Séance complète en vidéo et audio (avec commentaires et éclaircissements non présents ici):
Je voudrais en introduction revenir sur quelques points abordés lors de la séance précédente, qui ont très vite suscité des commentaires (c’est le propre de ce qui se diffuse cybernétiquement) dont certains ne sont d’ailleurs pas inintéressants à commenter.
Il faut d’abord comprendre que ce Séminaire n’est pas un florilège de remarques ni de prises de positions plus ou moins lapidaires ou argumentées sur des questions d’« actualité » (le conflit israélo-palestinien, la pandémie, etc.), sous prétexte que je les évoque, « prises de position » avec lesquelles dès lors tout-un-chacun pourrait décider au coup par coup et du tac-au-tac d’être ou de ne pas être « d’accord », sur le mode expéditif d’un « commentaire » Facebook ou YouTube.
Quel que soit le sujet ou le thème que j’aborde (l’antisémitisme, Heidegger, Spinoza, Badiou, Chomsky, Platon, Aristote, les Animaux, la Finance, la Crise sanitaire, le Talmud, l’Universel, la Mystique juive, etc.), je poursuis mon enquête résumée par la question énoncée lors de la séance d’ouverture du Séminaire, en avril 2020 : Pourquoi ce qui arrive au monde arrive-t-il ?
C’est une question qui n’appelle pas de « réponse », mais exige qu’une pensée – la mienne – se déploie hélicoïdalement autour d’elle, une pensée non philosophique, non universitaire, non scientifique, non épistémologique, une pensée qui n’oublie pas tout ce qu’elle a pensé depuis trente ans (autrement dit les livres lus et les livres écrits), ni le corps ni l’histoire familiale et personnelle de celui qui pense.
Or cela prend du temps – et d’ailleurs je veux prendre mon temps, dans mon style zigzagant et digressant qui n’est certes pas usuel –, et il est donc judicieux d’attendre que ces séances consacrées à la Santé par lesquelles l’année commence soient toutes composées, pour décider si je suis pour ou contre les vaccins, si je crois en un complot vaccinal ou pas, si j’apprécie ou non le Professeur Raoult, etc. Ceux qui suivent ce Séminaire se doutent que je n’ai pas l’intention de me contenter de participer aux polémiques de caniveau qui encombrent les réseaux sociaux.
Je vous dis cela car j’ai reçu un email non dénué d’intérêt, de quelqu’un que j’estime, Mathieu Baret, dont j’ai publié jadis sur Paroles des Jours un texte passionnant consacré à la schizophrénie et à l’enfermement psychiatrique1.
Voilà ce que m’écrit Mathieu Baret qui s’est imaginé en m’écoutant, je ne sais pourquoi, que j’étais complotiste anti-vaccin :
« Stéphane, vous faites une erreur de raisonnement au sujet du vaccin, vous expliquez en somme que puisque le gouvernement vous préférerait vacciné, alors c'est que le vaccin est mauvais. La prémisse est ce qu'elle est, mais la conclusion irrémédiablement fausse. Non pas que la dénonciation du paralogisme prouve que le vaccin soit réellement bon ou mauvais, mais que de chercher à le démontrer de cette façon, est juste irrecevable. Prêcher le faux alors, la nouvelle mode d'une époque cinglée ?
C'est toujours la même erreur, comme chez tous les autres complotistes, des prémisses décousues menant à des paralogismes tout simplement faux. C'est fatiguant, et cela rend souvent votre séminaire irregardable et inécoutable, malgré toute l'affection que l'on vous porte, et l'attention à votre effort précis et sans précédent.
Sur l'objectivité scientifique, il vous manque une épistémologie, sans ce cadre général, vous risquez sans cesse de conclure faussement. La science n'est pas objective dans l'absolu, mais dans un cadre, celui d'une méthode, et plus vastement dans un paradigme épistémologique donné.
L'attention des auditeurs/lecteurs est heurtée par la faute logique. Certes le monde est vaste et vous trouverez toujours une bande d'abrutis pour suivre des raisonnements faux jusqu'à la virgule la plus insignifiante, mais cela ne justifie pas davantage les paralogismes mis en œuvre.
Si vous fréquentiez un tout petit peu l'archive mondiale des prépublications scientifiques, ou lisiez un peu quelques agrégateurs de coupures de presse scientifique, vous découvririez assez vite à quel point ces champs sont dynamiques, riches de querelles et de dissensions, y compris sur les questions de méthodes ou de cadre épistémique.
Prendre les choses avec un grain de sel, volontiers, mais y verser systématiquement la salière entière, cela confine à un procédé, ici le procédé du faux - du faux, point barre ; et vous ne voulez pas être souvenu pour cela.»
