Aux sources massacrantes du contentieux (De l'antisionisme 3) (4)
43ème séance, 30 juillet 2022
Cette complicité des Juifs pour l’Islam – peu réciproque on va le constater –, allait chez certains Juifs religieux que Lewis nomme « pro-islamiques »1 jusqu’à la passion amoureuse, de sorte que de nombreux Juifs devinrent des orientalistes de renom. Le plus célèbre étant Benjamin Disraeli, dont Lewis2 nous apprend :
« Il est bien connu que Disraeli tirait orgueil de ses ancêtres juifs. Ses romans et ses lettres attestent amplement sa sympathie profonde pour les Turcs, les Arabes et l'Islam, et sa croyance en une parenté fondamentale entre juifs et musulmans. Comme tant d'Anglais, il était fasciné par le désert et par les Arabes; mieux que d'autres, il était capable de s'identifier à eux. Cette identité s'affirme fréquemment dans ses écrits, où les termes ‘‘Arabie’’ et ‘‘Arabe’’ ont une signification presque mystique. Les juifs sont des ‘‘Arabes mosaïques’’ ou même des ‘‘Arabes juifs’’, parents et prédécesseurs des Arabes musulmans; ‘‘les Arabes sont seulement des juifs montés à cheval’’. Le judaïsme, le christianisme et l'islam sont tous des religions arabes. ‘‘Au sommet du mont Sinaï sont deux ruines une église chrétienne et une mosquée musulmane. En ce lieu, le plus sublime de la gloire arabe, Israël et Ismaël dressèrent pareillement leurs autels au grand Dieu d'Abraham. Pourquoi sont-ils en ruine?’’ »
Or Disraeli est loin d’être une exception. Lewis insiste sur le fait que les Juifs pro-islamiques étaient fréquemment aussi et avant tout des Juifs religieux :
« Un domaine dans lequel l'intérêt juif pour l'islam eut de grandes répercussions fut celui de l'érudition. Dans le développement des études islamiques dans les universités européennes et, plus tard, américaines, les juifs, et en particulier des juifs de milieu et d'éducation orthodoxes, jouent un rôle tout à fait hors de proportion. /…/ Les savants juifs firent beaucoup pour amener ces réussites du génie islamique à la connaissance de l'Occident, et pour inculquer aux esprits d'Occident une appréhension de l'Islam où entraient moins de préjugé et plus de sympathie. /…/ Du point de vue de l'érudition, ces livres ont, dans une large mesure, été dépassés par des recherches ultérieures; à leur époque, toutefois, et longtemps encore par la suite, ce furent des ouvrages de base, et ils demeurent comme des points de repère dans la découverte de l'Orient par l'Occident. Beaucoup d'érudits juifs vinrent directement des études hébraïques aux études arabes, et firent d'importantes contributions aux unes et aux autres surtout dans les domaines où les deux se chevauchent. /…/ Probablement le plus grand de tous fut Ignaz Goldziher (1850-1921), juif hongrois pieux, que sa magnifique série d'études sur la théologie, la culture et le droit musulmans classe, de l'avis général, comme l'un des fondateurs et des maîtres des études islamiques modernes. Le rôle de ces savants dans le développement de chacun des aspects des études islamiques a été immense non seulement dans l'avancement du savoir, mais aussi dans l'enrichissement de la vision par l'Occident de la religion, de la littérature et aussi de l'histoire orientales, où ils ont substitué la connaissance et la compréhension au préjugé et à l'ignorance. Dans les années récentes, le renouveau du savoir en Orient a donné une nouvelle importance à ces érudits, car leurs travaux sont lus par les musulmans eux-mêmes, dans l'original et en traduction, et aident à former à la fois leur connaissance des accomplissements du passé et leur prise de conscience des problèmes présents. »
Cette connivence entre judaïsme et islam n’est pas étonnante, explique encore Lewis, qui évoque « un sentiment de solidarité, même s’il n’était pas réciproque <je souligne>», et « un sentiment d’affinité » :
« On trouve dans les affinités judéo-islamiques un inflexible monothéisme, l'austérité du culte, le rejet des images et des incarnations, et la chose la plus importante, la soumission à une loi divine qui embrasse tout, qui est enchâssée dans l'écriture, la tradition et le commentaire, et qui règle et sanctifie les détails les plus intimes de la vie quotidienne. Non seulement les textes sacrés étaient semblables par l'esprit, mais ils étaient écrits dans des langues apparentées. Le même mot, din, signifie la religion en arabe, la loi en hébreu. Le lien entre les deux sens est évident pour n'importe quel juif ou musulman. Un hébraïsant peut apprendre l'arabe, un talmudiste comprendre la charia plus facilement et avec plus de sympathie que ces collègues catholiques ou protestants. Ce sentiment d'affinité a été exprimé par le plus illustre des islamisants juifs, Ignaz Goldziher, dans une lettre écrite peu avant sa mort à un élève arabe: ‘‘C'est pour votre peuple et pour le mien que j'ai vécu. Quand vous retournerez dans votre pays, dites-le à vos frères.’’»[3
Mais il faut aussi nuancer grandement une affirmation soutenue dans le long documentaire Juifs et Musulmans, si loin si proches, de Karim Miské, diffusé sur Arte en 2013, et dont tout le propos illustré par un dessin animé édulcorant consiste à tracer l’image d’une longue idylle, une « osmose » seulement troublée de temps à autre par des préjugés relevant de la peur et la haine de l’autre, afin, déclare le réalisateur, « de ne pas tout juger à travers le seul prisme du conflit israélo-palestinien »4.
