Aux sources massacrantes du contentieux (De l'antisionisme 3) (5)
43ème séance, 30 juillet 2022
Concernant l’Islam, Rodinson admet dès l’avant-propos de son Mahomet que les « sources sont peu sûres », et « qu'elles sont bien loin des faits ».
« Les plus anciens textes que nous possédions sur la vie du prophète remontent à cent vingt-cinq ans après sa mort environ, un peu moins que le temps qui nous sépare de la mort de Napoléon. /…/ Beaucoup <des traditions orales>, les auteurs musulmans le savaient déjà, ont été forgées ou au moins arrangées pour servir les intérêts d'un parti, d'une cause, d'une famille, d'une thèse. Comment faire le partage entre ce qui est authentique à la base et ce qui ne l'est pas, distinguer le vrai du faux ? Aucun critère qui soit incontestable. /…/ Rien ne nous permet de dire jamais : cela remonte incontestablement au temps du prophète. »1
Or, ce qui est remarquable, c’est que Rodinson oublie d’appliquer à son propre discours, athée, rationaliste, matérialiste, universaliste, politique et taraudé par la question juive (il y a consacré de nombreuses études et essais, toujours sous l’angle du « problème »), cette objectivité dont il signale d’emblée l’impossibilité pour aussitôt la négliger dans son texte et faire comme si sa parole était vierge de tout préjugé lorsqu’il décide de parler au nom de Mahomet et de l’Islam.
Lewis en comparaison, dont le biais juif comme on l’a vu est toujours positif – Rodinson publiera en 1981 un Peuple juif ou problème juif , Lewis en 1983 un Juifs en terre d’Islam et en 1987 un Sémites et Antisémites (essai précisément écrit pour démontrer comme l’antisionisme sert aujourd’hui de « couverture » à l’antisémitisme2…) –, ne manque jamais de répertorier les diverses interprétations d’une même réalité avant de donner la sienne (souvent attachée à une forme de demi-mesure typique de la grandiose tradition d’historiographie britannique), dont il ne nie en rien le caractère interprétatif (autant dire « juif »):
« Ce livre », écrit Lewis en 1947 dans la préface à la première édition de Les Arabes dans l’histoire, « n’est pas tant une histoire des Arabes qu’un essai d’interprétation. »3
Rodinson, lui, très significativement, partant du même constat de l’absence de sources indubitables, ne parle pas d’« interprétation » mais, dans sa bibliographie en fin d’ouvrage, de « compréhension de l’intérieur » concernant par exemple une biographie précédant la sienne :
« R. Arnaldez, Mahomet ou la prédication prophétique, Paris, Seghers, 1970. Effort d'un arabisant chrétien sagace pour comprendre de l'intérieur la conscience religieuse de Mohammad. »4
Concernant son propre cas, Rodinson reprend dans son avant-propos cette étrange idée du « comprendre » alors précisément qu’il se dit si éloigné de la personnalité spirituelle de Mahomet :
« J'étudie un fondateur de religion, un homme qui — au moins pendant une période importante de sa vie – a été profondément, sincèrement religieux, a eu le sentiment aigu de la présence immédiate du divin. On me dira que moi, athée, je ne puis le comprendre. Peut-être, car qu'est-ce que comprendre ? J'ai pourtant la conviction qu'un athée, pourvu qu'il en prenne la peine, qu'il laisse de côté tout mépris, tout pharisaïsme, tout sentiment de supériorité, peut comprendre une conscience religieuse. Du moins dans la mesure où un critique d'art peut comprendre un peintre, un adulte un enfant, un homme d'une vigoureuse santé un malade (ou vice versa), un historien retiré un homme d'affaires. Je suis sûr que l'homme de religion comprendra autrement notre héros. Mais mieux ? Ce n'est pas sûr. »5
À partir de cette « compréhension » dont il ne donne pas les clés (« qu’est-ce que comprendre ? » demande-t-il lui-même), Rodinson ne dissimule pas qu’il se considère apte à juger en surplomb les « interprétations » qui ont précédé sa propre « compréhension » :
« En somme, j'ai essayé d'être à la fois narratif et explicatif. De ce dernier point de vue, j'ai voulu moins apporter de nouvelles explications que m'efforcer d'ajuster les interprétations partielles déjà avancées, de les mettre chacune à leur place, de déterminer leurs domaines respectifs de validité, leurs parts de vérité de façon à penser leur agencement réciproque et à obtenir une image totale cohérente. Cela revient à réfléchir à partir d'un exemple concret sur les problèmes qu'on essaye si souvent de résoudre dans l'air raréfié du monde des concepts. Je crois qu'on y a tout avantage. »
On voit que Rodinson ne doute pas de disposer d’une forme d’objectivité suréminente (celle du « monde des concepts ») qui lui permet « de mettre chacune à leur place » les « interprétations » pour aboutir à « une image totale cohérente ».
