Revenons maintenant à la question de l’animosité.
Où Benamozegh ne semble pas avoir lu le même Spinoza que moi, c’est quand il en fait un grand admirateur des Pharisiens contre Maïmonide :
« Est-il si âpre, si implacable envers la tradition et l’exégèse des pharisiens ? Loin de là. On peut dire, presque avec certitude, qu’il sent de l’attrait sinon pour la vérité de leur système, au moins pour sa grandeur, pour sa cohérence. »
Il suffit de recenser quelques-unes des attaques de Spinoza contre les Pharisiens pour voir que la mezouza spinoziste de Benamozegh est branlante :
« Si nous considérons le compte des années que les Pharisiens ont reçu de leurs rabbins (pour ne rien dire du reste), compte suivant lequel cette tradition remonterait jusqu’à Moïse, nous trouvons qu’il est faux, comme je le montre ailleurs. Une tradition de cette sorte doit donc nous être extrêmement suspecte. »
« En ce qui concerne maintenant la tradition des Pharisiens, nous avons dit plus haut qu’elle n’est pas cohérente; quant aux pontifes des Romains, son autorité aurait besoin d’un témoignage plus éclatant. »
« Quand au fait que les Pharisiens conservaient en grande partie les cérémonies israélites après la perte de l’État, il faut y voir une marque d’hostilité contre les chrétiens plutôt qu’un dessein de plaire à Dieu. »
Ailleurs encore dans le TTP, Spinoza accable la « crédulité des Pharisiens (selon les Antiquités de Josèphe, en effet, la plupart de ces derniers venaient d’un milieu très vulgaire)… »
Il ne fait pas grand doute (à moins d’adopter la théorie de Leo Strauss d’une ruse de derrière la ruse de Spinoza) que Spinoza a peu d’admiration pour les Pharisiens, qu’il compare assez fréquemment et narquoisement aux Catholiques (souvent en les assimilant), y compris dans la lettre à Burgh pour évoquer leur constance dans le martyre.
Ce qu’il est très intéressant de constater, dans le cadre de mon propos sur les rapports ambivalents de Spinoza à la langue hébraïque et sur la question connexe de savoir comment lire ou ne pas lire la Bible, c’est qu’à travers une traduction différente du même texte, Benamozegh et moi ne concevons pas du tout le même Spinoza.
Voici le texte de Benamozegh :
La traduction par Robert Misrahi de la même lettre LXXVI à Albert Burgh produit un effet très différent, on le verra tout à l’heure.
C’est aussi une lettre où éclate l’humour narquois et railleur de Spinoza, ce que Deleuze appelle son humour juif mais, étonnamment, à propos d’une autre lettre où précisément il ne s’agit pas tellement d’humour juif.
Écoutons Deleuze évoquer un exemple de l’humour juif de Spinoza, ce qu’il qualifie aussi de « cris de Spinoza ».
AUDIO :
Deleuze se faisait une idée très personnelle de l’humour juif, qui correspondait en gros à ce qui le fait rire lui chez Spinoza !
L’humour juif chez Spinoza est en réalité assez rare. L’humour juif, dont le modèle est issu du Talmud, requiert une dose de triomphalité narquoise, qui reste peu fréquente chez le grave Spinoza.
Exemple d’humour juif, cette remarque de Ibn Ezra contre un Karaïte nommé Ben Ephraïm : C’est à propos d’un verset de Genèse 29:17 ( וְעֵינֵי לֵאָה, רַכּוֹת vèeynei Lea rakot - Léa avait les yeux faibles) :
« Ben Ephraïm a dit qu'il manque un aleph [à rakot (רַכּוֹת faibles)] et qu'il signifie aroukot (ארכות longs). Et s'il pouvait lui manquer un aleph, son nom ne se lirait pas Ben Ephraïm בן אפרים mais Ben Parim בן פרים (Fils de vaches)] ! »
Ou encore, au traité Sanhédrin 39a, lors d’un dialogue entre l’empereur, « César », et Rabi Tanh’oum :
L’allusion de Deleuze est au scolie de la proposition II de la 3ème partie de L’Éthique1, ou Spinoza assène que « nul ne sait ce que peut un corps » :
« Un homme ivre aussi croit dire d’après un libre décret de l’esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et beaucoup de gens de même farine croient parler selon un libre décret de l’esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler. »
« Beaucoup de gens de même farine » : c’est d’autant moins de l’humour juif que Spinoza a un problème récurrent avec l’enfance, qu’il ne comprend pas. « J’ignore ce qu’il faut penser (aestimare) de celui qui se pend, des enfants, des idiots, des fous, etc. » écrit-il encore2 un peu avant dans L’Éthique.
Par conséquent je n’ai pour ma part trouvé qu’une trace véritable d’humour juif chez Spinoza, dans sa correspondance avec Albert Burgh comme je l’ai indiqué, lors d’une occasion où Spinoza sort de ses gonds (c’est rare), mis hors de lui par cet Albert Burgh, fils de Conrad Burgh, le ministre des Finances de la République de Hollande et ami de Spinoza. Fraîchement converti du protestantisme au catholicisme, le jeune exalté tente de convertir à son tour Spinoza par la même occasion. Burgh, qui s’adresse le 11 novembre 1675 « au très sage et pénétrant B. de S. » commence ainsi :
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