J’ai souvent évoqué la « pensée juive » dans ce Séminaire, en l’opposant et en la dissociant non seulement de la métaphysique et de la philosophie occidentale, mais de l’onto-théologie chrétienne, catholique puis protestante, et bien sûr de la tardive théologie musulmane, dont j’ai affirmé qu’elle s’inscrivait intégralement, cette théologie, dans l’orbe de la métaphysique occidentale.
En revanche, j’ai dès la première séance de mon Séminaire qualifié la pensée juive d’« ingérable » et « indigeste », par allusion au Digeste de Justinien qui en était un peu, métaphoriquement, comme l’antipode.
J’ai aussi à diverses reprises exprimé mon intuition que la dévastation portée par le néo-libéralisme triomphant qui s’abat aujourd’hui à l’œil nu sur le monde, et qui agresse de la manière la plus virulente, littéralement génocidaire, la nature (l’eau, l’air, la terre, les plantes, les animaux, les hommes), relève d’une animosité consubstantiellement comparable à celle dont le judaïsme a été la victime (dans les textes et dans les faits) depuis plus de vingt siècles.
Or cette mise en rapport de deux types d’animosité, l’une hyper-contemporaine (le ravage néo-libéral de la planète), l’autre millénaire (l’antijudaïsme et l’antisémitisme) que personne à ma connaissance n’a jamais eu l’idée de comparer et d’associer, ne va pas de soi. Cela demande à être très minutieusement montré et démontré.
Le seul à ma connaissance qui ait apporté quelques lueurs sur la généalogie de l’animosité, de l’antijudaïsme apostolique et romain jusqu’à ce qu’il a qualifié d’Empire du Management, c’est Pierre Legendre, qui écrit :
« Ce que nous désignons du terme incertain d’antisémitisme s’inscrit, s’est incrusté par l’écriture d’une légalité du texte, d’une manière absolument radicale dans le système d’institution dont descend le système industriel, le système observé dans ses attaches dogmaticiennes. »1
J’ai cité et commenté Legendre dans la première séance de ce Séminaire, je n’y reviens ici que pour mémoire, et parce qu’il a le grand avantage de poser, à la source des divergences et des conflictualités civilisationnelles, la problématique des choix d’interprétation des textes fondateurs (à commencer par le texte fondateur de tous les textes fondateurs dans l’Empire bifide occidentalo-musulman : la Bible juive), non pas telle ou telle interprétation, mais carrément la « méthodologie » qui préside à cette interprétation.
Ainsi Legendre écrit encore2 : « Il est tout à fait fondamental de considérer le système de pensée christiano-industriel comme ce système de pensée se proposant lui-même en tant que promoteur d’une interprétation spirituelle du texte, par opposition à l’interprétation juive. »
On a évidemment aussitôt envie d’en savoir plus, et de poser la question subsidiaire : Pourquoi ? Qu’est-ce qui pousse l’interprétation « christiano-industrielle » à s’opposer à « l’interprétation juive » ? Et, d’ailleurs, quelle est-elle, cette interprétation juive ?
Je prendrai le temps aujourd’hui de commencer de répondre à cette question, et c’est dans cet objectif que j’ai décidé de méditer avec vous sur l’être, sur le statut si vous préférez, de la lettre hébraïque dans la pensée juive.
La formulation de Legendre, si originale et inédite en Occident, ne nous donne pour autant accès qu’à la partie la plus émergée de l’iceberg. Et je ne suis pas certain que lui-même ait conscience de cela – pour la raison assez simple que s’il connaît sur le bout des doigts la tradition « christiano-industrielle », il n’a qu’une idée très vague (comme tout le monde) de ce que peut-être cette hypothétique « interprétation juive ».
J’en veux pour signe qu’à diverses reprises Legendre oppose la tradition d’interprétation du texte impérialo-chrétienne, inaugurée par le Digeste de Justinien et ayant ses ramifications, à travers l’ordo-libéralisme allemand (lui-même imbibé d’idéologie nazie) jusqu’au management aujourd’hui, aux deux traditions juive et musulmane qu’il ne semble pas distinguer.
Par exemple, il écrit dans La question dogmatique en Occident :
« N’oublions jamais que l’État /version sécularisée de l’Église/ est un concept anti-juif et que la culture romano-canonique a construit l’État comme discours universel de la Raison aussi bien contre la normativité juive qu’à l’encontre des interprètes du Coran. »
Qu’appelle-t-il la « normativité juive » ? Et y a -t-il une telle chose qu’une « normativité juive », c’est très discutable.