Or à la lecture de son essai, ce qui transpire et parfois se fait jour, c’est bien au contraire un parti-pris qui tourne à l’hallucination névrotique, au point qu’on a l’impression parfois qu’il se confond lui-même avec « Mahomet », « un génie religieux, un grand politique et un homme comme vous et moi »6 prévient Rodinson dans l’Avertissement de la seconde édition. Et aux dernières pages de son livre, après avoir passé en revue toutes les opinions concernant Mahomet (la juive manque, évidemment, puisqu’elle n’existe pas), des plus pieuses aux plus blasphématrices, il écrit :
« Cet homme dont la pensée et l’action ont ébranlé le monde, nous savons bien peu de choses certaines sur lui. Mais, comme pour Jésus, à travers récits suspects et traditions boiteuses, on peut percevoir quelque chose qui est le reflet d’une personnalité singulière, étonnante pour les hommes ordinaires qui se réunirent autour d’elle. C’est ce reflet tel que j’ai cru l’apercevoir que j’ai essayé de fixer dans ce livre. »7
« Présentation d’un monde », le premier chapitre, entend livrer un panorama vivant, détaillé, minutieux et subjectif du monde dans lequel naquit Mahomet. C’est l’aspect « narratif » du discours de Rodinson :
« Plaçons-nous dans la situation des habitants de ces régions nordiques et occidentales qui nous sont maintenant si familières. /…/ Embarquons-nous aux côtes espagnoles… ».8
Ce monde, c’est l’immense Orient de l’Antiquité, partagé en deux empires rivaux, la chrétienne Byzance romaine et la mazdéenne Perse sassanide. Les Juifs, assimilés par Rodinson aux hérétiques Nestoriens, étaient en Perse « bien accueillis en général et à l’abri des persécutions chrétiennes »9.
Cet « en général » laisse un tantinet sur sa faim. Rodinson, hélas, est familier de ce type de généralisations qui, même si elles ne sont pas abusives, tranchent curieusement avec la pléthore de détails dont il gratifie son lecteur lorsqu’il s’agit de thématiques qui le passionnent davantage – comme les appétits amoureux de Mahomet et de ses soldats :
« Mohammad était fort ennuyé. Il aimait sa femme-enfant <‘Aïsha>, mais il n’était pas très sûr de son innocence. Ne s’était-elle pas moquée de lui avec le jeune et beau Çafwân ? Un grand froid lui était tombé sur le cœur. »10
On peut se demander quel crédit accorder à un tel « sociologue islamisant »11 qui confine à l’auteur de romans de gare à l’eau de rose quand il entend rendre les pensées et les sentiments de son prophétique héros…
C’est son droit bien sûr, mais c’est d’autant plus notable que cela interfère dans sa description des relations judéo-mahométanes. Quelques lignes plus bas il écrit encore:
« Malgré quelques frictions et courtes flambées de persécution, dues le plus souvent à des excès de zèle prosélytique ou à des ingérences des autorités religieuses dans la haute politique, Nestoriens et Juifs étaient en Perse dans une situation relativement très favorable. »
On aimerait en savoir un peu plus concernant ces « quelques », ces « courtes », ce « le plus souvent » et ce « relativement ».
L’on restera sur sa faim.
Le second chapitre du livre présente la terre et le peuple parmi lequel va naître Mahomet : l’Arabie et ses « Sarracènes » – les « Sarrasins », soit ceux qui habitent sous la « tente » (skênê). De longues descriptions érudites puisées à diverses sources s’y succèdent, avec toujours cette impression que Rodinson décrit un panorama qu’il aurait devant les yeux, lorsque Lewis, sur le même sujet (chapitre « L’Arabie avant l’Islam »), est bien plus sobre et purement informatif.
Les Juifs réapparaissent subrepticement au cœur de longues pages consacrées au conflit entre les Sassanides et les Byzantins, après une digression sur le royaume ghassânide et la pénétration du christianisme nestorien ou monophysite chez les Arabes :
« Le judaïsme s'était répandu dans les oasis du Hedjaz où les Juifs avaient multiplié les travaux agricoles et planté quantité de palmeraies. Surtout en Arabie du Sud, de grandes familles s'étaient converties. »12
Sans donner beaucoup de détails théologiques, Rodinson place le judaïsme et le christianisme anté-islamiques à la même enseigne, dans une sorte de rivalité confessionnelle et prosélyte qui fait fi des évidences politiques – à savoir que le christianisme est déjà constitué en empire, et que comme le confirme le Talmud dans tant de aggadoth, que ce soit en Eretz Israël sous la domination romaine ou en Babylonie sous celle des Perses, les Juifs appartiennent au VIIème siècle à un peuple vaincu et soumis, non prosélyte, sans aucune ambition politique ni impérialiste :
« C'est dans la Mésopotamie sassanide que les académies débordant d'activité intellectuelle au sein des grouillantes communautés juives couchèrent par écrit l'immense Talmud de Babylone. Le catholicos, grand métropolite de l'Eglise chrétienne d'Iran, comme le reshgaloûta ou exilarque, chef de la communauté juive, étaient des personnages considérables, dotés de grands pouvoirs sur leurs ouailles respectives. »
Tout est du même ordre généralisateur, judaïsme et christianisme étant présentées par Rodinson comme deux types de foi politiquement rivales (sans jamais tenir compte de leur propos théologique), entre lesquelles l’Islam, religion universaliste par excellence, est venue interposer sa haute rationalité et son règne politique :
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.