Aux sources massacrantes du contentieux (De l'antisionisme 3) (7)
43ème séance, 30 juillet 2022
Ce que l’on peut énoncer de sérieusement objectif des relations entre Juifs et premiers Musulmans se résume à ces quelques sobres lignes de Bensoussan, par exemple, dans son remarquable essai Juifs en pays arabes, le grand déracinement 1850-19751 :
« Les contacts entre Juifs et Arabes sont bien antérieurs à l'islam, en particulier en Arabie et au Yémen. Pour Norman Stillman, le monothéisme des Juifs et des chrétiens, nombreux en Arabie au VIIème siècle, aurait eu sa part dans la prédication de Mahomet. C'est en 622, le début de l'ère de l'hégire (le départ du Prophète de La Mecque vers Médine), que presque partout l'arrivée de l'islam pousse les Juifs au départ. Les relations entretenues par Mahomet avec les trois tribus juives de Médine sont violentes. Deux des trois sont contraintes de partir et la troisième, les Banu Qurayza, assiégée, voit in fine ses hommes massacrés. L'hostilité de Mahomet ne désarme pas, comme le montre l'épisode de l'oasis de Khaybar où la délégation juive, sans armes, est assassinée par les musulmans. Assiégés en 628, les Juifs de Khaybar se soumettent en payant un tribut, la djizya, un mot qui signifie probablement ‘‘compensation’’ (pourcentage de vivres et de marchandises), une taxe qui reçoit une sanction divine (voulue par Dieu) en 630, et devient un impôt par tête en 632. »
Même naissance du conflit décrite par Lewis :
« L'histoire des relations entre l'Etat musulman et ses sujets, et plus tard, ses voisins non musulmans, remonte aux temps du Prophète lui-même. Le Coran et la tradition nous transmettent le récit de ses démêlés avec les juifs de Médine et ceux du nord du Hedjaz, avec les chrétiens de Nadjran, au sud, et quelques autres au nord, et enfin avec les païens qui constituaient la majorité de la population de la péninsule arabique. Pour les païens, le choix était clair : l'islam ou la mort. Pour les juifs et les chrétiens, adeptes de religions fondées sur des révélations authentiques bien que dépassées, ce choix comportait un troisième terme : l'islam, la mort ou la soumission. Celle-ci impliquait le paiement d'un tribut et la reconnaissance de la suprématie musulmane. Quant à la mort, elle pouvait être commuée en esclavage. Dès le début de sa carrière comme chef de Médine, le Prophète entra en conflit avec les trois tribus juives qui y résidaient <bien plus judicieusement qu’un Rodinson, ni Lewis ni Bensoussan ne donnent aucun raison ni justification à ce conflit ; la raison est qu’il n’y en a pas d’autre que la musulmane qui s’appuie sur le Coran et les hadith ; la prendre à la lettre, c’est d’ores et déjà avoir pris parti dans le conflit>. Toutes trois furent vaincues et selon ce que rapporte la tradition <je souligne>, deux se virent offrir le choix entre la conversion et l'exil, et la troisième, les Banu Qurayza, entre la conversion et la mort. Les références aux juifs, presque toujours négatives, que l'on trouve dans le Coran, ainsi que dans la biographie et les traditions du Prophète, témoignent de la rancœur que provoqua la résistance de ces tribus juives à Mahomet <je souligne>. La situation changea en l'an 7 de l'hégire (629) avec la prise de l'oasis de Khaybar située à quelque 150 kilomètres au nord de Médine. Peuplée de juifs, dont certains avaient été chassés de Médine, cette oasis était le premier territoire à être conquis par l'Etat musulman et soumis à son autorité <je souligne>. Les juifs de Khaybar se rendirent après un mois et demi de combats. Le Prophète leur accorda le droit de demeurer dans l'oasis et de cultiver leurs terres, à condition de remettre aux musulmans la moitié de leur récolte. Cet accord devint une source classique de la jurisprudence ultérieure relative au statut des non-musulmans devenus par la conquête sujets de l'État musulman. L'expulsion des juifs de Khaybar sous le règne du calife 'Umar Ier (634-644) ne devait pas affecter la force juridique de ce précédent. Avec les chrétiens, le Prophète eut des contacts moins importants, et surtout beaucoup moins conflictuels qu'avec les juifs. » 2
Tout ce qu’on a pu ajouter à ces faits énoncés de manière neutre et toujours au conditionnel (« selon la tradition ») lorsqu’ils demeurent incertains, relève de la seule interprétation. Or l’implication manifeste de Rodinson dans le récit qu’il déploie est pour moi doublement intéressante. D’abord en ce qu’il témoigne de ce sur quoi je me suis longuement arrêté la dernière fois, l’impossible neutralité ; mais aussi en ce qu’il donne un aperçu de l’impossible solution de continuité entre cette conflictualité naissante – que chacun interprète nécessairement depuis son propre lieu psychologique (dans le cas de Rodinson c’est sa judéité problématique et son matérialisme historique sans demi-mesure) –, avec le conflit entre les Israéliens et les Palestiniens à l’autre extrémité du spectre des relations judéo-musulmanes.