Il est par ailleurs possible que Legendre ait développé dans ses textes ce qu’il affirme ici du Coran et de ses interprètes, je ne connais pas assez son œuvre pour le dire. Je remarque simplement que dans les quelques textes mis en ligne sur son excellent site Ars Dogmatica, il se contente à diverses reprises de tracer un parallèle entre la tradition d’interprétation juive et la musulmane – entre le rapport au texte instauré par le Talmud et le rapport au Coran instauré dans les pays de tradition et de transmission musulmane. Ainsi écrit-il dans «Le Texte est-il une patrie ? Remarques sur la différence politique »3 que les Talmudistes ou les interprètes du Coran « traitaient simplement du savoir et de la loi, non pas comme des catégories abstraites, mais selon un rapport généalogique avec le texte ».
Ailleurs encore4, il distingue la Torah et le Coran d’une part, de l’Évangile d’autre part:
« Alors que la Torah et le Coran sont des systèmes à l’intérieur desquels, dans le nouage de la textualité, les règles pratiques – disons : le droit comme tel, en tant que règles pratiques – sont intimement mêlées aux narrations et aux explicitations théologiques, le montage romano-canonique est tout autre. »
Ailleurs toujours, il évoque sa « formation de chercheur en manuscrits médiévaux », « à laquelle je dois d’avoir compris d’instinct la fonction humanisatrice de la soumission au texte (je souligne) dans les yeshivas juives ou dans les écoles coraniques. »
Ces mises en parallèle sont ainsi de la part de Legendre toujours étonnamment superficielles, succinctes, approximatives, ne tenant aucun compte de l’essentiel, à savoir non pas tant de la « méthode » de transmission – laquelle à ma connaissance est peu comparable entre les yeshivoth et les madrassa (et je ne suis pas sûr qu’on puisse même comparer une madrassa au Mali et une madrassa au Pakistan) –, mais de ce que disent les textes en question (les textes étudiés et commentés : Torah et Coran, Talmud et Haddith) sur leurs propres rapports généalogiques respectifs.
Car évidemment, puisqu’il s’agit de généalogie, tout part de là : des origines respectives des différentes modalités d’interprétation des textes, et des rapports qu’ont entre elles ces origines.
Car le Coran, pas davantage que l’Évangile, n’est dans un rapport généalogiquement neutre à l’égard d’un texte, la Torah, qui le précède de plusieurs siècles et sur lequel il s’arc-boute en partie pour fonder sa propre parole de vérité. C’est ainsi que la tradition d’interprétation musulmane a beaucoup plus de points de charnière intellectuels et spirituels avec la tradition chrétienne qu’avec la juive (quand bien même cela ne se concrétiserait pas sous la forme de l’organisation étatique). Ne serait-ce qu’au sens où l’islam se conçoit, en rivalité directe avec la théologie chrétienne, comme une « théologie » (un discours fondé sur une véracité transcendantale) de substitution au judaïsme – ainsi qu’au christianisme.
On a ainsi de cette affinité symbolique entre le christianisme et l’islam au moins deux indices majeurs.
Que les deux empires, le chrétien et le musulman, se soient affrontés sur une si grande échelle d’espace et de temps est un premier signe qui ne trompe pas concernant leur participation au même domaine d’essence.
Je vous rappelle la formule de Heidegger : « Tout ce qui est ‘‘anti’’ pense dans le sens de ce à l'égard de quoi il est ‘‘anti’’ » Formule dont j’ai à déjà dit à quel point elle était pertinente pour comprendre les conflictualités du monde moderne. Il se trouve que lui, Heidegger, l’a appliquée, à tort, à ce qu’il envisageait comme une seule et même entité métaphysique qui n’existe pas et n’a jamais existé, le « judéo-christianisme » – pas davantage qu’il y aurait quelque part une entité « judéo-musulmane » qu’on pourrait distinguer de l’entité romano-catholique – et c’est précisément pour bien le comprendre qu’il va falloir en revenir au ba-ba hébraïque plutôt qu’à de vagues considérations générales concernant des faits de civilisations millénaires qui ne sont eux-mêmes jamais accessibles de manière brute (comme on le croit lorsqu’on jongle avec des notions aussi abstraites que le « Christianisme », l’« Islam », le « Judaïsme », le « Bouddhisme », etc.). Elles sont inaccessibles de manière brute, neutre, ces civilisations millénaires, pour la raison simple qu’elles comportent de lourdes charges magnétiques d’interprétations séculairement accumulées, aussi puissamment influentes qu’elles sont impensées, et bien qu’elles soient, parfois, brutalement antagonistes et contradictoires.
