J’ai reçu également à la suite de la dernière séance un autre email, bien moins aimable, d’une personne intellectuelle de gauche me reprochant mon « dispositif doctrinaire », mon « entreprise de crétinisation-théologisation-animalisation de la ‘‘cause palestinienne’’» et ma volonté d’« écraser et humilier l’autre jusqu’au bout ». J’ai répondu courtoisement mais fermement, lui proposant de lire son email ici et d’y rétorquer minutieusement. La conversation, d’abord polie, a fini après quelques emails par prendre un tour très colérique (de la sienne puis de la mienne). Je ne citerai pas aujourd’hui cette correspondance (la personne en question s’y est refusée), mais j’y reviendrai une autre fois peut-être lorsqu’il sera question de la responsabilité des intellectuels de gauche en Occident dans l’enlisement du conflit, par leur soutien incritiqué à la « cause » palestinienne, justifiant toujours (ou du moins excusant) l’ensemble de ses choix tactiques (y compris celui du terrorisme), accueillant à bras ouverts dans les années 60 la création de l’O.L.P. (il s’agissait donc pour les intellectuels occidentaux de « libérer » la Palestine, avec le même enthousiasme que pour les fanatiques maoïstes de la Révolution culturelle de faire « table rase » du passé) et gobant comme un seul homme la litanie de bobards des discours émancipateurs et révolutionnaires d’Arafat, ce principal naufrageur de la « cause » palestinienne, qui ne fut jamais qu’un bouffonnant despote sanguinaire corrompu insoucieux en réalité de mettre fin aux tourments de son peuple vaincu.
La situation des antisionistes – ou simplement des « propalestiniens » ou des « belles âmes » ou des compagnons de route incapables de comprendre qui est responsable de quoi dans un conflit si complexe –, est parfaitement comparable à celle des maoïstes européens qui accueillirent avec ferveur la révolution culturelle et adoubèrent tous les crimes de Mao.
Après ces longues remarques préliminaires à la séance d’aujourd’hui, qui sera principalement historique, je voudrais maintenant oublier les Juifs, le sionisme et l’État d’Israël, pour poser la question de la structure socio-économique de la Palestine ottomane avant l’arrivée des premiers immigrants juifs dans les années 1880.
La vision idyllique que veut nous refiler l’antisionisme d’une Arcadie arabe <illustration : https://youtu.be/5D5N3KkQN98 > où les fellahs cultivaient en toute sérénité sur leurs terres ancestrales leurs orangeraies et leurs oliveraies, où des bergers de pastorale coiffés d’un keffieh coloré menaient leurs chèvres et leurs moutons à la Manël des Oueds en chantonnant une ritournelle orientale, où tout un peuple vivait dans la frugalité précoloniale, jouissant de la formidable égalité des croyants unifiés, goûtant l’alacrité de la piété familiale traditionnelle, profitant de de sa belle arabité dans un paradis terrestre – « une terre verdoyante, habitée principalement par la population arabe, qui y édifiait sa vie et bénéficiait d'une culture prospère », selon les mots de Yasser Arafat lors de son célèbre discours de 1974 à l’ONU –, tout cela saccagé par les affreux sionistes… est une risible légende.
En réalité, tous les travers socio-culturels, économiques et psychologiques – qui aboutiront au désastre suicidaire de la société palestinienne dès les grandes émeutes arabes des années 1930 (qui furent aussi le résultat d’une brutale guerre civile au sein de la société palestinienne) jusqu’à aujourd’hui en Cisjordanie (corruption colossale des despotiques notables de l’Autorité Palestinienne) et à Gaza (répression bestiale et tyrannique de toute opposition au génocidaire Hamas), en passant par l’invraisemblable bousillage par Arafat en 2000 des ultimes chances de jouir d’une paix durable en offrant enfin un « foyer national musulman » aux Palestiniens –, tous ces travers étaient à l’œuvre depuis des décennies, autrement dit bien avant que le premier sioniste ne mette un pied sur la terre de Palestine.