Exemple entre cent :
« Juifs et chrétiens méprisaient les Arabes. C'étaient pour eux des sortes de sauvages qui n'avaient même pas une Eglise organisée comme les peuples civilisés. Peut-être est-ce par fierté que des Arabes reprirent ce mot de ‘‘païen, infidèle’’, de hanîf, que les ‘‘civilisés’’ leur accolaient. Ils étaient infidèles, ils chercheraient Dieu en infidèles. Une certaine révolte animait beaucoup d'entre eux à l'égard des prétentions de ces gens qui les humiliaient sur tous les points. »3
Qu’un théologien musulman, ou à la rigueur un historien musulman, considère comme vérités d’évidence les archives et les textes exclusivement musulmans, c’est la moindre des choses, étant donné que l’Islam – dogmatique du Vrai et non Pensée du Questionnement –, n’a aucune raison de livrer le flanc à la critique historiciste moderne. Un intellectuel musulman a d’autant moins le choix qu’il n’existe aucune version juive de ce conflit, alors qu’en comparaison le Talmud abonde d’allusions aux désaccords avec les chrétiens – mêlés aux autres minim, ces sectaires pinailleurs qui reviennent régulièrement chercher noise intellectuelle aux rabbins et sont très drôlement ridiculisés dans la Guemara –, et bien entendu d’analyses de la domination de la Rome païenne sur les enfants d’Israël.
Mais que Rodinson déguise sa prise de partie en compréhension narrative panoramico-politique de peuplades éloignées de quinze siècles et dont la spiritualité l’indiffère hormis quand il s’agit de son héros, c’est une tout autre affaire. Ainsi son analyse grouille-t-elle d’aperçus psychologiques ridiculement anachroniques, concernant « l’humiliation des Arabes », la « revanche » prise « par les Juifs contre les Chrétiens », et sur les sentiments intimes de Mahomet, révolutionnaire communiste avant la lettre :
« Insatisfait, il était à l'affût de ce qui donnerait à sa vie un sens, de ce qui assurerait sa revanche sur les riches et les puissants. Il connaissait l'essentiel des idées nouvelles qu'apportaient les Juifs et les chrétiens, sympathisait avec les tendances monothéistes, mais restait un Arabe qui n'entendait pas se détacher de ses frères arabes. Il était révolté par les maux qu'apportaient les transformations récentes de l'état social, par le triste comportement moral qu'il révélait chez beaucoup. Lui-même, encore plein du souvenir de ses années de pauvreté et d'humiliation, il compatissait aux souffrances des victimes de ces transformations. /…/ En lui l'orgueil, le sentiment juste de sa valeur insinuaient l'idée qu'il aurait peut-être son rôle à jouer dans les péripéties dramatiques des Derniers Jours. Son organisme prédisposé était prêt au choc qui lui révélerait les voies divines. »
Mon propos ne consiste donc pas à traquer l’hypothétique vérité du conflit en remontant le temps des textes, ni à psychanalyser Mahomet (ni réellement Rodinson, d’ailleurs) en usant de sa biographie, celle de Rodinson ou n’importe laquelle des milliers qui existent déjà, ni aucune des centaines d’études sur les relations judéo-musulmanes indiquées en note par Lewis dès la première page du premier chapitre de Juifs en terre d’Islam (« L’Islam et les autres religions »)4.
