Séance (vidéo ou audio) complète (avec les commentaires improvisés) :
Vous vous souvenez que j’ai cité la dernière fois l’étude de Mme Aya Ono, consacrée à la blasphémie et à l’euphémie selon Benveniste. Cette dame, Docteur en linguistique à l’Université de Keio à Tokyo, a eu l’amabilité de répondre à mon email où je lui rapportais ce que j’avais énoncé dans mon Séminaire. Elle m’a confirmé que mes intuitions sur le rapprochement entre Benveniste et la mystique juive n’étaient pas si absurdes… Elle m’a aussi appris que sa très belle métaphore à propos de la note de Benveniste sur la « trace imprimée » par « l’acte d’énoncer » : « Tout se passe comme si l’acte d’énoncer, projeté par une lumière et mû par une pression, laissait son ombre, fugitive mais puissante, sur le mur blanc du non-dire. », métaphore que j’imaginais inspirée par l’univers du shodo, la calligraphie traditionnelle japonaise, lui a en réalité été suggérée par un souvenir du Mémorial de la Paix à Hiroshima :
« Quand je parlais de cette note (folio nº282) dans mon article, ce que j’avais dans ma tête, c’était un mur bien particulier. Il s’agit d’un mur conservé dans le Musée Mémorial de la Paix de Hiroshima au Japon. Au moment de l’explosion de la bombe atomique sur le ciel de Hiroshima, un homme (ou une femme, on ne sait pas) était assis devant une banque. Après cette explosion accompagnée d’une forte lumière et chaleur, l’homme a disparu (il est devenu cendre), et juste son ombre est laissée sur ce mur blanc. On peut aujourd’hui voir ce mur et cette ombre à ce musée de Hiroshima. Je l’ai vu la première fois quand j’avais 12 ans. Un être, imprimé (ou gravé ?) tout noir sur la pierre, cela m’a profondément marquée. »
J’ai dit la dernière fois qu’il n’était pas si étonnant que Mme Ono soit plus sensible à la mystique juive qu’une universitaire européenne. Son témoignage me le confirme. Ce qui vous permet de penser le monde, c’est toujours d’abord (ce d’abord n’est pas un seulement) ce qui est le plus proche de vous, votre histoire personnelle, familiale, communautaire, et aussi bien sûr celle de votre langue, de votre culture, de votre spiritualité.
J’ai déjà parlé de l’école juive d’anthropologie américaine, qui sous la direction de Franz Boas s’est souciée précocement de la situation inique faite aux Noirs américains, et qui s’est intéressée de très près et avant tout le monde aux cultures et aux langues des Natives, et avec la plus grande précaution pour ne pas écrabouiller d’européanocentrisme les découvertes faites parmi les Indiens.
J’ai aussi déjà dit l’intuition que j’ai de la relation à méditer entre ce que signifie en profondeur l’antisémitisme et le ravage contemporain lié en grande partie à la cupidité universelle, particulièrement la destruction de la nature.
Je voudrais citer un autre exemple, qui m’a été révélé par Ornela Vorpsi, que je remercie chaleureusement à cette occasion, qui est celui du merveilleux peuple Albanais. Je remercie aussi Mme Luan Rama qui m’a fourni des documents sur l’héroïsme des Albanais durant l’extermination des Juifs d’Europe.
C’est un peuple de Justes, majoritairement musulmans, qui ont collectivement empêché les nazis de déporter les Juifs d’Albanie, conformément à leur code de l’honneur nommé Besa :
Le Besa est l’honneur qui s’attache à la parole donnée. Son étymologie rejoindrait celle du mot fides en latin, la foi. Quelqu’un de besnik, en albanais, est quelqu’un digne de confiance, qui garde parole. Il a été rendu par l’expression française « parole d’honneur ». Il fait partie du Kanun, le droit coutumier albanais1.
