un monde se ruant vers sa propre « autodestruction » (le mot est de Debord, par exemple dans la thèse 174 de la SDS).
« C'est l'unité de la misère qui se cache sous les oppositions spectaculaires. Si des formes diverses de la même aliénation se combattent sous les masques du choix total, c'est parce qu'elles sont toutes édifiées sur les contradictions réelles refoulées. »1
C’est ainsi en lisant Debord qu’on peut le mieux saisir aujourd’hui la logique de l’éminence qu’est en train d’acquérir la Chine communiste totalitaire, une éminence qui, sans rompre avec les composantes les plus répressives du stalinisme le plus classique, n’en est pas moins à l’avant-garde du capitalisme le plus contemporain. Ce paradoxe, seul Debord a su convenablement le penser et l’annoncer.
La Société du Spectacle, soit le monde planétairement unifié dans lequel les humains vivent, est un monde qui se survit, qui se dégrade, et qui, ayant hérité de toutes les tares de l’ancien nouveau monde, se dirige vers son autodestruction selon des modalités inédites.
Comprendre le monde de 2021 revient donc à la fois à connaître ce qu’il charrie d’immondes néo-vieilleries, ce que Baudelaire qualifie de « décrépitude», et ce en quoi il diffère et innove – mais toujours dans l’abjection – en comparaison du néo-vieux monde du XXème siècle.
Il y a certains aspects par lesquels le monde d’aujourd’hui est un vieillard déliquescent, et d’autres aspects par lesquels le mal dont il souffre est littéralement une agonie 2.0, laquelle révoque instantanément comme des vieilleries dépassées les interprétations gaullistes, staliniennes ou fascistes à la papa, rendues obsolètes par toute pensée tenant compte de la récente double mutation hélicoïdale de l’Argent (devenu Finance algorithmique) et de la Technique.
Commençons par l’examen de quelques unes des vieilleries du monde d’aujourd’hui, et ensuite j’en examinerai les misérables innovations. Ce qu’il y a d’indécrottable dans le monde de 2021, en dépit de tous les fantasmes de transmutation des humains (transsexualité ou transhumanisme, c’est kif-kif), c’est ce qu’on appelle depuis toujours la nature humaine.
C’est important la nature humaine, il faut savoir en tenir compte lorsqu’on tâche de comprendre les motivations des uns et des autres, y compris lorsqu’on traite des plus brûlants sujets d’actualité. Lisez Balzac, tout y est. C’est la « nature humaine » (la vanité, l’orgueil, la soif de pouvoir personnel, la cupidité, la jalousie, l’égoïsme, « l’amour-propre » si bien qualifié par La Rochefoucauld …) qui permet d’expliquer, par exemple, en partie seulement bien sûr, l’échec de toutes les tentatives révolutionnaires « égalitaires » depuis la française de 1789 jusqu’aux « révolutions arabes » de ces dernières années, en passant pour aller très vite par la Commune, 1917 en Russie, la Révolution culturelle en Chine ou Mai 68.
Céline en faisait le désabusé constant dans son pamphlet Mea Culpa, écrit au retour de Russie :
« L'Homme il est humain à peu près autant que la poule vole. Quand elle prend un coup dur dans le pot, quand une auto la fait valser, elle s'enlève bien jusqu'au toit, mais elle repique tout de suite dans la bourbe, rebecqueter la fiente. C'est sa nature, son ambition. Pour nous, dans la société, c'est exactement du même. On cesse d'être si profond fumier que sur le coup d'une catastrophe. Quand tout se tasse à peu près, le naturel reprend le galop. Pour ça même, une Révolution faut la juger vingt ans plus tard. »
Il y a à cette consternante série d’échecs révolutionnaires une seule exception, une seule révolution des Temps Modernes qui a pleinement accompli tout ce qu’elle se promettait. Laquelle ? La Révolution industrielle. Pourquoi ? ou plutôt comment ? Parce qu’elle se s’est pas contentée de laisser la brèche ouverte aux divers poisons de la nature humaine, si bien qu’ils en frelatent tous ses desseins, perturbent toutes ses opérations, entravent toutes ses réalisations et pervertissent toutes ses victoires.