L’Islam et la Chrétienté ont un terrain d’entente dont les Juifs s’excluent théologiquement d’emblée, pour raison d’incompatibilité avec leur ingérable pensée herméneutique – Maïmonide incarnant une exception grandiose mais orpheline : il s’agit de la tradition métaphysique, rationaliste, philosophique et scientifique, ce qu’on a appelé la translatio, comme l’évoquent André Vauchez et Bénédicte Sère dans leur étude intitulée Les chrétiens d’Occident face aux juifs et aux musulmans au Moyen-Âge5:
Ce qui est intéressant, c’est que les Juifs, sans pour autant y prendre aucune part théorique, jouent dans la translatio studiorum un rôle majeur : celui de truchement, au sens propre où c’est le plus souvent grâce aux Juifs que les traductions peuvent se transmettre de l’arabe à l’espagnol, comme l’indiquent Vauchez et Sère dans leur étude :
« La force du cercle des traducteurs tolédans fut le bilinguisme ambiant des juifs. Tous les traducteurs ont utilisé les compétences linguistiques des juifs et des mozarabes <chrétiens d’Andalousie musulmane (Al-andalus)> pour traduire les œuvres arabes. /…/ Que traduit-on ? Aristote et ses commentateurs, Avicenne et Averroès. C’est ainsi que, par une ironie de l’histoire, Avicenne pénètre l’Occident avant Aristote. D’où l’importance du courant dit de ‘‘l’avicennisme latin’’» qui permet à l’Occident de penser une rationalité au sein même de la religion et à son service, avant qu’il ne pense une rationalité proprement scientifique. »6
« Albert le Grand », écrit Alain de Libera cité par Vauchez et Sère7, « est l’homme des sources arabes, d’Avicenne à Averroès, en passant par Hunayn ibn Ishâq ou Ibn al-Haitam. » Et quant à Thomas d’Aquin, continuent Vauchez et Sère, « l’aristotélisme dit chrétien de Thomas s’avère bien plus que la synthèse entre la philosophie païenne et la foi chrétienne – les arabes avaient déjà accommodé la philosophie grecque à la pensée monothéiste –, il se présente plus fondamentalement comme un effort pour intérioriser les solutions arabes proposées et appliquées à la tension entre rationalité philosophique et rationalité théologique »8.
Les rapports entre les trois religions monothéistes ne se répartissent ainsi nullement de manière symétrique et équilibrée. L’Islam assimile Christianisme et Judaïsme à deux falsifications comparables qu’il renvoie dos à dos, mais c’est bien à la seule Chrétienté qu’il s’oppose en terme d’hégémonie prosélyte, laquelle par ailleurs le lui rend bien.
Dans leur étude, André Vauchez et Bénédicte Sère notent9 encore la réciprocité conflictuelle entre le Christianisme et l’Islam :
Le Christianisme et l’Islam se retrouvent dans un antagonisme réciproque de prosélytisme et d’imperium, avec cette nuance que le christianisme distingue nécessairement de l’hérésie islamique (dont il connaît peu et mal les textes) la fonction interne à sa propre eschatologie du peuple juif, seul témoin crédible, bien qu’indigne et déicide, de la Rédemption.
Un autre signe, plus originel encore, d’une forme de conjonction essentielle entre la théologie catholique et la musulmane, est la reprise par la tard venue musulmane de divers présupposés antijudaïques de son aînée catholique – y compris la mise à mort du Christ ! C’est un signe qui trompe d’autant moins qu’il se cristallise autour de la notion de « vérité », notion dogmatique cruciale aussi bien pour le catholicisme que pour l’islam. Où donc le Christianisme et l’Islam s’accordent, c’est sur le statut d’ostracisés radicaux de leur concept de vérité qu’endossent les Juifs.
Dans le Coran, les Juifs sont assimilés à la falsification de la parole divine, tout comme dans le chapitre VIII de l’Évangile selon saint Jean, où Jésus dans un dialogue sans concession avec les Juifs, qui sont pourtant affirmés, à la différence des « scribes et des pharisiens » du paragraphe précédent (celui sur la femme adultère), « croire en lui » (Jean 8, 31), et qui se qualifient de « postérité d’Abraham », leur rétorque (Jean 8, 43-47) :
« Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? Parce que vous ne pouvez écouter ma parole. Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge. Et moi, parce que je dis la vérité, vous ne me croyez pas. Qui de vous me convaincra de péché si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? Celui qui est de Dieu, écoute les paroles de Dieu ; vous n’écoutez pas, parce que vous n’êtes pas de Dieu. »
Quant au Coran, les Juifs y sont très explicitement accusés d’avoir « corrompu les textes sacrés ».