«Le remarquable soutien dont bénéficièrent les Juifs était fondé sur le code d’honneur Besa, qui figure aujourd’hui encore en tête des principes éthiques en Albanie. Besa signifie littéralement « tenir sa promesse ». Une personne qui agit en accord avec Besa tient sa parole, on peut lui confier sa propre vie et celle de sa famille.
L’aide accordée aux Juifs comme aux autres fugitifs fut considérée comme un point d’honneur national. Les Albanais ne reculaient devant aucune difficulté pour offrir leur aide ; plus encore, ils se surpassaient même pour avoir le privilège de sauver des Juifs. Ils étaient animés par des sentiments de compassion, d’humanité et par le besoin de soutenir des personnes en détresse, même si celles-ci partageaient une autre croyance ou venaient d’ailleurs.
L’Albanie, un pays européen à majorité musulmane, a réussi là où d’autres pays européens ont échoué. À l’exception d’une seule famille, tous les Juifs qui vivaient sur le territoire albanais durant l’occupation allemande, qu’ils aient été citoyens albanais ou réfugiés, ont été sauvés. Il est remarquable également qu’à fin de la guerre, l’Albanie comptait plus de Juifs qu’auparavant. »
Rapprocher les Albanais des Corses (montagne ? Amour de sa nature ? Tradition de la Vendetta ? )
Je vais maintenant poursuivre mon incursion dans la mystique juive, en allant encore un peu plus dans les détails de ce que j’ai nommé l’autre fois « l’inscription du monde », voulant par là exprimer que, pour la pensée juive, la lettre est non seulement esprit, mais action. Écrire, penser, créer sont une seule et même chose.
Les textes que nous allons examiner seront probablement une découverte pour la majorité d’entre vous. Peut-être que certains d’entre vous ont déjà eu vent de tout cela, mais il y a une différence entre avoir vent et être inspiré, l’idéal consistant à être aspiré par ce qui vous inspire.
J’ai évoqué la dernière fois la profonde question de la nomination du divin dans la pensée juive. Inutile de vous dire qu’on ne peut qu’effleurer un tel sujet, dont la place dans les milliers de pages des commentaires rabbiniques et mystiques est centrale.
Le Talmud, en Quidouchin 71a, l’indique assez en faisant un jeu de mots sur Exode 3, 15, à savoir au verset qui conclue la « révélation » de son nom par Dieu à Moïse du sein du Buisson ardent : « Voilà mon nom pour l’éternité (le’olam), voilà mon souvenir de génération en génération. » :
« Rabba bar bar H’anna dit que Rabbi Yoh’anan a dit : Les Sages transmettaient la prononciation correcte du Tétragramme à leurs disciples une fois tous les sept ans, et certains disent deux fois tous les sept ans. Rav Nah’man Bar Yitzh’ak dit : Il semble raisonnable de s’accorder avec celui qui prétend que c’était une fois tous les sept ans, ainsi qu’il est écrit : ‘‘Voici mon Nom pour l’éternité (le’olam), qui est écrit sans vav de sorte qu’il puisse être lu le’alem, ‘‘pour le secret’’. »
Vous vous souvenez peut-être de ce que j’avais expliqué avant l’été à propos du mot ‘olam : il désigne aussi ce qui est « celé », comme la neige qui se dissimule dans la rivière en fondant d’après le verset de Job 6 , 16…
Aussitôt après, le Talmud éclaircit une contradiction :
« Rabbi Avina a objecté : Il est écrit : ‘‘Voici mon Nom’’, indiquant qu’il s’agit bien du Nom de Dieu tel qu’il s’écrit, puis il est écrit : ‘‘Voici mon souvenir’’, ce qui indiquerait qu’il ne s’agit pas du Nom réel de Dieu mais plutôt d’un moyen mnémotechnique pour se le remémorer. Explication : Le Saint, béni soit-Il a dit : ‘‘Je ne suis pas écrit comme je suis prononcé (Lo kchéani nikhtav ani niqra) » : je suis écrit yod Hé tandis qu’on me prononce aleph daleth.’’ »
Abraham Aboulafia, kabbaliste majeur de la seconde moitié du 13ème siècle à Barcelone, a commenté ce passage ainsi2 :