C’est parce qu’elle s’est formellement bâtie et structurée à partir du plus puissant ressort de la nature humaine : la concupiscence, et particulièrement cette forme de convoitise universellement partagée : la cupidité. Il y a certes d’autres raisons que « l’exécrable faim de l’or » (auri sacra fames) pour citer Pline (la dernière fois que j’avais cité cette formule célèbre, je l’avais attribuée à tort à Virgile), à l’implacable déploiement planétaire de la Révolution industrielle, sa mue en Capitalisme et la métamorphose de celui-ci en Finance algorithmique. Mais celle-ci ne saurait jamais être oubliée ni négligée, et Marx lui-même ne la négligeait pas, lorsqu’il écrivait dans la deuxième partie de la Critique de l’Économie Politique2, au chapitre « Thésaurisation » de la troisième partie « L’Argent » :
« L’argent n’est pas seulement un objet de l’appétit d’enrichissement, il est l’objet même de l’auri sacra fames. Autre chose est le goût des richesses particulières, d’utilités comme les vêtements, les parures, les troupeaux, etc.; autre chose est cette soif d’enrichissement, car elle n’est possible que si la richesse générale, en tant que telle, s’individualise en un objet particulier, et peut ainsi se fixer comme marchandise particulière. L’argent apparaît donc autant comme objet que comme source du désir de s’enrichir. À la base, on trouve la valeur d’échange en tant que telle et donc son accroissement qui devient une fin en soi <je souligne>. L’avarice tient ferme le trésor, et ne permet pas à l’argent de devenir un moyen de circulation; mais la soif de l’or entretient dans le trésor une âme de monnaie <je souligne>, une aspiration permanente à circuler. »
Ce que j’appelle la « nature humaine », c’est ce que Marx pour sa part nomme dans ce chapitre d’une formule anglo-saxonne3 : l’ « inner man », (l’homme intérieur) et, pour montrer « à quel point chez l’individu marchand l’inner man (l’homme intérieur) reste inchangé, même quand il s’est civilisé, même s’il est devenu capitaliste », il donne en exemple ce « représentant londonien d’une banque cosmopolite /qui/ a pris pour blason familial un billet de 100 000 £ sous verre et encadré. Le savoureux, c’est ici l’air d’ironie hautaine avec lequel le billet contemple le monde inférieur de la circulation. »
Telle est la raison du triomphe de la Révolution industrielle sur toutes ses rivales. Elle a métabolisé une banale mesquinerie, un simple mauvais sentiment, la cupidité, en un objet d’échange universel (raison pour laquelle le capitalisme ne pouvait naître qu’en Occident).
Souvenez-vous du film Wall Street et du discours sophistique de son héros maléfique, « Greed is good » :
« Le fait est, mesdames et messieurs, que la cupidité - faute d'un meilleur mot - est bonne. La cupidité est juste. La cupidité fonctionne. La cupidité clarifie, coupe et capture l'essence de l'esprit d'évolution. La cupidité, sous toutes ses formes – cupidité pour la vie, pour l'argent, pour l'amour, pour la connaissance – a marqué la montée en puissance de l'humanité.
