Que ce que l’on désire convertir soit par là même haïssable, c’est la moindre des choses. Mais que ce que l’on désire appréhender soit aussi le cœur de toute appréhension (au double sens du mot en français), voilà qui complique la donne.
« Aufheben a dans la langue un double sens », écrit Hegel dans La Science de la Logique : « Ce mot signifie ‘‘garder’’, ‘‘conserver’’, et en même temps ‘‘faire cesser’’, ‘‘mettre fin à…’’. Le conservé contient en lui déjà cet élément négatif qui consiste en ce que quelque chose est enlevé à son existence immédiate (Unmittelbarkeit) et par là aux influences de l’existence extérieure. Ainsi donc le terme dépassé est en même temps quelque chose de conservé qui a seulement perdu son existence immédiate, mais n’est pas pour cela détruit… Ce qui résulte est un nouveau concept, plus élevé et plus riche que le précédent, car elle est enrichie par la négation ou par l’opposé du concept précédent : ainsi, elle le contient, et elle contient même plus que lui et elle est l’unité de ce concept et de son opposé. »
Hegel reste celui qui a le plus explicitement opposé l’universalité abstraite du Logos – le « savoir de la pensée dans sa vérité » selon les termes de la Science de la Logique – au peuple juif, du moins à l’idée chrétienne qu’il s’en faisait. Dans la Phénoménologie, il associe avec un dédain non dissimulé la « raison observante » et ses « remarques habiles » à la fois aux enfants1 et aux Juifs, qui, refusant de sauter le pas de la Aufhebung, se tiennent obstinément au seuil de la conversion, attirant ainsi sur eux, par leur faute entêtée, l’opprobre de l’univers :
« Parvenue à ce point, la raison observante paraît en fait avoir atteint son sommet, à partir duquel elle doit s’abandonner soi-même et se retourner, car c’est seulement ce qui est tout à fait mauvais qui a en soi la nécessité immédiate de s’inverser. – Pareillement on peut dire du peuple juif qu’il est et a été le plus réprouvé, parce qu’il se trouve immédiatement devant la porte du salut ; ce qu’il devrait être en soi et pour soi, cette essence active, il n’est pas conscient de l’être, mais il la pose au-delà de soi ; il se rend possible par cette renonciation, une plus haute existence, celle où il ramènerait en soi-même son propre objet, une plus haute existence que s’il était resté immobile au sein de l’immédiateté de l’être ; l’esprit en effet est d’autant plus grand et plus grande l’opposition à partir de laquelle il retourne en soi-même ; l’esprit se construit cette opposition par le fait de supprimer son unité immédiate et d’aliéner son propre être-pour-soi. Mais si une telle conscience ne se réfléchit pas en soi-même, la région moyenne dans laquelle elle se tient est le vide désolé et sans salut, puisque ce qui devrait lui donner sa plénitude est devenu un extrême solidifié. Ainsi ce dernier étage de la raison observante est son pire étage, mais à cause même de cela, sa conversion est nécessaire. »
Nul mieux que Proust n’a su récuser Hegel en montrant l’inaptitude de la raison – ce que lui appelait « l’intelligence » (« L’intelligence n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai… », Albertine disparue) – à appréhender les énigmes que l’art seul, littérature incluse, parvient à révéler. En mars 1900, à Marie Nordlinger se plaignant de son ignorance, Proust répondit ces mots magnifiques, qui justifieront sa grande attaque contre la grammaire et la logique dans la Recherche :
« Il n’y a pas un savoir à proprement parler car il n’existe pas en dehors des mystérieuses associations de notre mémoire et du tact acquis de notre invention quand elle approche les mots. Le savoir, dans le sens d’une chose qui est toute faite au dehors de nous et qu’on peut apprendre comme dans les Sciences – est nul en art. Au contraire c’est quand les rapports scientifiques entre les mots ont disparu de notre esprit et qu’ils ont pris une vie où les éléments chimiques sont oubliés dans une individualité nouvelle que la technique, le tact qui connaît leurs répugnances, flatte leurs désirs, connaît leur beauté, touche leurs formes, assortit leurs affinités, peut commencer. »
Or Proust est aussi celui qui a le mieux montré comment l’antisémitisme pouvait envenimer toutes les strates de la société par une sorte de conversion langagière généralisée. Car, au cas où cela ne serait pas une évidence, le « peuple juif » de Hegel n’existe pas ailleurs que dans sa caboche absolutiste, pas davantage qu’un western de John Ford ne donne à voir ce qu’est un « Indien ».
