La devise de Spinoza, caute, que chacun peut interpréter à sa guise puisqu’il ne s’en est lui-même jamais expliqué, se trouve sous cette forme chez Cicéron, dans le Playdoyer pour Cluentus Avitius au §118 :
On remarquera que l’expression « tout dire avec prudence et circonspection », omnia caute pedetentimque dicentur, est associée à la bienfaisance solidaire de Cicéron à l’égard de son ami. Ce n’est pas exactement en ce sens altruiste qu’on comprend usuellement la cautèle de Spinoza. Pour l’anecdote, il se trouve qu’on a déniché chez Cicéron, dans le Pro Lucius Flaccus, la première allusion de l’antiquité aux Juifs de Rome, où Cicéron évoque précisément leur guemilout hassadim, leur « concordia », soit leur solidarité.
À la suite de Leibniz, qui n’y connaissait vraisemblablement pas grand-chose, on a été jusqu’à émettre l’hypothèse d’un crypto-kabbalisme de Spinoza.
Deleuze dans Spinoza et le problème de l’expression1, traite bien du rapport selon Leibniz de Spinoza à la Kabbale, mais il se rabat immédiatement sur la théorie néo-platonicienne de l’émanation) :
« Pourquoi les meilleurs commentateurs n'ont-ils pas tenu compte (ou guère) d’une telle notion <l’expression> dans la philosophie de Spinoza ? Les uns n’en parlent pas du tout. D’autres y attachent une certaine importance, mais indirecte ; ils y voient le synonyme d’un terme plus profond. Expression ne serait qu’une façon de dire ‘‘émanation’’. Leibniz le suggérait déjà, reprochant à Spinoza d’avoir interprété l’expression dans un sens conforme à la Kabbale et de l’avoir réduite à une sorte d’émanation. <En note :> Parmi les interprètes récents, Émile Lasbax est un de ceux qui poussent le plus loin l’identification de l’expression spinoziste avec une émanation néo-platonicienne (La Hiérarchie dans l’Univers chez Spinoza, Vrin 1919). »
Inutile de dire qu’il doit y avoir des centaines de publications allant dans ce sens en Israël ou aux États-Unis, tâchant de démontrer la conformité du système de L’Éthique avec la pensée juive. Autant, sur la forme dédoublée de L’Éthique si bien décrite par Deleuze, l’influence chez Spinoza, consciemment ou non, de la singulière dynamique talmudique qui parcourt la répartition entre Mishna et Guemara est plausible, autant sur le fond, tout dépend de l’interprétation de chacun, et L’Éthique est assez complexe et sophistiquée pour accueillir toutes les lectures.
J’en veux pour illustration la longue étude d’Élie Benamozegh intitulée Spinoza et la Kabbale, datant de 1863 et 1864, parue en plusieurs livraisons dans la même revue L’univers israélite.
Rab Ghasdaj est חסדאי בן אברהם קרשקש Hasdaï ben Abraham Crescas (1340-1410), philosophe et légaliste et talmudiste juif de Barcelone dont Spinoza s’inspirera beaucoup pour contrecarrer Maïmonide.
Sur le fond, l’argumentation de Benamozegh reste assez fragile, et d’autant plus qu’il assimile la Kabbale à ce qu’il appelle la « doctrine alexandrine » :
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