Et la cupidité, croyez-moi, ne sauvera pas seulement Teldar Paper, mais aussi cette autre société défectueuse appelée les Etats-Unis. »
NON FORMULÉ DANS LA VIDÉO : La cupidité, qui va avec la rivale envie universelle, on la trouve diagnostiquée dès la Bible, ou encore chez Saint-Simon, associée comme chez Poe à la mise à bas de toute hiérarchie symbolique, à propos de la duchesse de Berry, se laissant « éblouir du beau dessein de mettre tout dans une égalité qui, en défigurant l'Etat, le rendant dissemblable à ce qu'il est depuis sa fondation, et à tous les autres Etats du monde, anéantissait les avantages de la grande, ancienne et véritable noblesse, ôtait les gradations, supprimait les récompenses, détruisait radicalement toute ambition, attaquait l'autorité, le droit et la majesté du trône, réduisait tout au même niveau, et par une suite nécessaire dans la dernière confusion, jetait tout dans l'oisiveté, dans la paresse, dans le néant, vidait la cour, désertait les armées, les ambassades, etc., et ne laissait de distinction et d'avantage qu'aux richesses, par conséquent à la bassesse, à l'avarice, à la cupidité d'en acquérir et de les conserver par toutes sortes de moyens. »4
ÉVOQUER LA BOÉTIE, LA BRUYÈRE, LA ROCHEFOUCAULD ET CHAMFORT SUR LA « NATURE HUMAINE », QUI RÉFUTE L’IDÉE DE PROGRÈS.
Il y a un auteur dont j’ai parlé l’année dernière, et que je voudrais citer plus longuement aujourd’hui, qui a bien mis en relation l’essentielle cupidité à la source du prodigieux déploiement du capitalisme américain au tout début du XXème siècle, et le venin génocidaire dont était porteur ce même capitalisme.
C’est Upton Sinclair. Je l’ai évoqué l’année dernière, et j’ai alors fait un lien théorique, hypothétique, entre la souffrance animale dans les abattoirs, le Fordisme, et l’essence génocidaire du capitalisme. Depuis, j’ai pris le temps de lire La Jungle et Pétrole ! et je confirme que ce sont deux excellents romans consacrés au déploiement irréfréné du capitalisme américain (qui deviendra mondial après la Seconde guerre), à son essence saccageuse concernant à la fois les animaux et les hommes.
Pétrole ! paru en 1926, est précisément narré depuis le domaine social des nantis, et il en révèle avec précision à la fois toutes les tares et, pour reprendre un inconscient concept macronien, toute la « débrouillardise » :
« Ils avaient une philosophie qui les protégeait comme une cotte de mailles contre toute espèce de doute ou d’hésitation. C’était à ceux qui avaient l’argent, les idées et l’expérience, de diriger les affaires du pays et, puisque les gens n’étaient pas assez sensés pour leur accorder spontanément le pouvoir, il fallait bourrer le crâne aux gens. Il fallait trouver des formules types et les leur enfoncer dans la tête en les répétant des millions et des milliards de fois. C’était tout un art; il avait ses spécialistes que vous payiez, mais, sacredieu, un prix qui vous faisait suer du sang! »
La Jungle, paru en 1906, est le récit circonstancié de l’écrabouillement, par le système proprement mafieux du capitalisme américain (en l’occurrence du Trust de la viande à Chicago) d’une famille de prolétaires émigrés de Lituanie, détruits par l’esclavagisme officiel pratiqué par toute l’industrie des abattoirs.