Veut-on un exemple adverse de ce que peut la raison observante calomniée par Hegel ? On le trouve dans ce que Lévi-Strauss nomme, dans La Pensée sauvage, le « bricolage intellectuel ». Ce bricolage, qui est aussi le propre de la pensée mythique, Lévi-Strauss l’associe à une phrase de Boas – qu’en bon bricoleur il corrige, et qui s’applique aussi merveilleusement à la pensée talmudique :
« On dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments » avait écrit Boas.
« Cette profonde remarque », commente Lévi-Strauss, « néglige cependant que, dans cette incessante reconstruction à l’aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d’anciennes fin qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement. »
Dans Tristes tropiques, tragique chef-d’œuvre qui témoigne de la dévastation parachevée du monde des mythes « sollicité » par l’Universel, Lévi-Strauss associe la souplesse de sa pensée qui bricole à la manière dont les Kuki du district de Chitagong, au Pakistan oriental, bâtissent leurs demeures :
« Habitations que leur taille rend majestueuse en dépit de leur fragilité, mettant en œuvre des matériaux et des techniques connues de nous par des expressions naines : car ces demeures, plutôt que bâties, sont nouées, tressées, tissées, brodées et patinées par l’usage ; au lieu d’écraser l’habitant sous la masse indifférente des pierres, elles réagissent avec souplesse à sa présence et à ses mouvements ; à l’inverse de ce qui se passe chez nous, elles restent toujours assujetties à l’homme. Autour de ses occupants, le village se dresse comme une légère et élastique armure ; proche des chapeaux de nos femmes plutôt que de nos villes : parure monumentale, qui préserve un peu de la vie des arceaux et des feuillages dont l’habileté des constructeurs a su concilier la naturelle essence avec leur plan exigeant. »
On conçoit que pour les Kuki bâtir, habiter, penser et vivre soient une seule pratique empreinte d’une même grâce. Il fallait un esprit aussi raffiné, subtil, et peu géométrique que Lévi-Strauss pour témoigner convenablement de ce miracle humain, dont il s’imprègne quand il le découvre autant que lorsqu’il le décrit, confirmant à merveille cette affirmation de Heidegger dans Bâtir habiter penser2 :
« Il est plus salutaire pour la pensée de cheminer parmi les choses surprenantes que de s’installer dans les choses claires. »
« La nudité des habitants semble protégée par le velours herbu des parois et la frange des palmes : ils se glissent hors de leurs demeures comme ils se dévêtiraient de géants peignoirs d’autruche. Joyaux de ces écrins duveteux, les corps possèdent des modelés affinés et des tonalités rehaussées par l’éclat des fards et des peintures, supports – dirait-on – destinés à mettre en valeur des ornements plus splendides : touches grasses et brillantes des dents et crocs d’animaux sauvages, associées aux plumes et aux fleurs. Comme si une civilisation entière conspirait dans une même tendresse passionnée pour les formes, les substances et les couleurs de la vie ; et, pour retenir autour du corps humain sa plus riche essence s’adressait – entre toutes ses productions – à celles qui sont au plus haut point durables ou bien fugitives, mais qui, par une curieuse rencontre, en sont les dépositaires privilégiées. »
Pour se désintoxiquer du point de vue indo-européano-centriste, je voudrais que nous nous attardions un peu maintenant sur un cas de particularisme tiré de l’univers de la musique, que j’emprunte au récit d’un musicologue israélien, nommé Simha Arom3, qui fut appelé par Bokassa en Centrafrique en 1963 pour organiser la fanfare de Bangui, et qui très vite abandonna cette tâche sans intérêt pour aller étudier l’extraordinaire musique polyphonique des Pygmées Aka de Centrafrique.
Tout part d’une conversation que Simha Arom a avec un prêtre installé à Bangui, qui lui affirme que les Noirs chantent faux !
« Pourquoi ce prêtre affirmait-il que les Noirs chantent faux ? Simplement parce qu'il leur faisait chanter des cantiques européens et qu'ils n'arrivaient pas à réaliser les intervalles de demi-ton. En fait, on touche là à une différence culturelle : l'échelle musicale de cette région est pour l'essentiel de type pentatonique : elle correspond grosso modo aux sons produits par les touches noires du piano, dont le plus petit intervalle est le ton entier. Un enfant centrafricain qui grandit en milieu traditionnel ne perçoit donc pas l'intervalle de demi-ton (pas plus que nous, Occidentaux, ne percevons les micro-intervalles de la musique indienne). »
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