Mathieu Baret fait d’abord allusion à mon explication selon laquelle, puisque c’était dans mon corps que le gouvernement de la République française avait décidé de me convaincre de me faire injecter un vaccin dont je ne savais rien (en me tordant un peu le bras avec le chantage du passeport sanitaire), j’étais corps et âme impliqué dans la crise sanitaire. C’est tout ce que je prétendais alors souligner. Cela n’est pas un jugement de valeur en soi sur la vaccination, mais simplement sur mon implication personnelle, que ce soit à mon corps défendant ou avec mon approbation, dans ce dont j’allais traiter cette année.
J’entendais simplement faire un parallèle avec la question de l’État d’Israël (étant juif, je ne suis pas neutre et j’entendais aussi suggérer par là que les antisionistes non plus ne sont jamais neutres), et dire que réfléchir sur la crise sanitaire aujourd’hui n’était pas équivalent à réfléchir, par exemple, sur la mise au pas de Hong-Kong par la Chine ou sur les comptes off-shore dont je vais parler aussi, graves questions avec lesquelles je n’ai aucun rapport personnel, intime, charnel, hormis celui des lectures que j’ai pu faire à leur sujet.
Lorsque je rédigeais Debord ou la diffraction du temps, en 2005, ou Chaos brûlant en 2011, j’avais beau parler déjà de la catastrophe en cours (l’expression « Gestion Génocidaire du Globe » date de mon Debord), c’était quand même, on l’imagine, depuis les gradins de la pensée.
Lorsque j’écrivais en introduction à mon Debord :
« De mémoire de parisien on n’avait connu automne aussi tiède. Il faut dire que, de mémoire d’homme, on n’avait jamais senti si concrètement sombrer le monde.
Le méphitisme règne, la planète mijote, la banquise s’abrase, les fleuves impassibles s’exorbitent en mascarets mortifères, les rivières acidifiées s’asphyxient, la famine dévore des peuplades apeurées, des espèces animales s’amenuisent à jamais, les pandémies prolifèrent, les paradis les plus sereins se désagrègent dans l’écrabouillant brasier de guerres locales…
Entretemps, Méphisto assure la prospérité de Dr Pharmacie et M. Armement. »
Lorsque j’écrivais cela, j’en avais une simple connaissance théorique ; dans mon existence parisienne personnelle, la seule trace de la catastrophe en était cet été indien qu’à une autre époque j’aurais considéré comme une douce bénédiction. Avec le Covid 19 et la vie que je mène malgré moi depuis deux ans (les masques, les confinements, les réactions de couardise hystérique des uns et des autres), cette position de surplomb ou de tour d’ivoire est devenue caduque. Cela aussi, il faut bien le prendre en considération.
Les faces se voilent, les masques tombent, l’étau se resserre.
Quand à la question de ma légèreté épistémologique et de mes zigzags discursifs, là en revanche, je les revendique. D’abord parce que je ne crois pas, comme le prétend Mathieu Baret, que la rigueur épistémologique permette de résoudre quelque problème que ce soit. On le verra en détail plus tard concernant la polémique autour des tests dits randomisés. Quant au style zigzagant de ce Séminaire, dont je comprends très bien qu’il puisse lasser les esprits férus de « Premièrement Deuxièmement Troisièmement » (mais je n’impose rien à personne), c’est le mien, il me convient, et je n’en changerai pas.
Comme dit Tristan Tzara :
« Pour lancer un manifeste il faut vouloir : A. B. C., foudroyer contre 1. 2. 3. »
Sur la question de la méthode, de l’objectivité scientifique et du vrai et du faux (et celle des démocratiques querelles et dissensions dans les débats entre scientifiques), je ne crois tout simplement pas que le regard que portent les scientifiques sur le monde soit à même de permettre de comprendre ce qui arrive audit monde que – pour notre malheur – ces mêmes merveilleux scientifiques contribuent à façonner et à détruire, je veux dire cette gestion génocidaire du globe à laquelle ces faramineux hommes de science ont tout de même une part de responsabilité majeure. On en reparlera bien sûr.
Voici donc ce que j’ai répondu à Mathieu Baret :
« Cher Mathieu,
Merci de votre cordial et franc email et de ces informations épistémologiques que vous me fournissez, je vais y jeter un œil attentif. Vous n'avez pas tort dans ce que vous dites (mon style zigzagant n'est pas très universitaire, j'en conviens), mais vous vous méprenez en postulant que je suis "anti-vaccin".
Je suis simplement méfiant et vigilant lorsqu'un laboratoire notoirement corrompu (Pfizer) diffuse à grande échelle un nouveau vaccin (dont l'efficacité reste à prouver, c'est un semi-fiasco en Israël) et qu'un gouvernement corrompu (Macron) l'impose à toute une population sur le mode le plus détestable possible.
