Bref, pour en revenir à nos transhumanistes, autant que ce qu’expriment leurs lèvres, les corps de ces grands disgraciés de la vie parlent et révèlent tout du ressentiment fondamental qui les habite (pourquoi ? nul ne le sait, il faudrait pour répondre connaître leur vie et leur enfance…).
C’est ici qu’il convient de citer Artaud dans une lettre à Albert Camus en 1947 :
« Vous vous direz: mais pourquoi Antonin Artaud m'écrit-il ? Pourquoi ? Parce que je n'en puis plus de vivre au milieu de ce monde de tartuffes truqués et de saligauds. Parce que je suis par-dessus tout, en tout et pour tout un envoûté, et que je veux que cette hystérie cesse. L'hystérie d'un monde tout entier en bonne santé et qui ne vit que des saletés que chaque nuit sur le plan occulte il accomplit. »1
L’hystérisation d’un monde en bonne santé est un excellent diagnostic. Qu’on se rappelle la définition classique de l’hystérie que donnait en termes très simples Lacan dans un entretien donné en 1974 au magazine Panorama2 :
« Dans la névrose hystérique le corps devient malade de la peur d’être malade, sans l’être en réalité. »
Ivan Illich dans son excellent texte que j’ai cité répond d’avance à la sous-pensée de synthèse d’un Harari qui évalue selon une même monomanie algorithmique l’amibe, la tomate, l’humain et l’IA, écrit :
« À ce point <d’industrialisation de la médecine>, il devient impossible de traiter de la santé en tant que métaphore. Les métaphores sont des trajets d’une rive sémantique à l’autre. Par nature, elles boitent. Mais, par essence, elles jettent une lumière sur le point de départ de la traversée. Ce ne peut plus être le cas quand la santé est conçue comme l’optimisation d’un risque. Le gouffre qui existe entre le somatique et le mathématique ne l’admet pas. Le point de départ ne tolère ni la chair ni l’ego. La poursuite de la santé les dissout tous deux. Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de la chair ? »
Le biopouvoir dans sa version transhumaniste n’est que la version contemporaine d’un vieux délire usuel (nommons-le, bibliquement, le Mensonge du Serpent à Eve sur la Connaissance, le Mal et la Mort3; c’est typiquement aujourd’hui le discours de Yuval Harari), ce délire qui fonde la Société occidentale – puisque les autres sociétés, celles vouées aux sagesses traditionnelles, n’ont jamais fait le partage logique entre raison et déraison, ayant toujours admis au contraire que la magie irradie intimement le monde des vivants et des morts. Par exemple, comme le rappelle Ivan Illich4, « dans le monde islamique, le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur ». On va bientôt voir que la magie, aussi violemment niée soit-elle en Occident, conserve toute sa place, clandestine, dans une scientificité aux prétentions les plus froidement calculatrices…
C’est ainsi un autre biais, celui de la non-expertise, voire de la contre-expertise, par lequel on peut envisager la question du Sain et du Malsain, à savoir l’inexactitude de la Science en général et de la Médecine en particulier.
« Or, vivre pour l’animal déjà », écrit Canguilhem en 1952 dans La Connaissance de la vie (cité par Le Manifeste conspirationniste), « et à plus forte raison pour l’homme, ce n’est pas seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher. La santé est précisément, et principalement chez l’homme, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement. Ce qui la caractérise c’est la capacité de tolérer des variations des normes auxquelles seule la stabilité, apparemment garantie et toujours nécessairement précaire, des situations et du milieu confère une valeur trompeuse de normal définitif. L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal. La mesure de la santé c’est une certaine capacité de surmonter des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de l’ancien. Sans intention de plaisanterie, la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. Toute maladie est au contraire la réduction du pouvoir d’en surmonter d’autres. […] Il ne peut rien manquer à un vivant, si l’on veut bien admettre qu’il y a mille et une façons de vivre. »5
Illich dans le texte L’obsession de la santé parfaite6 que j’ai cité commente prophétiquement cette hérésie technolâtre :
« Selon la notion qui s’affirme aujourd’hui, l’être humain qui a besoin de santé est considéré comme un sous-système de la biosphère, un système immunitaire qu’il faut contrôler, régler, optimiser, comme ‘‘une vie’’. Il n’est plus question de mettre en lumière ce que constitue l’expérience ‘‘d’être vivant’’. Par sa réduction à une vie, le sujet tombe dans un vide qui l’étouffe. Pour parler de la santé en 1999, il faut comprendre la recherche de la santé comme l’inverse de celle du salut, il faut la comprendre comme une liturgie sociétaire au service d’une idole qui éteint le sujet. »
Illich évoque une « biocratie », où les médecins, qui ne décident rien, ne sont plus que les sous-fifres :
« Les médecins ont perdu le gouvernail de l’état biologique, la barre de la biocratie. Si jamais il y a un praticien parmi les ‘‘décideurs’’, il est là pour légitimer la revendication du système industriel d’améliorer l’état de santé. Et, en outre, cette ‘‘santé’’ n’est plus ressentie. C’est une ‘‘santé’’ paradoxale. ‘‘Santé’’ désigne un optimum cybernétique. La santé se conçoit comme un équilibre entre le macro-système socio-écologique et la population de ses sous-systèmes de type humain. Se soumettant à l’optimisation, le sujet se renie. »
Là où l’analyse d’Illich devient passionnante, c’est lorsqu’il montre que le progrès médical et la médicalisation à outrance de tous les pans de la société qui l’accompagne n’est pas pour autant synonyme d’une meilleure santé générale !
Il y a à cela d’abord une raison qu’on peut qualifier de subjective : l’angoisse exagérée provoquée par la médicalisation elle-même :
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