Qu’est-ce qui fait la particularité de cette animosité antijuive, dont l’antiquité et l’ubiquité n’a probablement aucun autre équivalent dans l’histoire des hommes ? C’est qu’elle est issue de deux sources textuelles propres aux deux religions monothéistes ayant succédé au judaïsme, et qu’elle est dès lors implacable et inquestionnable, puisque cette animosité s’intègre dans une parole sacrée – respectivement celles du Christ et de Mahomet.
C’est donc une chose d’affirmer, par exemple, que la pensée chinoise et la philosophie grecque, ou que la pensée hindoue et la théologie chrétienne sont sans rapport possible et n’ont aucun point de contact entre elles (ce qui n’est même pas si évident), et c’en est une autre de considérer que la tradition de pensée occidentale qui naît avec Platon et Aristote et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, s’est constituée sur un mode intellectuel, spirituel et social qui non seulement se détourne et nie une autre tradition de pensée, mais la récuse de la manière la plus brutale, la disqualifie ouvertement en l’assimilant outrageusement à une profonde malfaisance spirituelle, intellectuelle et existentielle.
Lorsqu’éclatent les premiers autodafés du Talmud à Paris au XIIIème siècle, la raison qui est invoquée est bien le caractère périlleux pour la vérité chrétienne de l’ingérable oscillation rabbinique :
« Le pape Innocent IV », écrivent Vauchez et Sère dans l’étude déjà citée, « chargea le cardinal légat Eudes de Châteauroux de faire une enquête, au terme de laquelle ce dernier conclut que ces livres étaient ‘‘si remplis d’affirmations controversées qu’ils ne pouvaient être tolérés sans dommage pour la foi chrétienne’’, ce qui amena saint Louis à les faire brûler publiquement à Paris en 1242. »
Récapitulons :
Les Juifs et tout ce qui leur est le plus cher – à savoir leur sagesse ancestrale – furent ravalés au statut d’infirmes souffrant de cécité (la Synagogue aux yeux bandés) dont l’immense malheur historique, du coup, relève de leur propre faute ; d’infantilisme grotesque (la raison observante selon Hegel) ; d’absurdité intellectuelle (« Ils se livrent à des interprétations insensées » selon Justinien et tous les pères de l’Église) ; de dénaturation et d’altération de la vérité, d’impureté et d’animalité selon le Coran, etc.
Cette immense tradition polymorphe de l’opprobre, antérieure au christianisme (on a chez Tacite des traces très claires de l’animosité antijuive), s’est élaborée sans aucun répit jusqu’à aboutir au XXème siècle au projet de leur extermination, puis à l’élaboration (chez Heidegger) de leur responsabilité métaphysique dans cette extermination, jusqu’ à aujourd’hui, au XXIème siècle, avec l’assimilation symbolique de l’État d’Israël à l’un des plus iniques régimes socio-politiques qui ait existé au XXème siècle par le truchement d’un seul mot afrikaans : « apartheid », mot issu du français « à part », transposé dans la langue germanique issue du néerlandais qu’est l’afrikaans.
Enfin, avec Shlomo Sand, l’opprobre prend une nouvelle tournure ethnique avec l’affirmation (pas si nouvelle en soi : le Moïse de Freud est traversé par le même fantasme d’une dissolution de la spécificité juive dans les sables de l’antiquité pharaonique, puisque Moïse, selon Freud, n’était qu’égyptien), de l’inexistence du peuple juif , cette « nation confuse qui veut apparaître comme un "peuple-race" en errance », écrit-il dans Comment le peuple juif fut inventé.
Tout cela fait quand même beaucoup pour un seul peuple, qui ne constitue qu’une infinitésimale part de l’humanité (14,7 millions de Juifs sur 7, 8 milliards d’individus, soit moins de 0,20% de la population mondiale)1.
Enfin, j’ajoute qu’il y avait avant les années soixante près d’un million de Juifs dans les pays arabes et du Maghreb, ils en tous été chassés, spoliés et expulsés, sous le prétexte du conflit israélo-arabe auxquels ils n’étaient mêlés en rien.
Eh bien c’étaient eux aussi des descendants des Pharisiens !