Mahomet, l’Islam et les musulmans – et tous les discours qu’on peut tenir d’eux ou tenir sur eux – appartiennent à l’Islam et aux musulmans. À l’instar de nombreux juifs orientalistes (dont Lewis et Rodinson), on peut aimer et admirer cette civilisation indéniablement grandiose – à laquelle les Juifs arabes eurent aussi leur part, comme le rappelle Lewis ; on peut la haïr et détester ses croyants comme tant de racistes occidentaux aujourd’hui, mais dans tous les cas c’est des musulmans qu’elle procède et c’est aux musulmans exclusivement qu’il revient de dire et de décider ce que cette religion, cette foi et cette civilisation signifient pour eux.
Or ce qui semble évident concernant les musulmans ou les chrétiens – chacun se connaît mieux que l’autre qui ne le connaît que depuis sa propre méconnaissance de soi –, devient soudain inaudible et inouï concernant les Juifs, qui sont depuis toujours « essentialisés » par les chrétiens et les musulmans sans que la manière juive d’envisager le judaïsme et les Juifs – soit substantiellement, et non essentialement, le Texte juif – ne soit jamais écoutée ni entendue.
La raison en est simple à comprendre : entendre ce que dit le Judaïsme des Juifs, c’est aussi entendre un écho du pourquoi menant au schisme entre ces religions, proches du judaïsme à leur source, puisqu’elles en sont issues, et dès lors entendre une autre voix concernant leur animosité « œdipienne». Or cela reste vrai du conflit israélo-palestinien, ce que tendent furieusement à dissimuler (sans bien y parvenir) tous les antisionistes et pro-palestiniens du monde.
Revenons aux ronces de Rodinson.
« On sait peu de chose sur les ancêtres et les débuts de la vie de Mahomet », dit Lewis dans Les Arabes dans l’histoire5; « ce peu a même diminué constamment, au fur et à mesure que les progrès de l'exégèse moderne remettaient en question l'un après l'autre les divers éléments de la tradition musulmane. »
Loin de la prudence exégétique d’un Lewis prévenant à propos des premiers siècles de l’Arabie que l’historien en est réduit à « se frayer un chemin entre les débris d’hypothèses à demi échafaudées ou à demi détruites, qu’il ne peut actuellement ni compléter ni ruiner »6, Rodinson choisit, d’après des critères labiles et peu convaincants, de considérer comme avérés « beaucoup de faits » de la vie du Prophète :
« Sur l'enfance de Mohammad », prévient honnêtement Rodinson, « nous ne savons rien de sûr. Les légendes ont peu à peu rempli ce vide, devenant de plus en plus belles et de plus en plus édifiantes à mesure qu'on descendait le cours du temps. Les plus anciens renseignements, plus sobres, sont eux-mêmes très sujets à caution. /…/ Les plus anciens recueils de traditions historiques auxquels nous puissions remonter datent d'environ cent vingt cinq ans après la période d'activité du prophète. C'est dire combien l'imagination avait pu travailler pendant ce laps de temps. Pourtant beaucoup de faits sont sûrs <je souligne>, car les partis les plus opposés s'accordaient sur les événements qui avaient constitué la trame de la vie du prophète <ça ne prouve évidemment rien>, sur le nom de ses compagnons et de ses femmes, sur leurs relations et leur généalogie, sur bien d'autres choses encore, et même sur des détails peu reluisants et, par conséquent, non inventés <sophisme de Rodinson ; ça ne prouve rien non plus>. Mais de beaucoup de détails, nous ne sommes absolument pas sûrs et, en particulier, il est clair qu'on savait très peu de chose sur la première période de la vie de Mohammad et qu'on a beaucoup inventé sur ce sujet. Je vais citer quelques-uns de ces récits dont le seul mérite historique est de peindre un milieu, au moins très semblable à celui où grandit le jeune Mohammad, outre ce qu'ils nous font comprendre sur la manière dont les Musulmans plus tard s'imaginaient la vie de leur prophète. »7
Rodinson présente ainsi son projet comme une manière d’aider à comprendre l’imaginaire musulman en narrant ce que la tradition rapporte – à travers toutes les déformations et inventions possibles de la vie de Mahomet, que Rodinson ne nie pas. Or, quelque part au cœur de cet imaginaire, il y a les Juifs et la place littéralement - coraniquement - maudite qu’ils y tiennent. Rodinson doit donc opérer à la fois le déminage et la légitimation du massacre mahométan des Juifs.