Je ne crains pas d'être vacciné, tous mes proches le sont et s'en portent très bien, seulement je rechigne à succomber à l'abject chantage du passeport sanitaire dont il me semble en outre évident qu'il prépare l'avènement d'une société du contrôle et de la surveillance cybernétiques permanents.
Enfin, ayant attrapé le covid il y a un an (symptômes légers), et ayant encore des anticorps dans mon corps, je ne vois aucune raison de me précipiter pour continuer de "bénéficier" d'un mode de vie (restaurants, cafés, centres commerciaux etc.) que je méprise au plus haut point. »
NON LU DANS LA VIDÉO:
J’ai reçu aussi un commentaire sur YouTube, que je vous lis, avec ma réponse.
« Le parallèle question juive/viol s'avère ici un contre-argument. Sur le viol: "ma fille y est impliquée comme fille et future femme et moi comme père". Pour les rabbins le meurtre est condamnable en ce qu'il tue le principe du père dans la victime. Extension maximale du domaine de la généalogie. Partant, tous sont impliqués dans tout. N'importe quoi est l'affaire de n'importe qui. »
C’est ici une autre allusion à l’exemple que j’avais pris la dernière fois (et qui me semblait patent), toujours à propos de la question de l’implication du corps (et de son existence personnelle) dans la pensée, qui se ramène au fond à la grave question des rapports entre l’âme, l’esprit, et le corps (laquelle question est elle-même au cœur de celle de la Santé, ne serait-ce qu’avec les effets placebo et nocebo). Je n’avais cité cet exemple du viol que parce qu’il me semblait évident qu’un homme et une femme – quels qu’ils soient subjectivement par ailleurs, n’ont par définition pas le même souci à cet égard. Je n’ai jamais de ma vie seulement songé que je risquais de me faire violer en sortant en boîte de nuit ou en me promenant seul dans la rue le soir. N’importe quelle femme au monde, ne peut pas ne pas y songer. Il y a bien donc une différence pensive due à l’implication du corps dans la question que l’on examine, et tous les grincements syntaxiques de l’écriture dite « inclusive » (mais qui exclue précisément de penser la différence des sexes à même la syntaxe) n’y changeront rien. Eh bien c’est pareil concernant la question juive, et corollairement la question sioniste. Un non-Juif ne saurait la considérer exactement comme un Juif, quand bien même on abolirait de force le « prédicat » « juif » de la langue, ainsi que le préconisait ce gros bêta de Badiou. Je ne reviens pas là-dessus, je m’y suis assez étendu la dernière fois.
Voici ma réponse au commentaire :
« Remarque intéressante. Mais à "Rien de ce qui est humain ne m'est étranger"2 répond le "Si je ne suis pas pour moi qui le sera?"3 Et concernant le viol, il me semble évident qu'être un garçon, un adolescent mâle puis un homme ne m'a pas disposé au danger ni surtout au SOUCI d'être violé comme le sont toutes les adolescentes et toutes les femmes du monde. De même être ou ne pas être juif ne dispose pas à égalité à souffrir de l'antisémitisme. C'était un exemple simple, pour montrer qu'on ne peut jamais s'extirper charnellement d'une question intellectuelle ou théorique quelle qu'elle soit, pas davantage qu'on ne s'exclura de la différence des sexes sous prétexte qu'on pratique l'inclusion "transhumaine", "non binaire", "non genrée" et autres crétines confusions de notre temps. Entre le "Posséder la vérité dans une âme et un corps"4 de Rimbaud et le "Ni homme ni femme ni juif ni grec ni libre ni esclave" de saint Paul, je choisis Rimbaud. »
Revenons-en à nos moutons.
J’ai longuement cité Upton Sinclair la dernière fois, d’une part pour montrer que le capitalisme américain lancé à l’assaut du monde au début du XXème siècle (La Jungle date de 1906), comportait d’ores et déjà toutes les caractéristiques crapuleuses et mafieuses qu’on lui connaît aujourd’hui, mais surtout pour qu’on saisisse qu’il y a une corrélation intrinsèque entre l’empoisonnement, la maladie, l’alimentation, et la cupidité organisée et prédatrice. La séance s’est terminée sur la question des scandales sanitaires et des laboratoires pharmaceutiques, sur quoi je vais revenir aujourd’hui, après avoir un peu développé ce que j’ai qualifié la dernière fois de « bredouillis » et de « parlotte » (que je distingue comme on va le voir).
