La science occidentale repose sur la grammaire occidentale, laquelle n’est qu’une parmi d’autres – ce qu’elle ne peut admettre, ni supporter, ni tolérer. On le constatera dans des séances ultérieures à propos de Spinoza et de Noam Chomsky.
Il y a ainsi trois domaines où ce concept d’universel et où le mot lui-même, s’est répandu et imposé, sur le mode le plus impérialiste, au point que ces domaines ne sont pas concevables pour eux-mêmes sur un mode autre qu’universel : Ces domaines sont la foi catholique (« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.».); la pensée du langage (la grammaire spinoziste, la linguistique chomskyenne) ; et le capitalisme, qui ne doit son prodigieux déploiement qu’à l’invention d’un « équivalent universel » de toutes les marchandises.
Paradoxalement, le concept d’« universel » est à la fois particulier et, par essence, hyperprosélyte, ce jusqu’au plus brutal impérialisme. Ce n’est pas par hasard que le terme universalis, au sens moderne d’« universel, général », se forme en latin impérial. Il provient de la racine vertere, « tourner » ; universus signifie « tourné d’un seul élan vers », sans contradiction ni résistance envisageables, sans détournement, contournement, distraction, bifurcation ni défection tolérables.
Au pluriel, précise Jacqueline Picoche1, universus signifie « tous ensemble ». Ce « tous ensemble » se dit en grec to holon, « l’univers ». Or ὅλος vient de la racine indo-européenne *sal-*sol, qui veut dire « entier, massif », et a donné *sol-wos, « d’où la locution adverbiale katholou, ‘‘en général’’ et l’adjectif dérivé katholikos ‘‘universel’’. »
Inutile de revenir en détails sur la conversion du catholicisme à l’impérialisme à partir de Constantin. Cette synthèse proprement hégélienne entre l’Empire et la foi catholique, cette aufhebung au sens propre entre deux prosélytismes qui feignaient de se combattre, signe le moment précis de l’abandon par l’Église de sa source juive. Celle-ci n’est pas pour autant abolie : elle est préservée par l’Universel comme image antagonique de la « demeure à part », autrement dit comme altérité de la Particularité non dogmatique désirable par l’Universalité systématique. La katholikê ekklêsia est donc habitée par une double torsion qui lui rend sa source juive à la fois indispensable et abominable – contrairement à d’autres cultures et civilisations évangélisées au prix d’un génocide culturel sans vergogne.
Pierre Legendre, dans une préface2 à un essai consacré par un auteur japonais à la casuistique des cas de conscience dans le théâtre classique3 revient sur ce que je nomme la fusion-acquisition réciproque entre l’Empire romain et la katholikê ekklêsia :
« En son principe, le christianisme se réclame de la source biblique, la Torah ; mais en y regardant de près, un constat s’impose : l’inventivité du montage chrétien a fonctionné comme un judaïsme déjudaïsé, hors des pratiques normatives juives. Cette culture, dite judéo-chrétienne, a pu s’imposer socialement, connaître un destin politique mondial, non par ses seules forces, mais grâce à son alliance avec le vivier juridique de la Rome antique, alliance scellée au Moyen Âge, au XIIème siècle, par le centralisme de la papauté imitant l’Empire des Romains (imitatio Imperii). »
Près de douze siècles après la conversion de Constantin (312 / 1492), Christophe Colomb, l’un des principaux initiateurs de la colonisation planétaire, doit son effroyable succès à deux entités logiquement complices : la Technique et l’« Assemblée Universelle » (katholikê ekklêsia).
Les caravelles sont en effet une prodigieuse innovation, notamment grâce à leurs voiles dites « latines » qui, tournant autour des mâts, permettent de naviguer contre le vent. L’autre élément qui permet à l’Imago Mundi de Pierre d’Ailly – le livre de chevet du jeune Colomb – de déployer sa conception du monde dans la réalité géographique, ce sont les bulles pontificales qui en sont comme l’assise théorique et le canon rhétorique, et qui justifieront idéologiquement l’encomedia, ce régime de colonisation paternaliste à la fois économique, semi-esclavagiste et évangéliste systématisé dans tout l’Empire colonial espagnol à partir du XVIème siècle.
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.