« L’entreprise Durham appartenait à un homme dont le seul but était de s’enrichir autant qu’il le pouvait, quels que soit les moyens. Au-dessous de lui, on trouvait les cadres, organisés selon une hiérarchie toute militaire, avec en tête les directeurs, suivis des chefs de service puis des contremaîtres, chacun commandant celui qui était à l’échelon directement inférieur et essayant de tirer de lui le maximum. Tous les salariés d’un même grade étaient mis en concurrence; comme on tenait une comptabilité séparée pour chacun, ils vivaient dans la terreur d’être renvoyés si l’un de leurs collègues obtenait de meilleurs résultats. Du haut jusqu’en bas de l’échelle, l’usine était un véritable chaudron, bouillonnant de jalousies et de haines. Il n’y avait place ni pour la loyauté ni pour le respect; ici, un dollar avait plus de valeur qu’un être humain. Pire, la probité était tout aussi inconnue que le respect humain. Quel en était la raison? Personne n’aurait pu le dire. Peut-être, à l’origine, était-ce la faute du fondateur, le vieux Durham. Il n’était pas impossible que cet homme, qui avait réussi à la force du poignet, eût légué tout cela à son fils, en même temps que ses millions. »
Ce dont traite Sinclair n’est pas seulement l’organisation d’un système d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme – « le plus grand empire d’esclaves qu’ait jamais connue l’histoire », comme il le qualifie dans Pétrole ! C’est un modèle de société intégralement envoûté par l’âpreté au gain, une organized and predatory Greed comme la qualifie Sinclair. Laquelle, on s’en doute, n’a pas évolué d’un iota en un siècle. Et bien sûr, accompagnant cette avarice avariée de l’âme, il y a l’ombre maléfique de cette ombre maléfique : l’escroquerie perpétuelle, l’indifférence à la torture des animaux, aux souffrances des enfants, des femmes, des ouvriers, et l’empoisonnement, au sens concret, de toute vie et de toute santé.
« Jurgis et les siens étaient exposés à toutes sortes de dangers et se trouvaient toujours du côté des victimes. Les enfants ne se portaient pas aussi bien qu’au pays. Comment leurs parents auraient-ils pu savoir que leur maison ne disposait pas du tout-à-l’égout et que les eaux usées de quinze années stagnaient dans une fosse creusée sous leur habitation ? Comment auraient-ils pu savoir que le lait bleuâtre qu’ils achetaient au coin de la rue était étendu d’eau et additionné de formol ? Dans leur pays, Teta Elzbieta soignait les petits avec des plantes qu’elle cueillait dans la campagne ; ici, elle devait aller les acheter à la pharmacie sous forme d’extraits. Comment aurait-elle pu deviner que ceux-ci étaient falsifiés ? Comment Jurgis et les siens se seraient-ils doutés que leur thé, leur café, leur sucre, leur farine étaient frelatés, que, pour en rehausser la teinte, on avait ajouté des sels de cuivre dans leurs conserves de petits pois et des colorants azoïques dans leur confiture ? Et même l’auraient-ils su, qu’auraient-ils pu y faire puisqu’on ne pouvait rien se procurer d’autre dans un rayon de plusieurs miles? »5
Qui est assez naïf pour imaginer que le sanitarisme y échappe en 2021?
Il n’y échappe en rien, et la raison en est simple : cette cupidité maladive prête à dévorer le monde pour son seul accroissement est une part constituante de ce qu’on nommait autrefois la « nature humaine ».
C’est un autre intérêt de lire La Jungle de Sinclair aujourd’hui ; cela permet de se faire une idée de ce qu’on pouvait d’ores et déjà comprendre au début du siècle précédent de l’atroce cours trafiqué et frelaté du monde occidental, à l’effondrement duquel nous assistons désormais tous en direct, et de moins en moins depuis les gradins comme on pouvait encore l’imaginer naïvement il y a quelques décennies…
Sinclair a très bien vu en quoi la manière abjecte dont les hommes traitaient les animaux dans les abattoirs n’était qu’un reflet de la manière dont les hommes étaient capables de traiter d’autres hommes :
« Les animaux ainsi pendus par une patte se débattaient frénétiquement en couinant. Le vacarme était effroyable, à déchirer les tympans. La salle n’allait-elle pas exploser, les murs et les plafonds s’effondrer ? Cris aigus et graves, grognements, gémissements de souffrance, tout se mêlait. Après quelques instants d’accalmie, le tumulte reprenait de plus belle et s’enflait encore jusqu’à atteindre un paroxysme assourdissant. C’était plus que n’en pouvaient supporter certains des visiteurs. Les hommes échangeaient des regards en riant nerveusement; les femmes se figeaient, les mains crispées, le visage congestionné, les larmes aux yeux.
