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En préambule aujourd’hui, je voudrais revenir sur des emails reçus à la suite des deux dernières séances.
Commencer par corriger une erreur que j’ai faite sur Théophraste qui m’a été signalée par Dimitrios Kraniotis, qualifié de « présocratique » à la dernière séance. Or il s’agit d’un disciple et successeur d’Aristote. C’est lui qui qualifiait les Juifs de « peuple éminemment philosophe » car ils « n’ont pas d’autre entretien que sur le dieu ».
Email d’Alexandre Schild :
« Il me paraît indubitable qu'en rapportant la définition aristotélicienne de la philosophie p. 22 de son texte sur La Naissance de la philosophie, Beaufret avait… en vue l'incipit du livre Γ de cette même Métaphysique, 1003a20-26. D'où la présence de 1) la formule «Il y a un certain savoir», qui correspond à la lettre à «Ἔστιν ἐπιστήμη τις», 2) la formule «d'ensemble prend en vue», qui correspond à «καθόλου ἐπισκοπεῖ» – 3) ἐπισκοπεῖ et θεωρεῖ (littéralement: «contemple la vue») étant rendus par la notion d'«optique», – et 4) la formule «l'étant par où il est [je souligne]», qui est une manière de rendre la notion de «καθ᾽αὑτό». À partir de quoi l'incipit du livre Α peut se lire comme tu l'as fait!
Sur quoi j'ai cependant quelques réserves: «eidénai», à mon sens, a là le sens le plus large possible de connaître (comme une abeille peut connaître le chemin de sa ruche, par exemple), puisque dans la suite, Aristote s'attache à distinguer et surtout hiérarchiser les divers modes d'eidénai parallèlement aux différents “'êtres de la Création”, du lombric à l'être humain. Et l'eidos qui est là en jeu doit être compris au sens courant de tout aspect, y compris sensible, d'une chose, pas encore, voire pas du tout au sens philosophique inventé par Platon – et cela n'est peut-être pas dépourvu d'ironie de la part d'Aristote! – Comme quoi ces premières lignes de la Métaphysique pourrait ne pas être (et à mon avis ne sont pas) une définition de la philosophie. Ce qui ne contredit cependant nullement le primat de l'optique – du scopique, dirait Lacan, – en philosophie. »
Lecture et commentaire ici:
Un autre email m’a été envoyé par un jeune philosophe, Julien Perbost – que j’en profite pour remercier – suite à la séance 11 sur Platon.
Cet email explicite un peu l’aspect de la conflictualité chez Platon, la diaphora entre logos et muthos, en la comparant au polemos chez Héraclite :
« Peut-être faut-il aussi insister sur le fait que chez Héraclite le "polémos" est encore un "logos" pensé comme parole d’harmonie (à partir de la contradiction du dit et du non-dit, de l’ajointement inapparent <harmonia aphanès>) et pas encore comme "diaphora" séparatrice, incompatibilité exclusive qui divise la parole, comme chez Platon.
C’est donc bien Platon qui invente la violence de cette différence en privilégiant l’Un sur le Tout (cf. Article "Héraclite" du dictionnaire Heidegger, <signé Philippe Arjakovsky>), mais non le contraste par lequel l’être s’ouvre dans l’étant et qu’il reçoit d’abord d’une parole "plus matinale" que la dialectique, pour parler comme Beaufret.
Il serait intéressant de penser très finement les figures de la guerre en rapport avec l’historialité de la différence ontologique, premier déchirement de la mouvementation de l’être telle qu’elle s’est déclinée et rigidifiée dans l’expérience de la parole.
Avec Platon, la guerre signe la domination de l’Un sur le Tout en oubliant la paix inapparente qui les harmonise. Est-ce d’une guerre "totale" qu’il faut alors parler chez Platon ? Oui, si cela signifie totalisation du Tout à partir de l’unité de l’Idée. Avec Platon, la guerre devient violence de l’idée contre le poème du monde, et le feu cosmique d’Héraclite l’ombre d’un soleil caverneux qui n’éclaire plus que l’homme devenu technicien de la vérité, premier commencement de l’extermination de la beauté en l’être. »
Dans un second email, Julien Perbost cite Heidegger, cité par Philippe Arjakovsky dans l’article « Platon » du Dictionnaire Heidegger :
«L’idea platonicienne est le premier concept (Begriff) de l’histoire dans l’horizon d’une conceptualité entendue comme arraisonnement de l’étant. Dans une lettre à Jaspers du 21 septembre 1949, Heidegger ira jusqu’à dire :
"Avec les idea de Platon débute, d’une manière cachée, le déploiement de l’essence de la technique. L’attaque qui se saisit [Angriff] de l’étant consiste déjà en ce que le rapport à lui commence à avoir un caractère de «saisie» [«Griff»-charackter] qui se déploie, dans les Temps nouveaux, en objectivation." »
Lecture et commentaire ici:
Nous n’allons pas entamer ici une longue étude de l’Idée platonicienne. Cela fait 25 siècles que de grands esprits s’y attèlent, Heidegger étant l’un des derniers en date, et surtout nul n’a besoin de moi pour cela.
Si vous voulez vous initier sérieusement à la philosophie de Platon, je vous suggère la lecture des livres de François Fédier, Lire Platon Quatre leçons sur le Ménon (Agora Pocket) et de Hadrien France-Lanord, Heidegger Aristote et Platon (Dialogue à trois voix) au Cerf.
