Aux sources massacrantes du contentieux (De l'antisionisme 3) (6)
43ème séance, 30 juillet 2022
J’insiste d’emblée sur ce choix d’un phrasé et d’un vocabulaire qui, d’une part, est strictement orienté par la tradition de narration musulmane – dont Rodinson pourtant ne manque pas de rappeler la faible fiabilité historique (« Les plus anciens recueils de traditions historiques auxquels nous puissions remonter datent d'environ cent vingt-cinq ans après la période d'activité du prophète. »1) –, choix qui procède d’un désir d’une compréhension intime, et d’autre part tramé de trivialités qui révèlent tout de l’empathie névrotique de Rodinson pour l’objet de son étude :
« Mohammad passa l'éponge, mais la chose lui trottait dans la tête...»2.
« Tandis qu’ils patientaient ainsi, assis, le dos appuyé à un mur, le conseil <de la tribu juive médinoise des Banou n-Nadir>, paraît-il <sic ! cette triviale expression revient de nombreuses fois chez l’ineffable spécialiste narrateur Rodinson !>, délibérait si ce n’était pas l’occasion rêvée de se débarrasser de l’Islam et de son fondateur. »3
Tout cela n’est bien entendu pas anodin concernant les éléments subjectifs du conflit judéo-musulman qui « trottent dans la tête » de Maxime Rodinson.
Antérieurement à l’Islam, donc, Judaïsme et Christianisme se disputent « pour le contrôle de la péninsule arabe » :
« Dès lors, de nouvelles valeurs surgissaient au-delà de l’humanisme tribal. Les pauvres, les jeunes, les honnêtes pouvaient bien souffrir devant la suffisance des parvenus. On avait le sentiment confus que le vieil idéal tribal au nom duquel on aurait pu critiquer ces derniers était périmé. On se tournait dès lors vers les religions universalistes, les religions de l’individu, celles qui, au lieu de concerner le groupe ethnique, visaient à assurer le salut de chaque personne humaine dans son incomparable unicité. On connaissait, on l’a vu, le judaïsme et le christianisme, sous des formes souvent quelque peu aberrantes <je souligne>. Mais c’étaient des idéologies étrangères <je souligne> liées aux puissances en lutte pour le contrôle de la péninsule arabe. Elles avaient le prestige de l’étranger, de leur niveau incontestablement supérieur par rapport à la religion tribale, de leur liaison avec des civilisations prestigieuses. Mais y adhérer impliquait une prise de parti politique et c’était une démarche assez humiliante pour l’orgueil arabe <sic>. Certains cherchaient confusément de nouvelles voies, s’inspiraient des idées étrangères pour mettre en doute la puissance des innombrables idoles tribales et pour craindre le seul Allah, si proche du Dieu suprême chrétien et juif. »4
On voit que la compréhension intime conduit chez Rodinson à une acceptation spontanée de l’idée d’une « humiliation » qu’il hallucine intégralement sur la seule foi des récits musulmans postérieurs. Quant aux disputes entre Judaïsme et Christianisme – ou du moins des « idéologies » aberrantes qui s’en réclamaient… tout cela reste aussi anachronique que vague – « pour le contrôle de la péninsule arabe », elles passent sous silence la réalité de l’impossible confusion entre les deux types de foi.
Rodinson présente les Juifs et les Chrétiens contemporains comme deux puissances rivales faisant assaut de « propagande » – « En Arabie », écrit-il, « les propagandes chrétiennes des divers partis et la propagande juive étaient très actives. »5 Ce terme de « propagande », péjoratif au sens moderne est, en outre d’être parfaitement anachronique (il date du XVIIème siècle), spécifiquement catholique, la propaganda fide étant la « propagation de la foi ».