« Tu me demanderas: s’il en va ainsi /si les lettres alef, hé, vav, yod (qui se trouvent dans les deux noms YHVH et Eyhé) forment le nom proprement dit de Dieu/, pourquoi n’est-il pas indiqué que c’est là le nom divin par excellence ? Cela aurait dû en effet être le cas. Mais comme Dieu voulait celer son nom <référence à Quidouchin 71 a>, afin de mettre à l’épreuve le cœur des initiés et en même temps purifier, épurer et éclairer leur intellect, il était nécessaire de le tenir dissimulé et voilé. C’est pourquoi il est composé des lettres que /les grammairiens/ appellent les "lettres de l’occultation". Ce nom demeurait ainsi entièrement celé, et même les initiés redoublant d’efforts pour le contempler n’en pouvaient rien saisir, de sorte que le nom /sous la forme du Tétragramme/ ne leur était présent que par la voie de la tradition, et non par celle de la connaissance intellectuelle. Il était nécessaire cependant que ce nom représentât le facteur unissant deux pôles opposés, afin de conduire à leur accomplissement les deux espèces distinctes d’hommes dont parle le psalmiste: "Aux hommes et aux bêtes, tu portes ton secours "(XXXVI, 7), faisant allusion aux intelligents et aux ignorants <jeu de mots en hébreu entre sekalim (écrit avec un sin) qui signifie « intelligents », et sekalim avec un samekh qui signifie «insensés»>, les uns approfondissant spéculativement le nom /YHWH/, tandis que les autres en admettent seulement l’existence par tradition. Aux insensés /à la masse des incultes/ il fut interdit de prononcer ce nom, et par conséquent ils ne parlent pas de lui selon son vrai nom /mais au moyen de périphrases/. Aux initiés en revanche il fut permis de le prononcer, et grande fut la joie que leur procura la connaissance des voies par lesquelles cette prononciation s’accomplit. Il y avait ainsi aussi bien un motif de le celer qu’un motif de le dévoiler.»
La lumière de l’intellect (Or ha Sekhel) d’Abraham Aboulafia
Il faut ici dire quelques mots sur Abraham Aboulafia. Je cite Charles Mopsik3 citant Moshé Idel, qui confirme ce que je vous ai expliqué il y a deux séances, concernant la singulière texture mystique de la Torah :
« Moshé Idel montre que l'herméneutique d'Abraham Aboulafia est fondée sur une déstructuration du discours de la Torah (la Bible) dont il utilise les mots et les lettres comme une matière première qu'il sculpte et modèle à son gré. Cette façon radicale de traiter le texte sacré en le faisant retourner à son chaos primordial pour en obtenir une expérience extatique, ne fait en réalité qu'accentuer à son maximum une tendance déjà présente dans la littérature juive ancienne, l'exégèse rabbinique ou midrach. Cette apparente désinvolture envers la parole de Dieu exprime le sentiment que le texte où est inscrite cette parole n'a pas le statut d'un compte-rendu ou d'une écriture où est transcrit l'écho d'une source lointaine. Au contraire, ce texte est cette parole divine, et chacun des signes qui le compose constitue un atome qui la transporte ici-bas. En d'autres termes, le texte sacré est une pure manifestation de Dieu, qui ne cesse de se manifester en lui, non seulement dans sa forme globale mais aussi en chacune de ses lettres. L'ordre des lettres et des mots qui constitue le langage compte moins que ces lettres et ces mots dans leur réalité intrinsèque. Si bien que chaque lettre peut-être désassociée de la lettre voisine et réassociée avec une autre lettre du texte selon des procédures diverses, afin de produire de nouvelles significations ou de confirmer les significations anciennes. »