L’origine rhétorique de l’assimilation de l’État d’Israël à l’apartheid sud-africain, assimilation devenue mécanique et pavlovienne entre deux mots : « Israël » et « Apartheid », n’est pas moins chargée d’impensé que l’assimilation entre le nom « Pharisien » et l’idée du « pharisaïsme » (qui est en quelque sorte depuis toujours l’équivalent de la tartufferie).
Or que signifie un des sens originels de « pharisien » ? Je vous le donne en mille : Celui qui se met « à part » !
Comme ils sont exclusivement envisagés sur un mode insultant et péjoratif dans le Nouveau Testament (et dans la tradition littéraire française), on a un peu oublié qui étaient exactement ces fameux pharisiens !
Les Pharisiens sont une des sectes juives qui coexistaient en Palestine depuis deux siècles avant le Christ et durant les tous premiers siècles du christianisme, avec les Sadducéens, les Esséniens, les Zélotes, les Samaritains et les Nazaréeens (soit les premiers Chrétiens à partir de l’avènement de Jésus). Les Pharisiens s’appellent « pharisiens », perouchim en hébreu, parce qu’ils se distinguent (parash en hébreu) et se singularisent des autres sectes juives dans leur interprétation (paracha, « découpe », « explication ») de la Torah, et dans l’application de cette interprétation dans leur vie quotidienne. Autrement dit leurs mœurs diffèrent de celles des autres Juifs parce que leur pensée du Texte diffère de celle des autres Juifs, y compris les premiers Chrétiens.
Parash signifie donc, au premier sens : « cliver » (to cleave, donne le Gesenius), « briser », « hacher ». Ensuite, cela signifie « étendre », comme un drap ou des ailes qu’on étend, ou comme ce qu’on exhibe (Proverbes 13, 16 : « L’insensé étend sa folie (aux yeux de tous)») ; « élever », comme des mains qu’on élève vers Dieu, et « tendre sa main » au pauvre par exemple, par le biais du pain qu’on « brise » pour lui en donner. En Proverbes 31.20 : « Elle tend la main au malheureux… »
De « briser », le sens évolue vers « disperser », et « déclarer distinctement » en hapax en Lévitique 24, 12 : « On le mit en lieu sûr, jusqu’à ce qu’une décision intervînt de la part de l’Eternel. »
D’autres significations subsidiaires de la racine parash existent, y compris celle de « cavalier » qui « pique » son cheval, et d’ « excrément », peut-être par le truchement de l’idée de ce qui sort à l’air libre et s’exhibe aux yeux de tous…
En quoi les Pharisiens se distinguaient-ils des autres sectes juives ? par l’adoption d’une tradition d’interprétation orale, la Mishnah, par la croyance dans les anges, dans l’immortalité de l’âme, dans la résurrection des corps et dans des pratiques rituelles de jeûne et de purification. Autrement dit, les Pharisiens sont ni plus ni moins que les ancêtres intellectuels des Juifs historiques, les Juifs du Midrash, du Talmud, de la Kabbale, les Juifs ashkenases et les Juifs sépharades, les Juifs des temps modernes, Marx, Freud, Einstein, tous Pharisiens !
Selon le Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme :
« La description que fait le Nouveau Testament du souci des pharisiens comme celui d’une simple application sèche et minutieuse de la loi juive est réfuté par le vaste corpus de la littérature talmudique qui montre la simplicité de l’attitude des sages dans leur conduite, leur préoccupation pour leurs coreligionnaires, leur croyance dans le libre-arbitre humain, le respect en lequel ils tenaient leurs aînés, et leur engagement dans l’ensemble de la société juive. »
Les autres sectes juives ont disparu, à l’exception des Chrétiens bien sûr, ultra majoritaires aujourd’hui, et des Samaritains, ultra minoritaires aujourd’hui (818 dans le monde en 2019), dont le nom vient de lichmor, « conserver », car ils conservent leur fidélité au seul Pentateuque, n’admettant pas la tradition orale, pharisienne, rabbinique, qui a donné le Midrash, le Talmud et le Zohar. Inutile de vous préciser que si le Samaritain est qualifié de « bon » dans l’Évangile et le Pharisien de « race de vipère », ce n’est pas entièrement un hasard…
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