Il suffit de lire Les sept piliers de la sagesse de Lawrence pour comprendre que les Arabes de cette vaste région qu’on nommait alors « Syrie-Palestine » étaient tout sauf unifiés, complices, solidaires et pacifiques – sans rapport avec le fantasme d’un califat restauré qui déjà, bien avant Daesh, agitait les imaginations musulmanes étouffant sous le joug ottoman :
« Le second contrefort d’un régime d’inspiration arabe consistait en la gloire ternie du Califat primitif, dont le souvenir perdurait dans la population à travers des siècles de mauvais gouvernement turc. Puisque, par aventure, ces traditions avaient un goût de Mille et Une Nuits plutôt que d’histoire pure, elle maintenait les Arabes du rang dans la conviction que leur passé était plus superbe que le présent du Turc ottoman.
Nous savions pourtant qu’il s’agissait de rêves. Un gouvernement arabe en Syrie, bien qu’arc-bouté sur les préjugés arabes, serait tout autant «imposé» que le gouvernement turc, qu’un protectorat étranger, ou que le Califat historique. La Syrie restait une mosaïque raciale et religieuse violemment colorée. Toute ample tentative d’unification aurait un résultat parcellaire et rapiécé, désagréable à un peuple que ses instincts ramenaient toujours à une règle paroissiale et domestique. »1
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, puis au début du XXème, la société arabe de Palestine était – comme dans l’ensemble de l’Empire ottoman –, profondément inégalitaire (avec une frange bourgeoise européanisée enrichie soit par le commerce, soit par la corruption et la spoliation), analphabète, xénophobe, antisémite et rétrograde.
Les luttes hégémoniques entre diverses puissances de la région – l’Égypte, la Sublime Porte et l’Europe coloniale aux aguets –, se formalisaient par d’atroces tueries et exactions entre musulmans (les dhimmis Juifs ou chrétiens étant régulièrement pogromisés au passage), des révoltes incessantes, des vendettas, des répressions politiques et policières, et globalement une atmosphère de despotismes locaux et nationaux généralisée.
La société civile elle-même était donc globalement structurée selon le mode séculaire impitoyable d’une soumission féodale répercutée pyramidalement du sheikh, du caïd ou de l’ayan (le notable absent, vivant en ville ou à l’étranger) aux fellahs, des hommes aux femmes, et des adultes aux enfants2 et aux animaux (on en a une trace dans la manière atroce dont sont maltraités les animaux dans la bande de Gaza et en Cisjordanie aujourd’hui : https://youtu.be/DLqTuBvMeqk?t=161 )… et bien sûr inévitablement d’eux tous aux dhimmis.
Les Arabes du Bilad al-Cham, « pays de la Syrie »3 (nul ne parlait alors de « Palestiniens »), ne s’imaginaient nullement appartenir à une commune « nation » ni même à un « peuple ».
Au XVIème siècle la région avait été subdivisée en quatre sandjaks (gouvernorats) : Jérusalem, Gaza, Naplouse et Safed – qui dépendaient de la province de Damas. À la fin du XIXème siècle (en 1887), la Syrie (que les Européens allaient nommer d’après l’appellation romaine antique de « Syrie-Palestine », imposée par l’empreur Hadrien après 135 et la défaite de Bar-Kokhbah pour déjudaïser la Judée4) fut répartie en deux vilayets (préfectures) de Damas et de Beyrouth, les sandjaks d’Acre et de Naplouse étant rattachés à Beyrouth tandis que Jérusalem était placée sous l’autorité directe de Constantinople.