Il est bien entendu que lorsque je m’exprime sur Platon ou sur n’importe quel autre penseur, écrivain ou philosophe, je donne mon interprétation et, n’étant pas évangélique, je ne considère pas cela comme la voie et la vérité ! Je sais bien qu’il existe d’autres interprétations (tout a toujours un autre sens), mais il y a aussi des interprétations fausses, ou atrophiées, et des interprétations plus convaincantes que d’autres. La lecture pugnace et narquoise que Nietzsche fait de Platon, par exemple, me convainc davantage que celle racaille et midinette qu’en fait Badiou, c’est comme cela. La lecture que Spinoza fait de la Bible me convainc moins que celles du Talmud, c’est comme cela.
Il est d’ailleurs impossible qu’il n’y ait pas un peu de combat dans la pensée – les Docteurs de la Guémara nomment cela la mah’loquet –, et c’est aussi pour cela, pour ce que la pensée comporte de vrai combat (qui n’a rien à voir avec la querelle partisane ni le différend idéologique) que j’aime tant des penseurs puissamment combattifs comme Nietzsche, Artaud ou Debord.
Mais il ne saurait y avoir un combat de la pensée sans une pensée du combat, et pas nécessairement au sens noble du polemos mais à celui, plus âpre, de la diaphora, de « la chienne qui aboie contre son maître » pour citer Platon aboyant contre la Poésie, et surtout de ce que Heidegger qualifie d’« assaut » : Angriff. Pour ma part, j’essaie de pousser mon analyse de cet assaut, depuis sa source, méditée de manière si fine et pertinente par Heidegger, jusqu’à ses aspects contemporains les plus sombres (dont beaucoup ont été décryptés avec lucidité par le dernier Heidegger).
Cet assaut n’est pas anodin ni accessoire. Il parcourt ce que Heidegger qualifie d’«axe-monde », dans la lettre à Jaspers du 21 septembre 19491, « qui pourrait un jour devenir le gond dans lequel tournera la technique-monde moderne ». Heidegger use de cette notion d’« axe-monde » à propos de l’idée de Jaspers, qu’il examine précautionneusement, qu’il y aurait un « parallélisme des anciens siècles chinois, indiens et occidentaux ». On trouve une appréciation comparable à celle de Jaspers chez Guénon, dans La crise du monde moderne, à propos par exemple des quatre âges en quoi se divise un cycle du Manvantara dans la doctrine hindoue, que Guénon met en rapport avec les quatre âges de la tradition occidentale : l’âge d’or, d’argent, d’airain et de fer.
Connaissant mal de son propre aveu les traditions hindoue et chinoise, Heidegger en demeure à ce que la Technique moderne a de proprement occidental et grec dans « son origine d’essence ». Et il ajoute :
« Vous rejettez l’idée que la technique moderne ait le caractère d’une attaque. Mais elle l’a, et, d’y être, la science de la nature des Temps modernes l’a aussi, et l’histoire. »
Viennent ensuite les lignes citées par Philippe Arjakowski, qui rapportent « l’attaque qui se saisit de l’étant » aux idea de Platon.
« L’étant est arraisonné », continue Heidegger, « c’est-à-dire tiré pour rendre compte devant la cour de justice du calcul. Les juges peuvent bien avoir le sentiment, pré- et non philosophique, qu’ils se plient en toute humilité devant la nature. Mais ce qu’ils croient ontiquement être respect et attention est ontologiquement, dans son fond, saisie et attaque. »
Où j’ajoute ma petite touche (« à la fin de l’envoi, je touche » comme dirait Cyrano), c’est là où les philosophes se sont le plus souvent montrés très faibles, concernant, d’une part, l’axe politique de leur pensée : raison de la formule de Debord sur la « faiblesse du projet philosophique occidental »2 dont le Spectacle est l’héritier ; de cette faiblesse, de cette cécité et de cette niaiserie proprement philosophique témoignent les rapports fréquemment complices des philosophes, fût-ce sporadiquement, avec la domination : de Platon et Denys de Syracuse jusqu’à Heidegger et Hitler en passant par Voltaire ou Diderot et Catherine II de Russie, Sartre et le Stalinisme, Badiou et le Maoïsme, etc…
D’autre part, autre signe de cette « candeur » consubstantielle à la philosophie, une continuelle cible de ce même assaut porté par l’impulsion panoptique du savoir se retrouve à travers toute l’histoire de la philosophie post-évangélique, de Saint Augustin jusqu’à Heidegger (et à nouveau Badiou aujourd’hui) en passant par Spinoza, Hegel ou Marx. Cette cible perpétuelle, c’est bien sûr le « petit peuple qui a sa demeure à part ».
(À suivre)
Correspondance avec Jaspers, p.169
« Le spectacle est l'héritier de toute la faiblesse du projet philosophique ocidental qui fut une compréhension de l'activité, dominée par les catégories du voir ; aussi bien qu'il se fonde sur l'incessant déploiement de la rationalité technique précise qui est issue de cette pensée. Il ne réalise pas la philosophie, il philosophise la réalité. C'est la vie concrète de tous qui s'est dégradée en univers spéculatif. » Thèse 19 de La Société du Spectacle