Avec l’invention de la notion de « population », la relation médicale privée, strictement individuelle, assez familière pour qu’on parle précisément de « médecin de famille » – ce qui indique d’autant mieux le caractère presque sentimental de cette relation – entre une personne – qu’elle soit en bonne santé ou malade – et son médecin, a fait place à un type radicalement différent de relation, dont on imagine que toute « familiarité » en est exclue au profit de la seule considération statistique et gestionnaire.
Foucault l’explique dans une conférence faite à Rio en 1978, intitulée L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne1. La relation d’intimité entre le malade et le médecin, qui précède encore au XVIIIème siècle la médicalisation de l’hôpital (qui faisait office d’hospice pour les réprouvés), est tout entière dépendante de la dialectique alors régnante entre les idées de santé et de maladie :
« Dans la cure, la nature, la maladie et le médecin entraient en jeu. Dans cette lutte, le médecin remplissait une fonction de prédiction, d'arbitre et d'allié de la nature contre la maladie. Cette espèce de bataille dont la cure prenait la forme ne pouvait que se dérouler à travers une relation individuelle entre le médecin et le malade. »
Avec la médicalisation de l’hôpital, à partir des réformes engagées par Tenon et Pinel, c’est une autre relation qui s’instaure entre le médecin et le malade, explique encore Foucault dans le même texte, un rapport de pouvoir qui prend modèle sur celui imposé dans l’atelier par le contremaître et dans le régiment par le sous-officier, rapport associé à la nouvelle technique de surveillance des individus appelée discipline :
« La discipline est une technique de pouvoir qui implique une surveillance constante et perpétuelle des individus. Il ne suffit pas de les observer de temps à autre ou de voir si ce qu'ils font correspond aux règles. Il faut les surveiller sans cesse pour que se réalise l'activité, il faut les soumettre à une pyramide permanente de surveillance. »2
Or la discipline s’applique essentiellement à des individus, autrement dit à des membres d’abord indifférenciés d’un groupe dont il va s’agir de caractériser le plus finement et minutieusement possible les particularités pour pratiquer le mieux possible leur classification et leur répartition en sous-ensembles de plus en plus détaillés, autrement dit, conformément à l’étymologie, pour prendre en charge leur gestion.
« La discipline est l’ensemble des techniques en vertu desquelles les systèmes de pouvoir ont pour objectif et résultat la singularisation des individus. C'est le pouvoir de l'individualisation dont l'instrument fondamental réside dans l'examen. L'examen, c'est la surveillance permanente, classificatrice, qui permet de répartir les individus, de les juger, de les évaluer, de les localiser et, ainsi, de les utiliser au maximum <je souligne>. »3
La discipline telle que la conçoit Foucault ne fait qu’annoncer une nouvelle forme de répartition, de jugement, d’évaluation, de localisation et d’utilisation non plus des individus mais des populations, et c’est cette nouvelle forme de domination que Foucault va qualifier de bio-politique. Et c’est elle, la bio-politique, qui va imposer de nouvelles normes, règles et notions dialectiques de santé et de maladie, où chacune sera déterminée en fonction de ce que la médecine cybernétisée aura décidée qu’elles doivent être.
En ce qui concerne la gestion sanitaire des populations, la machine à calculer n’est rien d’autre qu’une machine à anonymiser. De même la notion de « population » est parfaitement abstraite, elle ne correspond à rien de réel, c’est une vue de l’esprit politique, inventée à la seule fin de dominer un ensemble d’individus qui n’ont aucun raison ni objective ni subjective de se reconnaître comme appartenant à un même groupe.
Autrement dit il n’y a de « population » que dans la mesure où l’on a décidé en haut lieu de prendre en charge, d’abord abstraitement, puis très concrètement, tous les individus que l’on aura décidé d’intégrer dans ce groupe relevant strictement du calcul et de la statistique.
Dans son recueil du Vocabulaire de Foucault, Judith Revel note4 :
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