La parlotte, pour aller vite, c’est ça :
La langue officielle du néo-libéralisme, concoctée par des laquais communicationnels à qui les mots ne coûtent rien (tel ce beau programme de relance annoncé en fanfare sur les murs du Ministère de l’Économie à Bercy et qui évidemment n’aboutira jamais à rien, vous vous en doutez), est issu d’un langage à qui précisément les mots manquent pour décrire et comprendre la réalité, de sorte que les individus, les ministres, les présidents, tous les sous-fifres du Dispositif, lorsqu’ils tâchent de s’exprimer, n’ont à leur disposition que le bredouillis, le résidu avarié de la parlotte, si vous préférez, dont je vais aujourd’hui fournir plusieurs illustrations sonnantes et trébuchantes. Ni cette parlotte ni ce bredouillis ne sont personnels. Ils sont ce qui reste aux humains lorsqu’ils ont empoisonné (ou lorsqu’on a empoisonné en eux) toute relation authentique avec la Parole.
Dans une démocrate néo-libérale comme la nôtre, il n’y a pas de politique qui ne s’accompagne de sa communication, c’est-à-dire au fond de sa rhétorique propre, autonome. Or la rhétorique communicante, issue à l’origine des sous-domaines techniques que sont la linguistique, la psychologie et les sciences sociales, s’est vu progressivement aspirée, asséchée, carbonisée par la Technique dont elle est née, laquelle, conformément à son essence totalitaire et dominatrice, ne saurait tolérer que demeure hors de son champ d’action quoi que ce soit d’autre qu’elle-même.
Aux États-Unis, où la Technique a depuis longtemps dicté toutes ses règles d’efficacité de bulldozer au langage (Christmas devient X-mas, etc.), on ne se fait aucune illusion ni aucun scrupule quant à la collaboration de la plus glaciale technologie et de la plus baratineuse politique. Ce sont ces techniciens de la parlotte qu’on appelle les spin doctors (désormais planétarisés eux aussi), qui se conçoivent donc comme des thérapeutes de la mauvaise réputation, chargés de mentir comme des arracheurs de dents pour redorer le blason médiatique d’un politicien, d’un businessman ou d’une entreprise en difficulté.
Tout cela est connu, je n’y insiste pas.
Je veux juste distinguer davantage entre ce que j’appelle la parlotte et ce que j’appelle le bredouillis, qui sont les deux aspects d’une même érosion de la Parole sous les coups redoublés de la Technique.
Or cela non plus n’est pas nouveau, Heidegger le constatait déjà dans Qu’appelle-t-on penser ?5 (soit dans ses cours de 1951-1952) :
Heidegger y critique ce qu’il appelle, en référence au chemin de fer, la « pensée à voie unique » :
« Vous vous faciliterez essentiellement la tâche de bien écouter si avec le temps vous vous déshabituez d'une habitude qu'il faut désigner sous le nom de ‘‘pensée à voie unique’’ <das eingleisige Denken>. La domination de cette sorte de représentation se laisse à peine aujourd'hui embrasser du regard. L'expression ‘‘à voie unique’’ est choisie à dessein. La voie rappelle les rails, et ceux-ci la technique. Nous prendrions la chose trop à la légère si nous voulions croire que la domination de la pensée à voie unique a son origine dans la facilité humaine. La pensée à voie unique qui se propage de plus en plus et sous diverses formes est un de ces aspects de la domination de l'essence de la technique, imprévus et discrets, dont nous avons parlé. Cette essence en effet veut l'unicité absolue de signification, et c'est parce qu'elle la veut qu'elle en a besoin. »
Et un peu après, évoquant l’impossibilité de penser (c’est-à-dire de se penser) des sciences :
« Il y a en toute science un autre côté auquel, en tant que science, elle ne peut jamais atteindre. C'est celui de l'essence de son domaine et de l'origine de cette essence, celui aussi de l'essence et de l'origine de l'essence de la méthode qu'elle cultive – et d'autres choses encore. Les sciences restent nécessairement d'un côté. Elles sont en ce sens bornées, mais de telle sorte que l'autre coté pourtant apparaît toujours avec elles. Le côté borné des sciences contient sa propre multiplicité de côtés. Or, cette pluralité de côtés peut se développer à tel point que le côté borné sur lequel elle se fonde ne soit absolument plus aperçu. Mais là où l'homme ne voit absolument plus un côté comme n'étant qu'un côté, il a également perdu l'autre de vue. La différence entre les deux côtés, ce qui se trouve entre eux, est pour ainsi dire comblée. Tout est nivelé au même niveau. On a sur toute chose et sur chacune une croyance qui s'est formée d'après une même façon de croire. Chaque journal, chaque magazine illustré, chaque programme de radiodiffusion, offrent tout aujourd'hui de la même façon à l'uniformité de la croyance. »
Il y a deux sentences cruciales de Heidegger qu’il faut comprendre ensemble, pour bien saisir de quel processus sont issus le bredouillis et la parlotte contemporaines, suintant de cette « unicité absolue de signification » que désigne Heidegger .