Il faut avoir conscience que cette tradition de la mystique juive a beau être d’une saisissante profondeur et d’une incontestable splendeur (c’est d’ailleurs la traduction du mot zohar, de l’hébreu zahar qui signifie à la fois « avertir», « enseigner » et « briller ») – et c’est d’ailleurs une des caractéristiques de toutes les grandes mystiques : elles sont belles ; c’est vrai de la mystique chrétienne comme de la musulmane, du merveilleux soufisme par exemple –, il ne faut pour autant jamais oublier que cette splendeur qui est le cœur vivant et palpitant du judaïsme depuis des siècles (et qui n’est jamais dissociée de la pratique religieuse ni de l’étude de la Torah), a été inlassablement diffamée et calomniée en Occident, comme tout ce qui est juif – et comme le mot « juif » lui-même (ou aujourd’hui comme le mot « Israël »). Cet automatisme de la calomnie à l’égard de la parole-chose juive se perçoit dans le simple mot-à-mot, en français tout particulièrement, au point qu’il n’y a pas un hébraïsme qui ne soit péjoratif en français : « juif », « sabbat », ou « cabale », mot qui signifie en hébreu « tradition, réception », et qui est devenu synonyme d’un sournois complot…
Tout cela pour dire qu’un génocide commence aussi par le choix d’abolir le sens de certains mots. Je reviendrai au cours du séminaire sur l’idée que la beauté, la grâce, la poésie, la pensée et l’innocence suscitent la haine bien davantage que l’admiration. Dans la pensée juive, on appelle cela « le mauvais œil », et ce n’est pas du tout une simple superstition, mais bien la compréhension de l’animosité mortifère qui gît dans le regard porté sur…
Porté sur quoi ?
Porté sur l’invisible.
Je voudrais signaler ici un récent essai très fin, très informé, sur l’antisémtisme et sur ses clichés, intitulé Un peuple paria, Anthropologie de l’antisémitisme4, par l’historien juif britannique Hyam Maccoby, qui était intervenu dans le documentaire de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat Corpus Christi. J’en profite pour remercier son traducteur en français, Olivier Bosseau, qui me l’a adressé, car je le lis en ce moment avec beaucoup d’intérêt. C’est aux éditions H&O.
Je vais procéder de la manière suivante pour cette séance et les deux ou trois prochaines. Vous vous souvenez que nous nous dirigeons lentement mais sûrement en direction de l’attaque frontale perpétrée par Spinoza contre l’hébreu biblique, et à travers elle contre la pensée juive.
Spinoza est essentiel dans l’histoire de l’animosité en Occident, parce qu’il va justifier et expliciter en détails ce que l’Évangile avait seulement laissé entendre, à savoir que la pensée juive doit s’anéantir devant l’universel. Je dis la pensée juive, et non pas la spécificité juive, comme on a tendance à lire spontanément la phrase de saint Paul. Fidèle approbateur de saint Paul, Spinoza pour sa part dirigera le feu de l’attaque de l’universalisme cartésien contre l’ingérable Texte de la pensée juive. On verra cela minutieusement en son temps.
Car, pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’attaque de Spinoza, il faut au préalable avoir non pas tant quelques notions de cette énigmatique pensée juive, qu’une idée de la manière dont cette pensée pense la pensée.
Pour cela, je vais partir du haut vers le bas, à savoir de la façon dont la pensée questionnante opère au cœur le plus intime du monde divin et de la vie divine – c’est ce qu’enseigne la Kabbale, ce que le Zohar qualifie de « paroles nouvelles-anciennes » – avant de comprendre comment cette pensée questionnante structure socialement et culturellement, en réalité anthropologiquement, les sociétés juives traditionnelles, celles dont vous avez quelques échos malfaisants et ridicules dans telle série Netflix ou tel gnangnan feuilleton israélien.
(À suivre)
Cité par Gershom Scholem dans Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage, p.69-70
« Pensée, voix et parole dans le Zohar » in Chemins de la cabale, p. 229, Éclat