J’en reviens maintenant aux philosophes qui se sont exprimées sur les rapports ambivalents de Spinoza à la pensée juive. Qu’ils soient juifs (Robert Misrahi) ou non, tous ceux qui étaient peu familiers de la pensée juive n’ont pas vu grand-chose d’autre que ce qu’en résume Leo Strauss dans son analyse de L’analyse par Cohen de la science de la Bible de Spinoza, dans Le testament de Spinoza1:
« Spinoza veut lutter contre les préjudices qui résultent pour la vie de l’État de la coexistence des deux pouvoirs <le spirituel et le séculier>. Ceux qui défendent cette coexistence <les calvinistes orthodoxes> s’appuient sur l’histoire de la nation hébraïque. Il faut donc montrer ad hominem que cette coexistence n’est pas salutaire et que les exemples bibliques du pouvoir spirituel n’ont pas été ‘‘spirituels’’ ou n’ont pas été exemplaires. Point n’est besoin de prendre en considération le pathos de la soif de vengeance pour expliquer ces rapports absolument clairs dont l’organisation s’impose d’elle-même. »
Et un peu plus loin2, Strauss conclut, à rebours de l’analyse ad hominem de Hermann Cohen :
« L’identification de la religion et de l’Écriture et partant la négation de la valeur de connaissance de la religion trouve un fondement suffisant dans le contexte historique qui est celui de Spinoza. »
Strauss ne se prononce donc pas tant sur la question des rapports –qu’ils soient psychologiques ou métaphysiques – de Spinoza au judaïsme, que sur le contexte de l’époque et du lieu, faisant en somme de Spinoza l’un des précurseurs de la philosophie des Lumières.
C’est aussi le point de vue de Roland Caillois dans son introduction au Pléiade3 de Spinoza :
«Le Tractatus theologico-politicus n'était pas d'abord une critique religieuse, mais un livre polémique destiné à soutenir l'État libéral des Provinces-Unies contre la réaction orangiste et les entreprises temporelles de l'Église calviniste, l'une ayant partie liée avec l'autre. Spinoza y rappelait que l'État n'a rien à craindre de la liberté d'opinion, qui non seulement ne porte pas atteinte à la morale et à la paix sociale, mais en est au contraire une condition nécessaire si l'on veut y développer une vie vraiment humaine. Pour retrouver la perspective réelle du livre, il vaut mieux inverser l'ordre des chapitres. Ainsi comprend-on que l'envers positif de la critique religieuse n'est autre que la politique.»
Strauss ne s’intéresse donc pas aux raisons propres de l’animosité de Spinoza envers le judaïsme (c’est le travail de son maître Hermann Cohen), sans nier pour autant sa plausibilité :
« Qu’il ait été ou non rempli de haine envers le judaïsme, des raisons légitimes obligeaient Spinoza à en venir à une critique de la Bible. »4
Je rappelle la position de Hermann Cohen, qui est la plus sévère adoptable, et la plus légitime à sa manière, concernant l’analyse des rapports entre Spinoza et le judaïsme (pas seulement les Juifs d’Amstermdam). C’est dans le texte daté de 1915 (reproduit par Strauss dans Le testament de Spinoza) intitulé : État et religion, judaïsme et christianisme chez Spinoza, où Cohen discute l’opinion de Jakob Freudenthal (1839-1907, philosophe juif allemand auteur d’une Vie de Spinoza, Das Leben Spinozas <et non Hans Freudenthal, 1905-1990, mathématicien juif allemand naturalisé néerlandais, qui inventa en 1960 le Lincos (lingua cosmica), langage cosmique pour communiquer avec les extra-terrestres>), Freudenthal qui dédouane un peu trop vite Spinoza au goût de Cohen ; par exemple Freudenthal explique que si Spinoza n’applique pas la même âpreté de sa critique philologique au Nouveau Testament qu’à la Bible, c’est parce qu’il ignorait la langue grecque !
Et Cohen d’assener l’incontestable coup de grâce :
« Le verdict que Spinoza a porté sur le judaïsme n’a pas encore été jugé justement dans la littérature qui a eu cours jusqu’ici . /…/ En ces jours où Rembrandt habite dans sa rue et éternise le type juif dans son idéalité, Spinoza, quant à lui, avec la dureté la plus dénuée d’amour, non seulement rend son peuple méprisable, mais encore mutile le Dieu unique, dont la confession fut la raison qui leur enjoignit, à son père comme à lui, de fuir le Portugal et l’Inquisition. Et aucune voix ne s’élève contre cette trahison humainement incompréhensible ! »
Il faut bien comprendre que ce point de vue indigné de Cohen est resté assez isolé, y compris parmi les Juifs, ainsi que le condense Strauss pour faire état de l’admiration ressentie pour Spinoza par tous les Juifs modernes, qui considèrent que « le Spinoza qui est correctement compris n’est pas extérieur au judaïsme : il lui appartient tout au contraire comme l’un de ses plus grands maîtres. »5
On a donc d’emblée trois points de vue divergents : celui indulgent de Freudentahl ou d’Élie Benamozegh ; celui beaucoup plus sévère de Cohen, de Jacob Gordin ou de Levinas ; et celui dépassionné et relativiste de Strauss, ainsi que celui très informé de Wolfson…
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