D’une part, « La science ne pense pas. », énoncé et expliqué dans une conférence intitulée « Que veut dire ‘‘penser’’ ?6
D’autre part, « L’essence de la Technique n’est absolument rien de technique », dans « La question de la Technique »7 (mais aussi dans Qu’appelle-t-on penser ? ).
Je n’ai pas le temps aujourd’hui de vous rendre un compte minutieux de la manière dont Heidegger déploie sa profonde et subtile pensée de la Technique (lisez Essais et conférences). Je veux seulement insister sur l’animosité de plus en plus manifeste que ces formules (non pas tellement leur profération par Heidegger, mais ce qu’elles contiennent de pensée) ont suscitée, pour des raisons de fond qui tiennent à la haine de la Parole, dont le bredouillis et la parlotte sont les reflet les plus patents désormais.
Mais auparavant, je voudrais ouvrir une parenthèse à propos de Heidegger et de cette question de la Technique, qui, avec le vaccin à ARN messager ou le passe sanitaire, nous concerne aujourd’hui au premier chef.
J’ai évoqué la dernière fois quatre études du philosophe Olivier Cheval, parues dans Lundi matin8 sous le titre L’immunité, l’exception, la mort (Penser ce qui nous arrive avec Roberto Esposito, Giorgio Agamben, Michel Foucault et Vilém Flusser). Je vous recommande de les lire car elles sont d’un niveau bien supérieur à presque tout ce qui s’est proféré ou écrit autour de la pandémie depuis près de deux ans maintenant. Or, dans le plus récent de ses textes, daté du 6 septembre 20219, Olivier Cheval cite « La question de la Technique », où Heidegger précisément distingue la « Technique » et « l’essence de la Technique », et y voit un pressentiment chez Heidegger de la mise à disposition de l’humain lui-même comme « fonds ». Puis Olivier Cheval explique que Heidegger aurait eu, dans ce texte « l’ombre d’une intuition aussitôt écartée » :
« Alors le texte est traversé par l’ombre d’une intuition aussitôt écartée : et si par la technique moderne, c’était l’homme qui était révélé comme fonds, c’est-à-dire comme énergie libérée, obtenue, transformée, accumulée et commuée ? ‘‘La façon dont on parle couramment de matériel humain [et plus encore aujourd’hui de ressources humaines], de l’effectif des malades, le laisserait penser’’. S’ensuit un chemin retors et sinueux, l’un de ceux qui ne mènent nulle part : le garde-forestier qui croit suivre l’exemple de son grand-père est en fait, malgré lui, commis par l’industrie du bois désireuse de cellulose ; celle-ci est elle-même provoquée par la demande de papier de l’industrie de la presse, pour les journaux ou les magasines illustrés ; ‘‘ceux-ci, à leur tour, interpellent l’opinion publique, pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin qu’elle-même puisse être commise à une formation d’opinion dont on a reçu la commande’’. Le ‘‘on’’ reste mystérieux, indéterminé, alors qu’il semblait porter une charge politique devant laquelle Heidegger recule, et le chemin bifurque immédiatement : parce que dans la technique le monde se révèle d’une certaine manière à l’homme, se dévoile comme fonds, l’homme demeure le sujet de ce retrait de l’objet, et par là n’est jamais ‘‘un pur fonds’’. »
Je voudrais rectifier ce que dit ici Olivier Cheval, et expliquer que Heidegger, loin d’écarter la question, en a fait au contraire un thème important au cours de ces mêmes années cinquante, thème d’autant plus important qu’il concerne en premier lieu tout ce dont je traite sous le nom de « sanitarisme » (qui ne fait pas vaguement écho à « satanisme » par hasard). Il s’agit de ce que je nommerai l’auto-entreprise de l’homme par l’homme, soit la prise en considération de l’homme comme fonds disponible, c’est-à-dire comme matière première à disposition de la Technique, à disposition pour être fabriqué, mais aussi bien guéri ou rendu malade.
« La question de la Technique » de Heidegger, conférence du 18 novembre 1953, est le premier grand texte consacré au fameux « Arraisonnement », le Ge-stell dans la traduction d’André Préau. Ce thème vient de loin, et on en pressent les linéaments dès certaines réflexions des Cahiers noirs autour de la biologie et du nazisme. Cela s’accompagne chez Heidegger d’une analyse de la « domination » des « chefs », « die Führer » en allemand, dans « Dépassement de la Métaphysique », soit un texte publié en 1951 sur la base de notes prises entre 1936 et 1946.