Il faut regarder ce candide dessin animé de propagande modérément antisioniste5 de cinq heures diffusé en 2013 sur Arte, Juifs et Arabes, si loin si proches – ou lire les commentaires dithyrambiques de la presse télévisuelle (Le Monde ou Télérama, dont les journalistes sont parfaitement ignares sur le rapport entre judaïsme et islam au cours des siècles) pour constater comme la question de l’humeur massacrante de Mahomet à l’encontre des Juifs de Médine et de Khaybar gêne aux entournures les intellectuels musulmans (majoritaires dans la série) et les spécialistes de l’islam qui se dépêtrent comme ils peuvent avec des arguments iréniques de recouvrement, des pudeurs élusives (silence sur l’antisémitisme délirant de Néguib Azoury…), des stéréotypes psychologiques, des lieux-communs vulgarisateurs (le Juif comme « autre ») voire carrément des omissions éhontées concernant la réalité de la dhimmitude : « Comme dans les histoires de famillle il y a eu des hauts et des bas… », énonce en introduction le début du 4ème épisode.
Tout le documentaire revient à obscurcir plus ou moins sciemment l’énigme du conflit en en niant toute conflictualité. Raphaël Draï, en conclusion du troisième épisode, s’exclame ainsi naïvement :
« Comment peut-on être à la fois si proches, presque en osmose, et puis finalement se séparer ? C’est une très grande énigme de la condition humaine… »
L’énigme s’éclaircit dès lors qu’on considère que l’osmose était factice, la complicité superficielle, et que la proximité culturelle ne fut jamais aussi influente que la rancœur théologique et l’animosité coutumière millénaire.
Une affirmation du documentaire en particulier, parmi beaucoup d’autres tendant à noyer le poison et à édulcorer la dhimmitude, consiste à considérer que la « pensée juive » serait redevable à la discussion dialectique du kalâm dans l’islam (« révolution théologique qui s’appuie sur la philosophie grecque » dit le documentaire) par le truchement en particulier de Saadia Gaon6.
Je n’ai pas le temps ici de revenir sur ce qui distingue et oppose rationalisme philosophique et pensée juive (je vous renvoie aux huit longues séances que j’y ai consacrées l’année dernière.7)
Mais on peut dire de Saadia Gaon, figure grandiose du judaïsme, ce que je disais de Maïmonide dont il est un précurseur :
« L’Islam et la Chrétienté ont un terrain d’entente dont les Juifs s’excluent théologiquement d’emblée, pour raison d’incompatibilité avec leur ingérable pensée herméneutique – Maïmonide incarnant une exception grandiose mais orpheline : il s’agit de la tradition métaphysique, rationaliste, philosophique et scientifique, ce qu’on a appelé la translatio… /…/ Autre passage de l’étude d’André Vauchez et de Bénédicte Sère intitulée Les chrétiens d’Occident face aux juifs et aux musulmans au Moyen-Âge8 sur ce qu’on nomme la translatio studiorum, le transfert de savoir, d’étude et de pensée entre la culture classique grecque, l’Islam, et la Chrétienté, pour appuyer mon affirmation d’un domaine d’essence métaphysique partagé entre l’Islam et la Chrétienté – alors que la pensée juive s’en est majoritairement détournée – à l’exception notable de rares rabbins tels Maïmonide <et Saadia Gaon>:
« C’est par la terre d’Islam qu’est revenue au monde latin une grande partie des patrimoines philosophiques et scientifiques non seulement de la Grèce classique mais aussi de l’Iran et de l’Inde grâce au travail de traduction et d’agencement réalisé dans l’Irak et la Syrie abbassides entre le VIIIème et le Xème siècle. Ce retour a une géographie : on repère des voies de transmission et des centres de diffusion. En somme, trois : Tolède, Naples, Paris.