Mais, en contrebas, les ouvriers, indifférents à ces réactions, continuaient ce qu’ils avaient à faire. Ni les vociférations des bêtes, ni les pleurs des humains ne les troublaient. Ils accrochait les cochons un par un, puis, d’un coup de lame rapide, les égorgeaient. Au fur et à mesure de la progression des bêtes, les cris diminuaient en même temps que le sang et la vie s’échappaient de leur corps. Enfin, après un dernier spasme, elles disparaissaient dans une gerbe d’éclaboussures à l’intérieur d’une énorme cuve d’eau bouillante.
Ce processus était si méthodique qu’il en était fascinant. On assistait à la fabrication mécanique, mathématique de la viande de porc. Pourtant, les personnes les plus terre à terre ne pouvaient s’empêcher d’avoir une pensée pour ces cochons, qui venaient là en toute innocence, en toute confiance. Leurs protestations avaient un côté si humain! Elles étaient tellement justifiées! Ces bêtes n’avaient rien fait pour mériter ce sort. C’était leur infliger une blessure non seulement physique mais morale que de les traiter de cette façon, de les pendre ainsi, avec ce froid détachement, sans même un semblant d’excuse, sans la moindre larme en guise d’hommage. Certes il arrivait à l’un ou l’autre des visiteurs de pleurer, mais cette machine à tuer continuait imperturbablement sa besogne, qu’il y ait ou non des spectateurs. C’était comme un crime atroce perpétré dans le secret d’un cachot, à l’insu de tous et dans l’oubli général. »6
Voilà pour l’innocence torturée, destinée… à quoi ? Eh bien, comme l’explicite Sinclair, à l’empoisonnement généralisé de la population, « dans les salles secrètes où l’on médicamentait la viande avariée » écrit-il.
« La présence d’inspecteurs fédéraux à Packingtown faisait croire aux habitants qu’ils ne couraient aucun risque à consommer de la viande contaminée. Ce qu’ils ignoraient, c’est que ces cent soixante-trois inspecteurs avaient été nommés à la demande des conserveries et que le gouvernement des États-Unis les payait uniquement pour certifier que la viande non comestible ne quittait pas l’Illinois. Leur fonction s’arrêtait là. Pour autoriser la vente des produits destinés à Chicago même et à l’état d’Illinois, Packingtown ne disposait en tout et pour tout que de trois employés… à la solde du parti politique au pouvoir localement. L’un d’eux, un médecin, s’aperçut un beau jour que les carcasses de bœuf que les inspecteurs fédéraux avaient déclaré tuberculeux et qui, par conséquent, contenaient des substances mortelles, appelées ptomaïnes, étaient laissées à l’air libre sur un quai, avant d’être expédiés en ville pour y être vendues. Il insista pour qu’on leur administrât une injection de pétrole. Il fut contraint de démissionner dans la semaine ! Les patrons se fâchèrent si fort qu’ils allèrent jusqu’à obliger le maire à supprimer totalement le service d’inspection. Depuis, plus personne n’osait même faire mine de s’opposer à ces abus ! Le bruit courait que, toutes les semaines, on distribuait deux mille dollars en pots-de-vin pour dissimuler les cas de tuberculose bovine et autant pour qu’on évite de parler des porcs morts du choléra dans les trains. Presque quotidiennement, ces bêtes étaient chargées au grand jour dans des fourgons, et emportées vers Globe, dans l’Indiana, où on en tirait un saindoux de qualité supérieure. »7
Il y a un rapport direct entre une population si maladivement nourrie et empoisonnée par l’industrie agro-alimentaire et l’intérêt logique des laboratoires pharmaceutiques à manipuler cette population souffreteuse en ne la guérissant pas trop vite, voire en l’assassinant tout à fait comme le manifestent quelques récents scandales pharmaceutiques trop vite oubliés :
