Aux sources massacrantes du contentieux (De l'antisionisme 3) (2)
43ème séance, 30 juillet 2022
Mon intuition, donc, est que ces Moskub allaient bientôt être perçus – perception traditionnelle mais largement exploitée et hystérisée par les nationalistes arabes – comme d’arrogants yahoud (je reviendrai, en citant Georges Bensoussan, sur la question de l’« arrogance » juive aux yeux des Arabes, bien avant le sionisme : « Dans le vocabulaire relatif aux Juifs, l’expression ‘‘sortir des limites’’ devient une véritable antienne. /…/ En 1889, ‘‘à Kirkouk <en Irak>, rapporte Jacob Valadji, même le cadi excite ses coreligionnaires à la révolte, leur répétant sans cesse que les Juifs sont devenus depuis quelques temps très libres, très hardis, très audacieux dans leurs rapports avec les musulmans.»1). Georges Bensoussan explique par ailleurs très bien comme la mentalité du paysan palestinien aux XIXème et au XXème siècles ne doit rien, à l’origine, au nationalisme arabe – lequel s’élabore en miroir du sionisme – mais tout à la tribu et à l’oumma considérée comme une communauté de foi, bien sûr, mais aussi de sang et de sol :
JUSQU’À « LE SOUTIEN DE L’ISLAM INDIEN »
Or le yahoud n’était pas davantage une figure neutre en terre musulmane – que ce fût en Palestine ottomane ou ailleurs dans le vaste monde de l’oumma (allant du Maghreb au Yemen et jusqu’en Iran) que le Juif n’était une figure neutre dans la France de Drumont (ou dans l’Allemagne bismarckienne), et que pour un Français du début du XXème siècle, Dreyfus ou Rotschild, la comédienne Rachel ou le plus pauvre des immigrés russes ou polonais étaient des youpins avant d’être quoique ce fût d’autre.
Citer Günther Jikeli sur l’antisémitisme musulman contemporain2:
« Tandis que la violence antisémite, qui se manifeste jusque dans des attentats djihadistes, est le fait d'une petite minorité, les sondages montrent que dans les pays marqués par l'islam les opinions antisémites sont répandues chez une grande majorité de la population. Ainsi, l'étude publiée en mai 2014 par la Anti-Defamation League révèle qu'entre 56 % (Iran) et 93 % (Cisjordanie et Gaza) des personnes sondées approuvaient au moins six des onze énoncés antisémites sur lesquels on les avait interrogées. La moyenne dans les pays du Proche-Orient et en Afrique du Nord était de 74 %, avec 80 % au Maroc, 87 % en Algérie, 86 % en Tunisie, 87 % en Lybie, 75 % en Égypte, 81 % en Jordanie, 74 % en Arabie Saoudite, 92 % en Irak, 78 % au Liban et 69 % en Turquie Un sondage réalisé au printemps 2009 par le PEW Global Attitudes Project a donné des résultats similaires – mais il se contentait de demander aux personnes interrogées si elles avaient sur les juifs un point de vue ‘‘négatif’’ ou ‘‘positif ’’: en Egypte, en Jordanie, au Liban, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, la part de la population exprimant un point de vue négatif atteignait 95 à 98 %. En Turquie, elle s'élevait à 73 %, en Indonésie à 74 %, et au Pakistan à 78 %. Fait intéressant: «seulement » 35 % des arabes israéliens (musulmans) avaient des juifs une opinion négative. Des sondages effectués les années précédentes (depuis 2004) font apparaître une continuité, et plus précisément une augmentation des opinions négatives vis-à-vis des juifs. L'exemple de la Turquie le montre clairement: tandis qu'en 2004 encore, seulement 49% de la population disait avoir sur eux une opinion négative, en 2005, le pourcentage avait augmenté pour atteindre 60%, puis 65 % en 2006, et 76 % en 2008 - avant de baisser légèrement pour revenir à 73 % en 2009 »
Voilà pourquoi on ne pourra démêler les fils de cette animosité conflictuelle millénaire qu’en revenant en détails sur l’origine de ce que je nomme « la conflictualité » du conflit israélo-palestinien.
Pourquoi distinguer conflictualité et conflit ?
Toute conflictualité a sa source dans un contentieux entre au moins deux personnes, plus généralement entre deux groupes de personnes, qu’il soit formulé ou non, publiquement revendiqué ou non, et surtout qu’il soit réciproque ou non.