Les « Führers», y explique d’abord Heidegger (on dirait aujourd’hui les leaders où les « élites », deux termes employés à faux car ils ne guident rien ni ne trônent sur aucun admirable sommet) ne sont pas moins les esclaves de la Technique en son essence (c’est-à-dire de la mise en disponibilité comme fonds pour la fabrication la totalité de l’étant, humain inclus) que les autres : « Les chefs ne sont pas ceux qui agissent ».
Je vous livre la traduction de ces mêmes lignes de « Dépassement de la Métaphysique » par Hadrien France-Lanord, dans la notice du mot « Führer » du Dictionnaire Heidegger10:
«À ceux qui dirigent (Führer) est propre la rage qui enrage obsessionnellement du scandale qu’ils ne causent qu’en apparence car ce ne sont pas eux qui en réalité agissent. On pense que ceux qui dirigent, dans la fureur aveugle d’un égoïsme forcené, auraient d’eux-mêmes établi à l’aune d’eux-mêmes la mesure de tout ce qui est juste et tout organisé à partir de leur propre obstination. En vérité ils ne sont que la conséquence nécessaire du fait que l’étant a viré en son être à la modalité de l’errance, dans le déploiement de laquelle s’étend le vide qui exige pour l’étant ordre et sécurité de manière unique. De là vient la nécessité de la ‘‘direction’’ (Führung), c’est-à-dire d’un calcul planifiant la mise en sécurité de l’ensemble de l’étant. C’est à cette fin qu’il faut mettre à disposition des hommes formatés et équipés de manière telle qu’ils soient au service de la direction. ‘‘Ceux qui dirigent’’ (die Führer) sont les ouvriers qui travaillent à l’équipement en faisant autorité et qui supervisent tous les secteurs où est mise en sécurité l’utilisation jusqu’à épuisement – la consommation – de l’étant…»
C’est ceux-là, les ouvriers qui dirigent sous l’irrépressible impulsion calculante de l’Arraisonnement que désigne le « on mystérieux », dont Olivier Cheval se demande à quoi il fait allusion dans « La question de la Technique », et si l’on ne pourrait y déceler l’ébauche d’une critique politique qu’aurait néanmoins évitée Heidegger ; et bien sûr c’est aussi le fameux « on » (das Man) dans Être et Temps…
Or cette « direction », cette Führung – qui est aussi bien asservie elle-même –, visant à mettre en sécurité la totalité de l’étant (homme inclus) comme fonds disponible et exploitable, Heidegger la rapporte à ce qu’il appelle « l’instinct », propre à l’animal rationale, soit la fusion de l’impulsion et de la Raison sous les barbares fourches caudines du tout-calcul11 humain inclus :
« L'instinct est ce surhaussement de l'intellect qui correspond au surhomme et qui conduit au calcul absolu de toutes choses. Comme ce calcul régit entièrement la volonté, il semble qu'il n'y ait plus rien à côté de la volonté, sauf la sécurité assurée au penchant pur et simple qui pousse l'homme à calculer et pour lequel ‘‘tout calculer’’ est la première règle du calcul. »12
Il s’agit d’un « instinct » au sens où la pensée et le questionnement n’y ont plus aucune prise ; l’homme moderne, le « surhomme » nietzschéen, en est entièrement esclave comme l’animal est censé être entièrement soumis à ses impulsions bornées.
« L' ‘‘instinct’’ passait jusqu'ici pour être un trait distinctif de l'animal, qui dans sa sphère vitale décide de ce qui lui est utile ou nuisible, qui le poursuit et ne recherche rien d'autre. La sûreté de l'instinct chez l'animal répond au fait que ce dernier est enfermé dans sa sphère d'intérêts et ne voit pas au-delà. Aux pleins pouvoirs donnés au surhomme répond la libération totale du sous-homme. L'impulsion de l'animal et la ratio de l'homme deviennent identiques. »[13
On voit que je me sépare un peu ici de Heidegger dans ma conception de la Raison occidentale tournée avec fureur et bestialité contre l’animalité (dont on sait que Heidegger a déclaré qu’elle était, cette animalité, « pauvre en monde », ce qui est contestable et qu’on examinera lors d’une autre séance.