À Tolède, les communautés linguistiques et religieuses s’interpénètrent et autorisent ainsi la production de traducteurs <dont un grand nombre étaient juifs, comme on l’a vu la dernière fois> et l’échange des textes pour un unique projet : faire passer en terre latine le vaste corpus philosophique gréco-arabe. De Cordoue à Tolède, c’est-à-dire de l’Occident musulman à l’Occident chrétien, le transfert des études, en cette fin de XIIème siècle, reproduit le scénario antérieur au tournant du Xème et XIème siècle qui a vu la science passer de Bagdad à Cordoue. Bagdad-Cordoue-Tolède : la translatio est d’abord interne au monde musulman, liée à son histoire et à ses conquêtes <l’impérialisme guerrier accompagne aussi un déploiement de la pensée universaliste qui le légitime et le justifie> avant de circuler au sein de la péninsule ibérique, d’une culture religieuse à l’autre. C’est ce cheminement qui a rendu possible le retour de la science grecque au monde latin, par l’ouverture et le rayonnement de Tolède vers la Provence et le royaume de France. »
J’en reviens à mon idée que la solidarité et l’affinité entre Judaïsme et Islam ne furent jamais mutuelles – pour des raisons spirituelles et théologiques majeures (que le documentaire d’Arte ne peut qu’ignorer ou vouloir dissimuler).
Il est donc temps maintenant d’essayer de comprendre comment a pu naître entre Juifs et Musulmans un contentieux que rien ne justifia jamais de la part des Juifs.
Et il s’agit de comprendre pourquoi le contentieux entre Juifs et Arabes non seulement n’a jamais été réciproque mais ne l’est toujours pas. On aurait ainsi tort de penser que le sionisme ait anéanti cette passion de bien des Juifs pour l’islam. J’avais conclu le 22 novembre 2020 la 14ème séance Généalogie de l’opprobre en évoquant les conférences suivies dans tout le monde arabe de l’historienne juive israélienne Miri Shefer-Mossensohn, à l’Université de Tel-Aviv.
Et du coup il est légitime de se demander s’il n’y aurait pas, d’une manière ou d’une autre, un rapport de causalité, et lequel, entre cette non-réciprocité originelle et le délire antisioniste – dont la caractéristique d’aversion inversive ressemble en tant de points au délire antisémite le plus traditionnel – quand il ne s’y réduit pas bêtement et simplement.
Pour répondre à ces questions, et puisque nous venons d’examiner ce qui préexistait au commencement islamique – soit rien qui prédisposât réellement à un contentieux (J’ai oublié de mentionner dans le Talmud l’expertise spirituelle des Arabes, capables de faire entrevoir et entendre à un rabbi depuis la Géhenne Qoreh et les rebelles contre Moïse :
« Rabba bar bar Ḥana poursuit son récit. L'Arabe m'a aussi dit : Viens, je vais te montrer ceux qui ont été engloutis par la terre à cause du péché de Kora. J'ai vu deux failles dans le sol qui dégageaient de la fumée. L'Arabe prit une tonte de laine, la trempa dans l'eau, l'inséra sur la tête d'une lance et l'y plaça. Et lorsqu'il retira la laine, elle était roussie. Il me dit : Écoute ce que tu entends ; et j'ai entendu qu'ils disaient : Moïse et sa Torah sont vrais, et eux, c'est-à-dire nous, sur la terre, sommes des menteurs. L'Arabe me dit encore : Tous les trente jours, la Géhenne les ramène ici, comme la viande dans une marmite qui est déplacée par l'eau bouillante pendant qu'elle cuit. Et à chaque fois, ils disent ceci : Moïse et sa Torah sont vrais, et eux, c'est-à-dire nous, sur la terre, sommes des menteurs. » Baba Batra 74a) –, il est temps d’examiner ce contentieux-là à sa source, autrement dit de tâcher d’en repérer le surgissement dans la vie et la pensée de Mahomet.)
je vais utiliser précisément le Mahomet de Maxime Rodinson9, qui, s’il n’est pas soupçonnable d’un quelconque biais islamophobe, est en revanche fort ambigu dans son rapport à sa propre judéité, pour les raisons que je vais brièvement évoquer.
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