Cette absence de nécessité de la réciprocité dans le contentieux – à savoir que comme l’amour ou le désir, le contentieux peut aussi bien être réciproque que ne pas l’être –, est cruciale à méditer. L’étymologie l’explique : le mot « contentieux » vient du mot contentiosus, formé au XIIIème siècle sur une racine latine qui a donné le mot « tenir », et qui désigne selon Jacqueline Picoche ce qui est « relatif à une lutte, à un débat »3.
Or le TLF ajoute une nuance étymologique importante, à propos de l’usage aujourd’hui désuet de l’adjectif « contentieux » : « qui aime les litiges, les disputes ». Cette acception est issue du latin impérial, contentiosus, qui s’applique adjectivement à quelqu’un de « chicaneur, prompt à la lutte » en parlant d'une personne ou de son caractère. Ainsi dans les expressions « humeur contentieuse », « esprit contentieux »… Le TLF cite également « un orgueil contentieux », expression de Joseph de Maistre dans les Soirées de Saint-Pétersbourg.
On trouve aussi quelque trace de la volatilité du contentieux dans l’expression proverbiale « une querelle d’Allemand » soit une querelle sans raison ni sujet :
« Cette locution proverbiale a dû faire son apparition du XVe au XVIe siècle. Si l’on s’est servi du mot Allemand, de préférence à tout autre, c’est que les Allemands n’ont pas la réputation d’être des voisins très commodes. On disait au Moyen Age : Li plus ireux (les plus enclins à l’ire ou à la colère) sont en Allemagne. Vers le XVIe siècle on disait encore : Querelle d’Allemagne au lieu de querelle d’Allemand, changement qui eut lieu le siècle suivant. »4
Le contentieux, par conséquent, peut surgir par simple désir unilatéral de conflit. Il alimente alors une animosité – et bien sûr provoque éventuellement un véritable conflit – qui peut parfaitement se passer de la présence réelle de l’adversaire. Il suffit que cette présence soit fantasmée pour que le contentieux bouillonne en conflictualité. Il y eut ainsi des périodes d’embrasement antisémite, en Europe, dans des lieux d’où les Juifs avaient été expulsés depuis des décennies.
On a l’équivalent musulman de cette unilatéralité du contentieux, dans une série de hadiths classiques (cités en bonne part sur divers sites musulmans, comme le site gouvernemental saoudien ci-contre5) où est évoquée l’ultime victoire contre l’ « Antéchrist », lequel est assimilé aux Juifs, à la fois attracteurs de femmes (eux-même étant symboliquement assimilés à des femmes, comme on va le verra lors de la prochaien séance) et dissimulés dans le paysage !
« Il a été rapporté qu' Ibn 'Omar (Qu'Allah soit satisfait de lui et de son père), a dit: "J'ai entendu le Prophète d'Allah (Salla Allah `Alaihi Wa Sallam) dire: ‘‘Les Juifs vous combattront et vous aurez le dessus sur eux de sorte que la pierre dira : "O musulman! Voici un juif caché derrière moi. Viens le tuer".’’ /…/
Ibn 'Omar (Qu'Allah soit satisfait de lui et de son père) a dit: "J'ai entendu (Numéro de la partie: 3, Numéro de la page: 132) le Prophète d'Allah (Salla Allah `Alaihi Wa Sallam) dire: ‘‘L'Antéchrist descendra sur un terrain salsugineux <imprégné de sel marin> à Mar Qanat (une vallée située à Médine), et les femmes seront la majorité de ses partisans. A tel point que l'homme tentera d'enchaîner ses plus proches parentes comme sa mère, sa sœur, sa fille et sa tante, de peur qu'elles n'aillent le rejoindre. Ensuite, Allah donnera aux Musulmans la victoire; et le tueront lui et ses partisans, au point que le juif se cachera derrière un arbre ou une pierre et que l'arbre ou la pierre dira: "O Musulman, Serviteur d'Allah! Il y a un juif derrière moi, viens le tuer". Rapporté par 'Ahmad dans son Mousnad. »
L’idée que le Juif se dissimule dans le paysage, lequel prendra la parole pour le dénoncer au Musulman, correspond, d’une part, à l’image dégradée du Juif comme être pleutre et lâche dans l’islam traditionnel ; d’autre part à l’idée que le Juif est un adversaire sournois plutôt qu’un combattant frontal comme le fut le Croisé.
Bernard Lewis cite à cette occasion6 la sentence d’un juriste du XIIIème siècle qui commente la nomination d’un juif comme « inspecteur des monnaies à la caisse d’État musulmane » :
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