À ce tout-calcul, donc, l’homme en tant qu’homme ne saurait évidemment longtemps se dérober :
« L'homme étant la plus importante des matières premières, on peut compter qu'un jour, sur la base des recherches des chimistes contemporains, on édifiera des fabriques pour la production artificielle de cette matière. Les travaux du chimiste Kuhn, auquel cette année (1951) la ville de Francfort a décerné le prix Goethe, ouvrent déjà la possibilité d'organiser et de régler suivant les besoins la production d'êtres vivants mâles et femelles. Au dirigisme littéraire dans le secteur "culture" répond en bonne logique le dirigisme en matière de fécondation. (Qu'une pruderie désuète ne s'abrite pas ici derrière des distinctions qui n'existent plus. Les besoins en matière première humaine sont, de la part de la mise en ordre à fin d'équipement, soumis aux mêmes régulations que les besoins en livres distrayants ou en poésies, pour la confection desquelles le poète n'est en rien plus important que l'apprenti relieur, lequel aide à relier les poésies pour une bibliothèque d'entreprise en allant, par exemple, tirer des réserves le carton nécessaire.) »14
On voit que les considérations remarquées par Olivier Cheval concernant dans « La question de la Technique » les impératifs de production de divers imprimés, journaux et magasines illustrés, est ici, à propos des livres distrayants dans « Dépassement de la Métaphysique », assimilé très explicitement à l’homme comme fonds disponible.
Et Heidegger ajoute une réflexion très profonde, à rattacher à ce qu’on a dit tout à l’heure concernant l’autre côté de la science qu’elle ne pourra jamais parvenir à penser, sur ce qu’il appelle ici le « vide de l’Être », et sur les conséquences économiques ravageuses qui découlent de l’impossibilité pour l’homme du tout-calcul à penser ce « vide » :
« L'usure de toutes les matières, y compris la matière première ‘‘homme’’, au bénéfice de la production technique de la possibilité absolue de tout fabriquer, est secrètement déterminée par le vide total où l'étant, où les étoffes du réel, sont suspendues. Ce vide doit être entièrement rempli. Mais comme le vide de l'être, surtout quand il ne peut être senti comme tel, ne peut jamais être comblé par la plénitude de l'étant, il ne reste, pour y échapper, qu'à organiser sans cesse l'étant pour rendre possible, d'une façon permanente, la mise en ordre entendue comme la forme sous laquelle l'action sans but est mise en sécurité. Vue sous cet angle, la technique, qui sans le savoir est en rapport avec le vide de l'être, est ainsi l'organisation de la pénurie. »15
Les scientifiques ont ceci de commun avec les hommes d’affaires qu’ils se fantasment littéralement en self made men, en « auto-entrepreneurs » comme on perroquette élégamment aujourd’hui, à comprendre à la lettre comme des humains acharnés à participer à leur propre fabrication, conformément au mot du serpent à Ève : « Vous serez comme des dieux » – ce que Edgar Poe a bien vu dans le Colloque de Monos et Una évoqué par Debord que j’ai cité la dernière fois, lorsqu’il fustige l’homme qui « se pavane et fait le Dieu ».
Ainsi cet « autre côté » de la science, dont parle Heidegger, son essence impensée que seule la Parole peut toucher et qui d’une certaine manière est l’ultime obstacle à son omnipotence auto-entrepreneuriale, il est en permanence attaqué par le côté « à voie unique » démultiplié à outrance et répandant son atrophie sur tous les domaines.
Les conséquences sur la pratique la plus quotidienne de la parole en sont immédiatement perceptibles. Heidegger, qui aura échappé à la misère des SMS (Short Message Service, soit « la Technique vous coupe le sifflet », « la Cybernétique vous castre la Parole »), la voit déjà pointer, cette misère bredouillante dans les abréviations utilisés par ses étudiants :
« Un signe caractéristique, à première vue tout à fait extérieur, de la puissance grandissante de la pensée à voie unique, c'est – on le remarque partout – l'accroissement du nombre de ces désignations qui consistent à abréger les mots ou à accoler des initiales. Sans doute aucun de ceux qui sont ici présents n'a-t-il encore jamais considéré sérieusement ce qui est déjà accompli lorsqu'au lieu de dire ‘‘Faculté’’, vous dites simplement ‘‘Fac’’ <en allemand « Uni »>. «Fac», c'est comme «Ciné» <Kino en allemand>. Il est vrai que le cinématographe demeure différent des hautes écoles scientifiques. Cependant la désignation ‘‘Fac’’ n'est ni fortuite ni inoffensive. Peut-être même est-il dans l'ordre que vous entriez et sortiez de la ‘‘Fac’’ et que vous empruntiez vos livres à la ‘‘B.U.’’. La question demeure seulement de savoir quel ordre s'annonce dans la contagion de cette façon de parler ? Peut-être est-ce un ordre dans lequel nous sommes entraînés et auquel nous sommes abandonnés par Cela qui se retire devant nous ? »
Ce qui se noue entre essence de la Technique, atrophie de la Parole en bredouillis et parlotte, et auto-fabrication de l’humain, Heidegger lui donne un nom précis, d’où il n’est pas impossible que Foucault ait tiré son concept de « biopouvoir », c’est la biophysique (qu’Heidegger a commencé à penser de manière critique dès ses pages contre le « biologisme » nazi dans les Cahiers noirs).