Les Arabes de la région se divisaient – et se disputaient – en clans, villages, tribus, familles, factions rivales qui se déchiraient régulièrement, s’entretuaient parfois et s’arrachaient respectivement leurs plantations pour des raisons plus ou moins futiles et obscures, sur le mode fanatique de la vendetta. Les fellahs, harcelés par les pilleurs bédouins, devaient se réfugier dans les hauteurs, laissant dans les plaines un paysage de ruines, tel que l’écrit Nadine Picaudou dans Les Palestiniens :
« La lutte séculaire entre paysans et bédouins a pris des formes extrêmes et les incursions des nomades ravagent la plaine hérissée de khirba, ces ruines de villages désertés que les paysans réoccupent parfois temporairement pour remettre leurs terres en culture. »
La situation dans la première moitié du XIXème siècle est décrite ainsi par Weinstock :
« Fuyant la pression fiscale insupportable exercée par al-Djazzar <le pacha Ahmed Al-Jazzar, soit « le Boucher », gouverneur ottoman d’Acre qui résista à Napoléon et mourut en 1804> et l’insécurité générale engendrée par les pillages incessants des Bédouins, les fellahs abandonnent leurs villages pour se retrancher dans les hauteurs. Et cet exode rural massif entraîne la désertification du pays : au moins un quart des surfaces cultivées ont été abandonnées. À ce recul général de l’économie, qui s’accompagne d’un effondrement institutionnel, succède l’invasion du pays en 1831 par l’armée égyptienne d’Ibrahim Pacha, fils adoptif de Méhémet Ali. Les réformes qu’entend introduire l’Egypte, soucieuse d’entreprendre la modernisation du pays (notamment l’introduction d’un impôt par tête d’habitant, vécu comme humiliant parce qu’analogue à la djizya que sont tenus d’acquitter les dhimmis et parce qu’elle aboutit à la mise sur pied d’égalité des différentes confessions religieuses) déclenche une révolte des fellahs, entraînés par Mohammed Damour, à laquelle succède un soulèvement druze. Dans le sillage de cette insurrection, d’effroyables massacres ainsi qu’une orgie de viols et de pillages s’abattent sur la population juive de 1834 à 1838 à Safed et à Hébron <Henry Laurens relatant les mêmes événements : « Lors de ces évènements, la population juive de Safed, attaquée par les révoltés, souffre de plusieurs pertes humaines et de pillages. »5>, la communauté de Tibériade y échappant de justesse. »6
Je ne reviens pas en détail sur le statut de dhimmi, et l’inégalité constitutionnelle qui existait entre Juifs et musulmans dans tout l’Empire ottoman et le monde arabe. Les Juifs de Palestine, présents pour certains depuis toujours, n’y échappaient pas. Voici pour rappel ce qu’écrit Amnon Cohen dans son ouvrage Juifs et musulmans en Palestine et en Israël des origines à nos jours des Juifs hiérosolymitains au XIXème siècle, ceux qui appartenaient à ce qu’on appella le « vieux yishouv » pour le distinguer du nouveau yishouv apparaissant à partir de 1880 avec les premières vagues d’immigration sionistes :
« Les juifs étaient autorisés à garder leurs principales institutions communautaires comme les synagogues, répondant aux besoins de leurs différentes congrégations, les cimetières, les établissements d'enseignement, etc., pourvu qu’ils observent les règlements en vigueur. Les autorités n’interféraient guère dans la façon dont ils menaient leur vie et organisaient leurs rituels, tant qu’ils s’acquittaient collectivement de l’impôt spécial, le jizya, et qu’ils gardaient profil bas en ville et dans les environs. De temps à autre, des fonctionnaires locaux exigeaient de la communauté, ou de certains de ses membres, des contributions financières anormalement excessives, mais ni leur présence, ni leur nombre ne furent jamais remis en question, même de manière implicite. Toutefois, les juifs n'étaient pas considérés comme des individus faisant partie d’une communauté qui avait le même statut et les mêmes droits que la majorité musulmane de la ville. Non seulement les juifs étaient désignés comme tels dans les minutes de tribunaux, mais même lorsqu'ils étaient nés à Jérusalem et qu’ils ne l'avaient jamais quittée, ils étaient encore nommés ‘‘résidents’’ ou ‘‘ceux qui se sont installés’’ à Jérusalem (mustawtinun) — en d’autres termes, ils faisaient partie des étrangers qui avaient obtenu le privilège de se joindre aux habitants permanents de la ville. »7
La même région à la même période, mais décrite par Nadine Picaudou, une historienne non-juive, dans La décennie qui ébranla le Moyen-Orient (1914-1924)8 offre un tableau très différent :
« La renaissance culturelle arabe connue sous le nom de nahda émane, quant à elle, de l'intelligentsia urbaine du Croissant fertile, de ces villes du Levant traditionnellement ouvertes à toutes les influences extérieures. S'il fallait lui assigner une origine précise dans le temps, ce pourrait être 1834. Cette année-là, la première imprimerie s'installe à Beyrouth. Elle est américaine et vient de Malte. Les lazaristes français rouvrent le collège d'Aintoura, dans la montagne libanaise, et l'ensemble de la région syrienne est occupé depuis deux ans par Ibrahim Pacha, fils de Mohamed-Ali, qui mène, sur le modèle égyptien, une vigoureuse politique de modernisation qui ne néglige pas le domaine scolaire. »
La même région et la même période (soit à partir de l’invasion égyptienne par Ibrahim Pacha) décrite cette fois par Henry Laurens :
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