Je vous cite dans le désordre et non exhaustivement le Médiator, le Distilbène, le Vioxx, le Diane 35, le Thalidomide, l’Isoméride, l’affaire du sang contaminé, les hormones de croissance de synthèse obtenues par extraction d’hypophyses de cadavres bovins, la Cérivastatine, l’Héparine chinoise produite à partir d’intestincts de cochons…
Vidéo scandales pharmaceutiques
Je vous renvoie pour davantage de précisions et de cas d’empoisonnement avérés à l’article scandale sanitaire de Wikipédia8, où l’on apprend entre autres choses qu’en 2018, au moins 654 entreprises européennes ne respectent pas le règlement REACH adopté en 2006 par l’Union Européenne (Enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des substances chimiques) et utilisent 970 substances interdites…
L’article de Wikipédia consacré à REACH9 n’est pas non plus dénué d’intérêt :
« Ce programme européen est critiqué pour autoriser des substances pour lesquelles les dangers sont avérés : cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction. Les écologistes en demandaient l'interdiction immédiate. Les industriels ont obtenu le droit de continuer à les utiliser s'ils démontrent qu'ils ne savent pas les remplacer, qu'ils gèrent le risque <je souligne>, et qu'ils étudient la conception de substituts. Pour Gérard Onesta, qui a suivi le dossier en tant que vice-président du Parlement européen, ‘‘d'un dossier environnemental et sanitaire, REACH est devenu un dossier industriel. On est clairement passé de la volonté de protéger la santé et le cadre de vie à la sauvegarde des intérêts des industriels’’.
Une autre critique porte sur le fait que des cocktails de produits chimiques non toxiques peuvent être toxiques (synergies positives) ou que certains produits peuvent potentialiser l'effet d'autres produits. Les synergies (même pour des produits à très faible dose) semblent pouvoir expliquer certains phénomènes comme la délétion de la spermatogenèse, la forte croissance de certains cancers (sein, prostate, testicules..) ou des phénomènes de féminisation ou d'intersexe dans la nature.
REACH se trouve également accusé de provoquer une augmentation significative du nombre de tests sur les animaux. Ces tests, reposant sur des méthodes des années 1970, sont d'ailleurs critiqués par des scientifiques comme inadaptés car considérant que ‘‘c'est la quantité de la dose qui fait le poison et non pas la durée d'exposition’’.
Le 21 mai 2019, la fédération allemande pour l'environnement et la protection de la nature (Bund) révèle en utilisant les données fournies par l'agence fédérale de l'environnement allemande comme par l'Agence européenne des produits chimiques que 654 entreprises opérant en Europe ne respectent pas, entre 2014 et 2019, le protocole européen d'enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques, censé protéger la santé et l'environnement des Européens. Ces entreprises emploient massivement des substances de synthèse interdites et potentiellement dangereuses. »
La Jungle se termine sur le discours passionné d’un militant socialiste, qui décrit la fatalité de l’exploitation du pauvre par le riche, une fatalité dont déjà nous prévenait la Bible dans le second livre de Samuel, avec la parabole poignante que Nathan raconte au roi David, lequel figure à son insu le riche de l’histoire :
« Il y avait dans une ville deux hommes, l’un riche et l’autre pauvre.
Le riche avait des brebis et des bœufs en très grand nombre.
Le pauvre n’avait rien du tout qu’une petite brebis, qu’il avait achetée ; il la nourrissait, et elle grandissait chez lui avec ses enfants ; elle mangeait de son pain, buvait dans sa coupe, dormait sur son sein, et il la regardait comme sa fille.