Plus loin, Rodinson divague carrément en hallucinant un empire juif qui rivaliserait avec l’empire chrétien :
« Des hommes comme Mohammad, des Arabes, écoutaient ces histoires, se faisaient ces réflexions. Juifs et chrétiens étaient soutenus par des empires mondiaux, ils étaient encadrés par des organisations puissantes et riches. Leurs prétentions s'appuyaient sur des livres sacrés venus du ciel aux époques anciennes… »6
Ces divagations rodinsoniennes qui parsèment son essai ont une raison précise, interne à son argumentation, à laquelle je vais venir. Mais il faut auparavant comparer le panorama politico-footballistique de Rodinson avec les lignes plus impartiales de Lewis sur le même thème et la même période, pour concevoir l’aspect proprement délirant de la subjectivité « compréhensive » de Rodinson :
« Les Juifs ou les Arabes judaïsés étaient un peu partout, notamment à Yathrib, rebaptisée plus tard Médine; c'étaient essentiellement des agriculteurs et des artisans. Leur origine reste incertaine et plusieurs théories différentes ont été avancées à ce sujet. /… / La brève domination des Abyssins et des Persans sur le Yémen, de même que les Etats frontaliers sous contrôle sassanide ou byzantin, assurèrent la pénétration partielle de connaissances plus avancées en matière de techniques militaires, et d'autres influences matérielles et culturelles. Les réactions arabes à ces influences extérieures sont visibles dans plusieurs domaines. Les Arabes acquirent des armes et leur mode d'emploi, ainsi que des principes d'organisation militaire et de stratégie. Dans les provinces limitrophes du nord, les auxiliaires arabes étaient formés et payés de manière régulière. Les tissus, la nourriture, le vin et très probablement l'art de l'écriture furent introduits de la même façon. Spirituellement, les religions du Moyen-Orient, avec leurs principes monothéistes et leurs idées morales, apportèrent un début de culture et de formation aux Arabes, fournissant du même coup un substrat essentiel au succès de la future mission de Mahomet.»7
À comparer encore avec, chez Rodinson, la description des contemporains juifs mekkois de Mahomet :
« Les propagandes chrétiennes des divers partis et la propagande juive étaient très actives. On a vu les conditions sociales qui favorisaient leur expansion. A Mekka, un esprit curieux pouvait aisément trouver des Juifs et des chrétiens qui ne demandaient qu'à exposer les bases de leur foi. Le malheur, quand il s'agissait des chrétiens, c'est qu'ils connaissaient mal leur propre religion. Les Juifs au contraire, dont nous avons vu l'activité comme colons agricoles étaient nombreux et bien organisés dans toute l'Arabie. Mais leurs communautés étaient compactes et fermées <je souligne : manière de traduire que le judaïsme n’était pas prosélyte>. A Mekka où l'on souffrait de leur concurrence commerciale <sic !>, où l'on craignait la puissance recélée par ces groupes actifs et expansifs, où l'on s'étonnait de leurs mœurs curieuses, de leurs répugnances à l'égard d'aliments aimés de tous comme la graisse de bosse de chameau, où l'on se moquait de leur arabe encombré de mots calqués sur l'araméen ou l'hébreu <sic !>, on en voyait peu semble-t-il <je souligne : autrement dit, tout ce qui vient d’être « décrit » ici est la reprise hallucinée de la manière dont les Musulmans (et le compréhensif Rodinson avec eux), concevront les Juifs>. Pourtant ils ne répugnaient pas, eux non plus, à raconter aux idolâtres curieux les récits bibliques tels qu'ils avaient été développés et embellis par l'activité littéraire de la période hellénistique et romaine, tels que nous les connaissons par les Talmuds et toute la littérature midrashique. Certains, semble-t-il, avaient pensé à mettre la révélation et ses développements à la portée d'auditoires arabes en situant en Arabie certains événements ou en judaïsant certains récits populaires arabes. Mohammad était accusé, nous le savons de façon indiscutable par le texte du Coran lui-même, d'écouter des hommes qui parlaient une langue étrangère (Coran, XVI, 105) et qui racontaient les « légendes des anciens » (Coran, XXV, 5). C'était certainement à ces récits qu'il prêtait le plus d'attention. A leur lumière, petit à petit, se formait une représentation du monde et de son histoire. Juifs et chrétiens lui parlaient du même Dieu, Allah, ‘‘la Divinité’’ qu'on révérait aussi en Arabie en lui associant d'autres dieux. /…/ Cette vision du monde était nettement supérieure, intellectuellement et moralement <sic !> , à celle du paganisme arabe où des dizaines de petits dieux se combattaient de façon capricieuse, sans influence décisive pourtant à l'égard d'Allah et du Destin, sans surtout que la Justice sorte vainqueur de ces luttes anarchiques de tous contre tous.»8
Cette description complètement contradictoire des Juifs arabes, fermés aux autres mais leur diffusant tout de même leurs textes, leurs mythes et leurs croyances, est battue en brêche par la description là encore contradictoire que fait plus loin Rodinson des tribus juives de Médine9 :
« Il y avait là des Juifs qui semblent avoir été en partie des colons d'origine véritablement israélite venus du Nord auxquels s'étaient joints des prosélytes arabes. En tout cas, ils avaient adopté dans une large mesure les coutumes arabes et parlaient un dialecte arabe. /…/ D'autres tribus arabes moins importantes et qui les avaient précédées sur le site étaient en relations très étroites avec les Juifs et en partie judaïsées. /…/ A l'époque où nous sommes arrivés, en effet, les relations entre les divers groupes médinois s'étaient détériorées. /…/ On peut se faire quelque idée de cet état de choses en considérant par exemple ce qui se passe de nos jours au Wadi 'Amd, dans le Hadramout, en Arabie du Sud…»
On a là un symptôme aigu de la manière dont Rodinson, depuis le début de sa narration, plaque des réalités contemporaines dont il pense, en sociologue rationnel, avoir saisi toutes les corrélations, sur une humanité située quinze siècles en arrière, de laquelle nul ne sait rien de très précis et dont, surtout, il demeure marxistement – mais au fond mesquinement – incapable d’envisager la quête spirituelle. « Ce sont là les jeux familiers de l’éternelle politique »10, écrit-il des rivalités tribales autour de Mahomet.
Le contraste est saisissant avec la manière empathique dont il décrit Mahomet dans son essai, sur lequel il projette toute sa propre fantasmatique personnelle. Ainsi par exemple lorsqu’il s’agit de légitimer la prophétie surnaturelle à laquelle Mahomet aurait eu accès :
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