Voici en synthèse une étude de Robert Wistrich datant de 2002, consacrée à l’antisémitisme musulman, traduite en français et parue dans la Revue d’histoire de le Shoah :
« Le Coran contient certains passages particulièrement choquants dans lesquels Mahomet stigmatise les Juifs comme des ennemis de l’islam et les décrit animés d’un esprit malveillant et rebelle. On trouve également des versets qui évoquent leur humiliation et leur misère justifiées, ‘‘encourant la colère divine’’ à cause de leur désobéissance. Ils devaient être humiliés ‘‘parce qu’ils n’avaient pas cru aux signes de Dieu et avaient tué les prophètes injustement’’ (sourate 2, versets 61/68). Selon un autre verset (sourate 5, versets 78/82), ‘‘les incroyants parmi les Enfants d’Israël’’ furent maudits par David et par Jésus. À titre de châtiment pour avoir ignoré les signes de Dieu et les miracles accomplis par les prophètes, ils furent transformés en singes et en pourceaux ou en idolâtres (sourate 5, versets 60/65). Le Coran insiste particulièrement sur le fait que les Juifs rejetèrent Mahomet (bien que, selon des sources musulmanes, ils le reconnurent comme un prophète) – par pure jalousie envers les Arabes et par ressentiment parce qu’il n’était pas juif.
De tels actes sont aujourd’hui présentés comme caractéristiques de la nature sournoise, perfide et intrigante des Juifs telle que la décrit le texte coranique. Pour des traits aussi négatifs, ils étaient voués à ‘‘l’avilissement dans ce monde-ci’’ et à un ‘‘châtiment magistral’’ dans l’autre monde.
Une série de versets accuse les Juifs de ‘‘mensonges’’ (sourate 3, verset 71), d’altérations (sourate 4, verset 46), de lâcheté, d’avidité et de ‘‘corruption des textes sacrés’’.
Cette dernière accusation renvoie à une croyance bien ancrée selon laquelle les révélations des Ancien et Nouveau Testaments étaient authentiques, mais auraient été par la suite déformées par leurs indignes gardiens (Juifs et chrétiens). Le texte biblique devait donc être remplacé par le Coran, la parole littérale de Dieu transmise à son prophète Mahomet par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. Cette version musulmane substitutionniste considère Mahomet comme le dernier prophète, celui qui a reçu l’ultime et complète révélation de Dieu sous la forme de l’islam.
Le principal stéréotype antijuif entretenu par le Coran demeure l’accusation selon laquelle les Juifs ont obstinément et délibérément rejeté la vérité d’Allah. En outre, d’après le texte sacré, ils ont toujours persécuté ses prophètes, notamment Mahomet qui dut par la suite expulser deux grandes tribus juives de Médine et exterminer la troisième, les Qurayza. »
L’assimilation des Juifs à des animaux est un lieu commun de la littérature arabe classique. Dans son traité du IXe siècle, Le Livre des animaux, le plus grand de ces auteurs, al-Jahiz, signale qu’il est généralement pensé que le guépard, l’anguille, la fourmi blanche, la souris et le lézard étaient à l’origine des juifs. Il mentionne la tradition qui raconte comment un sage vit un homme qui mangeait un lézard et lui dit : «Sache que tu as mangé un des cheikhs des fils d’Israël.» Il ne signale pas pourquoi ils furent changés en animaux, mais il dit que la preuve en est que «la patte du lézard ressemble à la main de l’homme».
Cette transformation, dont la source est coranique, est nettement conçue comme un châtiment, ainsi que l’explique dans son étude « Les Juifs sont les descendants des singes et des porcs » Aluma Solnick10.
(À suivre)
Op. cit. p.102.
Dans sa remarquable analyse de la Novelle 146 de Justinien, analyse parue dans le recueil collectif La psychanalyse est-elle une histoire juive ? (Seuil, 1980, p.111) sous le titre : « Les Juifs se livrent à des interprétations insensées : expertise d’un texte ».
« Qui dit légiste, dit loi et pouvoir ». Entretien avec Pierre Legendre : https://www.persee.fr/docAsPDF/polix_0295-2319_1995_num_8_32_2088.pdf
Parue en 2012 dans la revue Recherches de Science religieuse : https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2012-2-page-187.htm
Op. cit. p. 206
Op. cit. p. 207
Ibid.
Parue en 2012 dans la revue Recherches de Science religieuse : https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2012-2-page-187.htm