Un voyageur arriva chez l’homme riche. Et le riche n’a pas voulu toucher à ses brebis ou à ses bœufs, pour préparer un repas au voyageur qui était venu chez lui; il a pris la brebis du pauvre, et l’a apprêtée pour l’homme qui était venu chez lui. »
« Vous verrez mille hommes… mettons dix mille… qui sont les maîtres de ces esclaves, qui profitent de leur labeur. Ils ne font rien pour gagner ce qu’ils reçoivent; ils n’ont même pas à demander, leurs bénéfices viennent tout seul. Leur unique souci est de savoir comment les employer. Ils habitent des demeures somptueuses, ils se vautrent dans le luxe et le faste; leurs dépenses sont à peine concevables. C’est à vous faire tourner la tête, à vous donner la nausée. Ils paient des centaines de dollars pour une paire de bottines, un mouchoir, une jarretière… ils dépensent des millions pour leurs chevaux, leurs automobiles, leurs yachts, mais aussi pour leurs palais, leurs banquets, ou les petits cailloux brillants dont ils se parent. Ils passent leur temps à rivaliser d’ostentation et d’insouciance, à détruire mille choses utiles, à gaspiller le travail et la vie de leurs semblables, les efforts et les sacrifices des nations, la sueur, les larmes et le sang de l’espèce humaine! Tout leur appartient. Tout leur est dû. De même que les ruisseaux se jettent dans la rivière, les rivières dans les fleuves et les fleuves dans l’océan, les richesses de la société affluent automatiquement, inéluctablement jusqu’à eux. Le paysan laboure les champs, le mineur creuse des galeries, le tisserand fait courir sa navette, le maçon taille des pierres, l’inventeur crée, l’homme clairvoyant dirige, l’érudit étudie, l’homme inspiré chante. Mais les produits de ces activités humaines, de ce labeur physique et intellectuel, tout cela se font un immense courant qui va se déverser dans les poches de ce millier de nantis! La société entière est entre leurs mains, les travailleurs du monde entier sont à leur merci! Ils s’acharnent à tout détruire, à tout mettre en pièces, à tout s’approprier, avec la férocité de loups, la voracité de vautours! Aussi loin que remonte la mémoire, le travail de l’homme leur a toujours appartenu et leur appartiendra jusqu’à la fin des temps. Quoiqu’elle fasse, quoi qu’elle tente, l’humanité vit et meurt pour ces gens là! Non contents de jouir du labeur de la société, ils ont, en plus, acheté les gouvernements. Partout, ils utilisent leur pouvoir usurpé pour s’abriter derrière leurs privilèges, pour creuser plus larges et plus profonds les canaux par lesquels ils drainent leurs richesses! »
Et un Juif polonais de Silésie nommé Ostrinski explique au lituanien Jurgis, personnage principal du roman, le rapport entre la souffrance animale, la souffrance prolétaire, et la domination de la classe des nantis, lui livrant une description circonstanciée des méthodes maffieuses du Trust de la viande :
“Le Trust était l’incarnation d’une Cupidité aveugle et insensée. C’était un monstre dont les mille gueules avides dévoraient tout, dont les mille sabots piétinaient tout. C’était un ogre, l’esprit du Capitalisme fait chair. Sur son navire battant le pavillon noir des pirates, le Trust écumait l’Océan du Commerce et avait déclaré la guerre à la civilisation. La corruption était sa pratique quotidienne. À Chicago, le conseil municipal n’était qu’une de ses nombreuses annexes. Il détournait ouvertement des milliards de litres d’eau appartenant à la ville, dictait aux tribunaux les condamnations à infliger aux grévistes, interdisait au maire de faire appliquer les lois d’urbanisme qui le gênaient. À Washington, il était suffisamment puissant pour empêcher l’inspection de ses produits et pour falsifier les rapports officiels. Il violait la législation sur l’escompte et, lorsqu’on le menaçait d’une enquête, il faisait brûler ses registres et envoyait les employés complices à l’étranger. Tel Jaggernaut sur son char, il sillonnait le monde commercial; tous les ans, il rayait de la carte des milliers d’entreprises, poussait des hommes à la folie et au suicide.”
(À suivre)
La Société du Spectacle, thèse 63, p.41 (Gallimard)
Pléiade I p. 391
Op. cit. p.393-394 note a
Mémoires, Pléiade VI, p.648
Op. cit. p.115-116
La Jungle, p.56-57
P.144-146