La première phase de cette opération, on l’a vu, consiste à présenter les Juifs et les Chrétiens comme deux puissances égales et rivales en hégémonie et propagande. La seconde phase présente les massacres comme une coutume générale de l’époque, que les Juifs eux-mêmes pratiquaient à l’occasion. La troisième phase consiste à insister sur l’humiliation intellectuelle de Mahomet par les Juifs, envers lesquels il n’avait pourtant aucune animosité :
« Mais il y avait à Médine des opposants potentiels beaucoup plus nombreux et beaucoup plus dangereux. C’étaient les tribus juives dont on a parlé. Mohammad, on l’a vu, n’avait aucune prévention à leur égard. Bien au contraire, il pensait que le contenu du message qu’il annonçait était substantiellement identique à celui que les Juifs avaient depuis longtemps reçu sur le Sinaï. /…/ Il paraît s’être instruit un peu plus à cette époque des mœurs propres au peuple d’Israël et avoir décidé de s’en rapprocher. /… / . Pourtant la Voix d’En Haut rejetait l’idée que Dieu avait eu besoin de se reposer après les six jours de la Création ; c’était la condamnation de l’idée juive du sabbat. /…/ Il ne semble pas que Mohammad ait jamais pensé à faire suivre toutes les minutieuses prescriptions alimentaires qu’observaient les Juifs. Il les considéra (selon la ligne de pensée chrétienne, gnostique et manichéenne) comme une punition infligée à eux par Dieu pour leurs péchés. /…/ Les Juifs, dans l’ensemble, ne répondirent pas à ces avances comme Mohammad l’attendait. Nous ne savons pas quelle était l’attitude exacte des Juifs d’Arabie à l’égard du semi-prosélytisme. Les adeptes de Mohammad, eux, outre leur adhésion aux idées fondamentales du judaïsme et aux préceptes noachiques, mettaient une grande bonne volonté à observer une partie des rites juifs. Rien ne s’opposait donc en principe à la coexistence pacifique des deux communautés. Mais les tribus juives de Médine n’avaient sans doute pas renoncé à exercer une grosse influence politique sur l’agglomération médinoise. Il leur apparut clairement, assez vite sans doute, que l’attitude de Mohammad et l’importance qu’il prenait étaient de nature à contrarier cet objectif. Mais surtout Médine était un centre intellectuel. Il est certain que les intellectuels juifs ne purent se résoudre à confirmer la validité de la Révélation adressée à Mohammad. Détenteurs de l’Ancienne Ecriture, c’est à eux qu’on s’adressait pour demander un avis sur ce nouveau message, sur sa conformité avec les critères de l’inspiration divine reconnus par les spécialistes. Même s’ils avaient eu de la bonne volonté pour le nouveau mouvement, il leur était difficile de consacrer ce qui leur semblait être les élucubrations incohérentes d’un ignorant, il était difficile de ne pas souligner les déformations qu’avaient subies les récits de l’Ancien Testament dans le Coran, les anachronismes et les erreurs dont celui-ci était rempli. » 8
L’ultime phase de l’essai de Rodinson consiste dès lors à transformer le massacre en pure décision politique et stratégique.
Dans son vaste projet de « compréhension », Rodinson ne peut éviter d’en venir à la question cruciale de l’humeur massacrante de Mahomet à l’égard des Juifs. Rodinson n’apporte rien de nouveau à une histoire connue par tous et traitée dans des milliers de livres depuis des siècles (un excellent article académique sur Wikipédia9, « Tribus musulmanes et juives de Yathrib » reprend, avec beauoup de minutie sur 57 pages ! toute la problématique des faits et des sources).
Rodinson s’est donné pour mission particulière de faire comprendre aussi la malédiction coranique des Juifs, de justifier comme le reste cette animosité-là, cette « rancœur » pour reprendre les termes de Lewis, cette « rancune » dit Rodinson, sans prendre la peine de l’interpréter ni de l’expliquer spirituellement – cela exigerait une expertise des textes juifs (autant que musulmans) que Rodinson ne possède pas.
Par exemple,
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