Je reviens à l’idée d’une domination par négation du nom, parce qu’elle va permettre de mieux saisir le rôle de la cybernétique dans le sanitarisme, qui n’est pas subsidiaire mais bien au contraire primordial comme l’illustre l’exemple chinois. Il ne s’agit en réalité pas d’assister les politiques de santé publiques par ordinateur mais d’assister le contrôle et l’information calculatoires dans l’animal et la machine par de délirantes mesures adéquates de santé publique…
La pratique de l’anonymisation d’un groupe pour accompagner et faciliter sa domination (sa gestion, au sens strict) s’est d’abord développée dans le contexte de la Traite des Noirs (la seule qualification de « Noirs » étant un procédé d’anonymisation collective, par lequel des êtres humains issus de régions, de cultures, de langues et de spiritualités variées sont subsumés sous une fausse évidence purement visuelle : la carnation imaginaire de leur corps – fortement dépréciative car nul humain n’est noir en réalité), avec le marquage au fer rouge des esclaves ainsi confondus collectivement sous le patronyme de leur maître. Un esclave revendu plusieurs fois était marqué des noms ou des initiales de ses propriétaires successifs. Cette pratique provenait des élevages des cow-boys, dont chaque bête étaient marquée du nom du ranch auquel elle appartenait; cela permettait lors des grandes transhumances de mélanger les troupeaux sans risquer de s’emmêler les éperons, et de savoir exactement quelle bête appartenait à quel ranch.
Appliquée aux esclaves, cette marque indélébile n’était pas seulement un châtiment infamant, tel que le préconisait le Code Noir, qui la réservait aux seuls esclaves fugitifs, mais que les négriers Américains généraliseront à tous les esclaves. Ce marquage était le geste symbolique accompagnant comme sa fatale conséquence l’anonymisation de celui qu’on prétendait asservir. Tout cela apparaissait d’ailleurs d’ores et déjà entre les lignes du Code Noir au XVIIème siècle :
Le Code Noir1 est le nom donné à un édit royal de mars 1685, rédigé sous Louis XIV par le marquis de Seignelay, Jean-Baptiste Antoine Colbert, fils du ministre Colbert. Il était destiné à réglementer la condition des esclaves dans les îles françaises d’Amérique. Le marquage au fer y est une mesure de « police », prévue comme punition en cas de fugue. On marquait les fugitifs rattrapés d’une fleur de lys – soit la marque du maître de leurs maître –, comme d’ailleurs cela se pratiquait parmi les criminels ordinaires en métropole. La différence n’est donc pas tant dans le châtiment, que dans le statut légal des uns et des autres. Il faut savoir que si les esclaves fugitifs étaient qualifiés de « marrons »2, ce terme n’a rien à voir avec une quelconque carnation mais vient de l’espagnol cimarrón, qui signifie « qui vit sur les cimes », désignant au départ les animaux domestiques retournés à l’état sauvage. L’esclave est donc à la fois assimilé à une bête (les enfants d’esclaves appartiennent de plein droit au maître de leurs parents), et à un objet, plus précisément un objet qui ne se meut pas, soit un immeuble. Selon le Code Noir, l’esclave est ainsi un bien meuble insaisissable3. Plus exactement, les esclaves attachés à la maisonnée, que l’on distingue des esclaves « de jardin » (destinés à la culture) sont considérés comme biens « immeubles par destination », autrement dit ils procèdent d’une immobilité au carré, ayant le statut d’un objet attaché à l’immeuble (donc ce qui ne se meut pas) auquel il appartient de manière fixe, « dont la séparation de l'immeuble nécessite un descellement, un démontage, une dénaturation des lieux » précise l’article « Immeuble par destination » de Wikipédia4. « Bien immeuble par destination », l’esclave s’assimile aux « animaux et objets que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de ce fonds ». Sont également « immeubles par destination » « les animaux attachés à la culture », « les ustensiles aratoires » ou encore les « pigeons des colombiers » et les « ruches à miel ». « Tous les effets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds à perpétuelle demeure ».
Il faut bien comprendre les conséquences symboliques de tous ces menus détails de la législation de la servitude sous l’Ancien Régime. L’esclave n’appartient pas seulement au maître comme un objet ou une bête de somme : il lui appartient en ce qu’il ne possède pas d’autre nom que celui du maître ou celui que lui confère le maître, et il n’a pas d’autre lieu que celui, immobile, de sa servitude. Vous imaginez la violence symbolique – outre bien sûr l’atroce violence existentielle de la condition d’esclave – de ces personnes possédant un nom, un lieu, une généalogie spirituelle en Afrique, à qui tout cela est arraché pour être annihilé à jamais.
L’esclave n’est donc pas strictement animalisé et déshumanisé, puisque l’esclave est, toujours selon le Code Noir, une personne humaine dotée d’une âme et susceptible de salut. Cela signifie qu’il peut être baptisé – donc nommé –, sous les auspices du Catholicisme apostolique et romain. Tout cela, y compris l’anonymisation de l’esclave, apparaît dès les premières lignes du Code Noir rappelant que Louis, Roi de France & de Navarre, est informé « du besoin qu’ont <les officiers de nos Îles de l’Amérique> de notre Autorité & de notre Justice, pour y maintenir la discipline de l’Église Catholique, Apostolique & Romaine »… afin de « leur faire connaître qu’encore qu’ils habitent des climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire, nous leurs sommes toujours présents <je souligne>, non seulement par l’étendue de notre puissance <je souligne>, mais encore par la promptitude de notre application <je souligne> à les secourir dans leurs nécessités »… Il s’agit évidemment de secourir les officiers du Roi, pas les esclaves.
On constate comme la domination ici ne se dissocie pas d’une universalité absolue, la Catholique bien sûr, déployant son ubiquité dans l’espace (« étendue de notre puissance ») et le temps (« promptitude de notre application »). Concernant les esclaves, ils ne sont donc nullement déshumanisés, mais catholicisés, conformément au paragraphe II et aux suivants de l’article premier : « Tous les Esclaves qui seront dans nos îles, seront baptisés et instruits dans la Religion Catholique, Apostolique & Romaine. » Cette injonction n’est pas décorative, elle est au contraire très fortement appuyée dans les paragraphes suivants : Le III interdit tout exercice public pour les esclaves d’une autre religion que la CA&R. Le IV impose que les « commandeurs préposés à la direction » des esclaves soient CA&R ; le V interdit aux sujet de la « R.P.R. » (la « Religion Prétendument Réformée ») d’empêcher aux esclaves la pratique du CA&R… Évidemment, tout cela pourrait être réduit à de simples conséquences des luttes hégémoniques européennes entre le CA&R et la RPR. Pourtant, ce qui empêche de banaliser ces paragraphes initiaux de l’article premier du Code Noir en les résumant à la perpétuation de l’hégémonie de la France sur ses territoires d’Outre-Mer, c’est le tout premier de ces paragraphes de l’Article Premier du Code Noir, qui ne concerne ni les Catholiques ni les Protestants mais… devinez qui ?… le peuple par essence du Nom Propre :
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