Cette notion de yirah, de crainte de Dieu, est centrale dans le judaïsme, et on verra plus tard les conséquences qu’elle a sur l’organisation sociale et spirituelle des communautés juives traditionnelles. Or cette « crainte » est intimement associée à la pensée qui questionne. Il y a un lien très profond entre déférence et questionnement (qui n’a rien à voir donc avec le savoir érudit ou la simple science, laquelle est plutôt associée à l’orgueil et à l’arrogance), au sens où Heidegger énonce à la fin de sa conférence de 1953 « Die Frage nach der Technik » (La technique comme question) : « le questionnement est la piété de la pensée ».
Le mot piété est en allemand die Frömmigkeit, qui vient de fromm, « pieux », mot que les Juifs ashkénazes connaissent bien, qu’ils prononcent « froum » en yiddish, désignant quelqu’un qui respecte scrupuleusement les préceptes de la Torah – ce qu’on appelle à tort un « orthodoxe »…
Ce mot Fromm, explique Heidegger – qui vient de promos, en grec, probius en latin – signifie « en pointe », et qualifie « l’homme pieux qui se tient ouvert ». C’est le mot qu’il associe aux arts en Grèce :
« Au début des destinées de l'Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l'art ne s'appelait pas autrement que technê. Il était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux, c'est-à-dire ‘‘en pointe’’, promos : docile à la puissance et à la conservation de la vérité. »1
Eh bien dans le judaïsme cette piété en pointe de la pensée qui questionne est recelée dans le mot yira, « crainte » :
Il y a une sentence qu’on récite quotidiennement en introduction des prières matinales, elle débute par un mot qui reprend le premier mot de la Bible : « Le commencement (rechit) de la sagesse (h’okhmah) est la crainte (yirat) de Dieu. » Le verset est tiré du début des Proverbes de Salomon : « La crainte de l’Éternel est le commencement (réchit) du savoir (da’at), la sagesse (h’okhmah) et l’instruction (moussar), les fous les méprisent. »
Puisque nous allons du haut vers le bas, je vais commencer par la Sagesse, et j’en viendrai seulement ensuite à la « crainte », la « déférence » plus exactement, qui est attachée à une conception nobiliaire de cette sagesse, au sens où le monde d’en haut (à la fois le monde divin, la vie divine et la Création) est un royaume pensif dans lequel se reflète le monde d’en bas, et avec lequel il interagit pour le Bien comme pour le Mal.
La première prière du rituel juif, donc, « yirat achem », laquelle suit la prière nommée « modé ani » que l’on doit réciter en ouvrant les paupières à l’aurore, est issue des Proverbes de Salomon qui associe la « crainte » de Dieu et la « Sagesse ».
Ainsi le Livre des Proverbes débute par une sorte de catalogue de la sagesse, une énumération des diverses modulations de la pensée.
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