Passons maintenant à ceux pour qui l’effet placebo n’est pas une surprise ni le shamanisme un mystère, ceux dont l’activité créatrice principale consiste à modifier le monde par la pensée : les écrivains
Tristan Tzara dans un texte de 1928, À propos de l’art précolombien :
« Les regards scrutateurs qui, aux trous de serrure des cœurs, s’appliquent à surprendre les secrets de l’existence n’entrevoient, la plupart du temps, que de vagues fantômes dans le vide. Grâce leur soit rendue: sous ce rapport nous vivons encore dans la plus parfaite obscurité. La lame tranchante de la logique ne nous a pas complètement séparés du mystère qui nous entoure. »
La médecine moderne, aussi irrationnelle en soi que toute la science moderne, ne supporte pas que lui soit rappelée ses origines religieuses et magiques. C’est d’abord une affaire d’orgueil. René Guénon l’évoque dans Le règne de la quantité1, concernant les propos de Bergson contre la magie :
« La magie n'a absolument rien à voir avec la religion, et elle est, non pas certes à l'origine de toutes les sciences, mais simplement une science particulière parmi les autres ; mais Bergson est sans doute bien convaincu qu'il ne saurait exister d'autres sciences que celle qu'énumèrent les ‘‘classifications’’ modernes, établies au point de vue le plus étroitement profane qui se puisse concevoir. Parlant des ‘‘opérations magiques’’ avec l'assurance imperturbable de quelqu'un qui n'en a jamais vu, il écrit cette phrase étonnante : ‘‘Si l'intelligence primitive avait commencé ici par concevoir des principes, elle se fût bien vite rendue à l'expérience, qui lui en eût démontré la fausseté.’’ Nous admirons l'intrépidité avec laquelle ce philosophe, enfermé dans son cabinet, et d'ailleurs bien garanti contre les attaques de certaines influences qui assurément n'auraient garde de s'en prendre à un auxiliaire aussi précieux qu'inconscient, nie a priori tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de ses théories ; comment peut-il croire les hommes assez sots pour avoir répété indéfiniment, même sans ‘‘principes’’, des ‘‘opérations’’ qui n'auraient jamais réussi, et que dirait-il s'il se trouvait que, tout au contraire, ‘‘l'expérience démontre la fausseté’’ de ses propres assertions ? Évidemment, il ne conçoit même pas qu'une pareille chose soit possible; telle est la force des idées préconçues, chez lui et chez ses parells, qu'ils ne doutent pas un seul instant que le monde soit strictement limité à la mesure de leurs conceptions (c'est d'ailleurs ce qui leur permet de construire des ‘‘systèmes’’) ; et comment un philosophe pourrait-il comprendre qu'il devrait, tout comme le commun des mortels, s'abstenir de parler de ce qu'il ne connaît pas ? »
Pour peu qu’on y réfléchisse, la santé – mentale et physique, c’est une seule et même chose – et la maladie (idem) sont les affections les plus propres, les plus intimes, les plus personnelles qu’un être humain puisse éprouver et connaître. Nul ne tombe malade au hasard, et nul n’est malade comme un autre. La maladie n’est pas la panne technique d’une santé qui serait elle-même universelle. Si pour la médecine moderne les maladies sont l’objet de catalogues, de répertoires, de catégories – volonté de classification d’abord modelée sur la botanique de Linné – c’est peut-être parce que précisément cette catégorisation ne va pas de soi. Pour la raison que la maladie n’apparaît jamais ex nihilo. Elle dépend intimement, dit Nietzsche, de la façon quotidienne de vivre du malade, non pas exactement ce que l’on nomme aujourd’hui son « mode de vie », car Nietzsche ne pratique pas ce genre de généralisation sociologique, mais selon la modalité la plus intime, celle où le corps et l’esprit ne sont plus dissociables – l’homme joyeux tombe moins fréquemment malade que le mélancolique –, ce que Nietzsche qualifie dans Ecce homo2 de « casuistique de l’égoïsme ».
« Ces choses mineures – alimentation, lieu, climat, délassements, toute la casuistique de l'égoïsme – sont infiniment plus importants que tout ce que l'on a jusqu'à présent tenu pour important. »
La maladie fait événement dans l’existence d’un individu ; elle ne relève pas tant de la science médicale que de l’herméneutique du corps et de l’âme. Cette affirmation cruciale de Nietzsche est conforme à ce qu’enseignent toutes les sagesses et toutes les médecines traditionnelles. La maladie possède un sens en ce qu’elle signale quelque chose d’autre qu’elle-même, et ce « quelque chose » est aussi variable et différent pour chacun – et aussi peu généralisable – que le sens de sa propre mort.
Deux penseurs primordiaux, deux grands malades si j’ose dire (deux grandioses malades plutôt) ont traversé comme personne, en pensée et charnellement, la question de la santé et de la maladie : Nietzsche, donc, et Artaud.
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