Cela apparaît chez Heidegger dans au moins trois passages:
D’abord lors d’une conférence faite à Athènes en 1967, reproduite dans les Cahiers de l’Herne16 , « La provenance de l'art et la destination de la pensée »:
« La science cybernétique de l'homme cherche à présent les fondements d'une anthropologie scientifique là où le requisit principal de la méthode, le projet de tout soumettre au calcul, peut être satisfait de la façon la plus sûre dans l'expérimentation, à savoir dans la biochimie et la biophysique. C'est pourquoi ce qui dans la vie de l'homme est, d'après les normes de la méthode, le vivant normatif, ce sont les gamètes. Ils ne sont plus comme auparavant les miniatures de l'être vivant pleinement développé. La biochimie a découvert le plan de la vie dans les gènes des gamètes. Ce plan est la programmation inscrite et stockée dans les gènes, le programme de l'évolution. La science connaît déjà l'alphabet de ce programme. On parle d’‘‘archives de l'information génétique’’. Sur sa connaissance se fonde la perspective assurée d'obtenir un jour une prise sur la production et la sélection de l'homme par la technique scientifique. La pénétration de la structure génétique des gamètes humain par la biochimie et la fission de l'atome par la physique nucléaire se tiennent l'une et l'autre sur la même voie <on retrouve la pensée à voie unique>, celle de la victoire de la méthode sur la science. »
Il en retraite en 1969, lors du séminaire du Thor (auquel assistait le jeune Agamben) :
« Ici s'annonce, plus inquiétante que la conquête de l'espace, la transformation de la biologie en biophysique. Cela signifie que l'homme peut être produit, conformément à une vue déterminée, comme n'importe quel objet technique. Rien n'est plus normal ici que de se demander si la science saura s'arrêter à temps. Mais un tel arrêt est principiellement impossible. Il ne s'agit pas en effet de poser une limite à la curiosité humaine dont parle Aristote. Le fond de l'histoire est plutôt un rapport moderne de puissance, un rapport politique. Il faudrait ici méditer dans cette optique l'apparition d'une nouvelle forme de nationalisme, fondé sur la puissance technique et non plus (par exemple) sur les caractères ethniques. »
Enfin, lors d’un entretien télévisé sur la ZDF17 en 1969, dont la transcription se trouve aussi dans le Cahier de l’Herne :
« J'essaie de comprendre l'essence de la technique. Lorsque vous évoquez cette idée du danger que représente la bombe atomique et du danger encore plus grand que représente la technique, je songe à ce qui se développe aujourd'hui sous le nom de biophysique, à ce que, dans un temps prévisible, nous serons en mesure de faire l'homme, c'est-à-dire de le construire dans son essence organique même, tel qu'on en a besoin : des hommes adroits et des maladroits, des intelligents – et des sots. On va en arriver là ! Les possibilités techniques sont aujourd'hui au point et elles ont déjà fait l'objet d'une communication de la part de certains Prix Nobel lors d'une réunion à Lindau... »
J’insiste sur tout cela, qu’a si profondément pensé et analysé Heidegger (je ne vous ai cité là que des fragments de la réflexion heideggérienne), parce que vous imaginez bien que ce qui arrive maintenant avec cette pandémie y est consubstantiellement lié. Qu’un virus, plausiblement trafiqué en laboratoire, menace de rendre malade la planète, que la faute en soit tout entière reportée sur les animaux (la chauve-souris, le pangolin, les visons du coup éradiqués par millions… Souvenez-vous de la phrase de Canetti : « Il n'est personne qui ne dresse sa royauté sur d'immenses champs de cadavres d'animaux. »), que la biotechnologie la plus pointue (le vaccin à « ARN messager » venu sauver l’humanité hypothétiquement mise à mal), tout cela est une aubaine unique pour le biopouvoir et ses fantasmes auto-entrepreneuriaux de surveillance et punition universelles.
(À suivre)
Terence, L’Héautotimorouménos
Pirkei Avoth
« …et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. » Rimbaud, Une saison en enfer
P.96-100
Essais et conférences p.157-158
Op. cit. p.9-10
P. 516
Allusion aux « allberechnende Barbaren », « les Barbares qui tout calculent » dans Hypérion d’Hölderlin.
Op. cit. p.109
Ibid.
Ibid. p.110
Ibid. p.110-111
Cahiers de l’Herne, p.88
Entretien du professeur Richard Wisser avec Martin Heidegger, 1969 (Texte de l'émission diffusée le 24 septembre 1969 sur la chaîne allemande ZDF). In Cahier de l’Herne p.95