Le discours antisioniste contemporain possède lui aussi, comme le discours antijudaïque traditionnel chrétien et musulman, ses racines délirantes, qu’il ignore à peine et qu’on retrouve désormais partout symptomatiquement.
Exemple de Lordon. Lire mon email du 12 février 2016 après avoir lu Imperium qui m’avait été envoyé par Lordon par le biais de notre amie commune Aude Lancelin :
Cher Frédéric Lordon,
J’ai achevé avant-hier la lecture de votre passionnant Imperium. Grâce à ma méconnaissance de Spinoza, à la pensée duquel vous m’avez de la sorte introduit, cela fut une expérience très rafraîchissante et dont je vous sais gré.
Vous le savez sans doute – et c’est la raison pour laquelle j’apprécie tant vos excellentes analyses parues sur internet –, je partage votre constat concernant la dévastation néolibérale et la faiblesse, jusqu’au crétinisme parfois, de la réflexion libertaire contemporaine. Je n’en excepte néanmoins pas Badiou, à l’égard de qui je n'ai en rien votre estime, pour diverses sérieuses raisons explicitées naguère ailleurs. Sans avoir beaucoup lu Spinoza, donc, tout ce que vous dites, par exemple, de la nécessité d’un « État général » y compris au sein de la communauté la plus idéalement libre et autonome, me semble une évidence. Mais plutôt que de ressasser ce qui nous rapproche (l’essentiel), ce qui serait narcissiquement redondant et intellectuellement ennuyeux, pour vous comme moi, je trouve plus stimulant d’évoquer, trop lapidairement hélas, quelques points de « discrépance » entre nous. Ceux-ci reposent, me semble-t-il, sur nos bases arrière de lectures respectives (je ne parle évidemment pas des classiques de la littérature, de la philosophie, du marxisme ni de l’anarchisme, dont je nous suppose l’étude acquise). En ce qui me concerne, principalement : Heidegger (qui m’est indispensable pour penser notre temps) ; Debord (idem) ; Nietzsche, pour sa « psychologie » hors pair ; Lévi-Strauss, pour son analyse de la « pensée sauvage », celles de tant de civilisations et de cultures dont les sources ne doivent rien au logos occidental ; et last but not least, la pensée juive (dont paradoxalement est issu le judaïsme historique, et non l’inverse), laquelle n’est pas davantage platonicienne, aristotélicienne ni cartésienne dans son essence que le Taoïsme ou la mythologie des Hopis, et qui m’offre d’envisager la question cruciale du Mal (la possibilité de l’extermination de l’homme par l’homme), si brûlante au XXème siècle (bien que ses racines modernes plongent cent ans plus tôt dans la conquête de l'Ouest et les premiers génocides techniques des nations « indiennes »).
Voici, donc, quelques points de divergence, que je serais ravi de discuter plus longuement un jour de vive voix avec vous :
- S’il s’agit d’envisager une possibilité d’association horizontale libre et irradiée par une transcendance immanente, je trouve votre référence à la belle Commune trop anachronique par ces misérables temps de néolibéralisme régnant. « Mai 68 » me semble plus riche d’enseignements, y compris par son échec, simplement parce que plus proche de nous dans le temps, dès lors plus instructif concernant ce libéralisme spectaculaire dont nous souffrons toujours la perpétuelle offense. Là, c’est Debord (principalement dans La véritable scission) qui a montré pourquoi cet événement sérieusement révolutionnaire (le dernier en date en Europe) a échoué, et comment il aurait pu commencer de réussir…
- Votre conception classique de l’universel et du particulier me semble tout ignorer de l’impensé majeur de la Métaphysique occidentale (ici, je vous épargne dix citations décisives de Heidegger concernant ce qu’il nomme « oubli de l’être »…). Or cet impensé précisément n’est pas étranger au ravage planétaire, palpable aujourd’hui à l’œil nu (si j’ose dire), dans l’essence technique duquel se sont inscrits le capitalisme naissant (génétiquement lié à la révolution industrielle) comme le néolibéralisme contemporain (génétiquement lié à la cybernétique – art de tenir le gouvernail –, y compris par ses aspects les plus apparemment « égalitaires » : réseaux sociaux, Facebook, YouTube, Twitter, etc.).
Je veux dire par là que capitalisme et libéralisme ne sont pas la cause essentielle du ravage, mais seulement un de ses vecteurs, certes planétairement triomphal aujourd’hui. La cause du ravage (je vais vite…), c’est l’idée qu’on s’est faite en Occident, et en Occident seulement, de l’Universel (notion qui a son origine, comme vous le savez, dans le katholikos imposé par l’Empire apostolique romain au reste du monde évangélisé), et de la Vérité (notion qui repose, comme l’a démontré Heidegger, sur une réduction brutale et dévastatrice de la très subtile alèthéia grecque à l’adequatio puis à la certitudo latines).
Lorsque vous affirmez, p. 101, que « le seul universel vrai est celui de la raison », vous présupposez une évidence – avec cette candeur des « philosophes » que pourtant vous raillez p. 92 à la suite de Spinoza – qui n’en est une que dans l’orbe d’une civilisation issue de la pensée platonico-aristotélicienne. Or, pour paraphraser Artaud, l’universel vrai de la raison se croit seul, mais il y a quelqu’un, et même quelques-uns ! Pour un Kwakiutl de Colombie-Britannique, pour un Hassid de Pologne au XVIIIème siècle, pour un Chinois d’avant Mao et les Mac Do (et Badiou…), pour un Dogon, pour un Apache d’avant la locomotive et les réserves, pour un Soufi d’Afghanistan, pour un Inuit non alcoolisé… l’idée que A n’est pas non-A, que 1+ 1 = 2, que le temps est irréversible, ou qu’une pensée juste est tissée de termes univoques ayant entre eux des relations strictement logiques…, ne vont tout bonnement pas de soi.
Je n’ai pu m’empêcher de sourire en lisant (p. 303) votre illustration du rapport entre l’universel et le particulier par l’exemple de l’ikebana et de l’art des marionnettes qui « peuvent potentiellement percuter n’importe qui sans requérir le moins du monde d’être Japonais ». J’espère que je ne vous apprends rien, cher Frédéric Lordon : la très haute pensée du bouddhisme zen qui transit toute la civilisation japonaise – langue, culture, spiritualité, rapport au monde, modes de pensée, conceptions du « temps », de « l’espace », de « l’espace-temps », conceptions de l’autre que soi, conceptions de la guerre et de la paix, du rapport entre le « corps » et « l’âme » (autant de termes approximatifs en l’occurrence puisqu’ils ne correspondent en rien stricto sensu à des notions japonaises), conceptions de la « conception », des passions, des émotions, etc. – n’est pas « universelle » sous prétexte qu’elle satisferait la curiosité exotique, disons, d’un lecteur de Télérama ! Il y a, dans Acheminement vers la parole, un texte décisif de Heidegger sur cette passionnante question de l’altérité, intitulé « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande ». Je vous le recommande.
Lorsque vous écrivez : « On n’en finirait pas de parcourir les grandes œuvres de l’histoire culturelle, celles qui, en effet, saisissant quelque chose de l’humanité générique et s’adressant aux hommes dans leur humanité générale, sans faire acception d’aucune autre qualité particulière, n’en ont pas moins été produites dans des milieux particuliers, depuis une époque et un lieu particuliers. » juste avant de donner l’exemple du Japon comme « véhicule particulier de l’universel », vous négligez la source essentielle de cette particularité, laquelle n’est pas d’abord le « lieu », le « milieu » ni « l’époque » (toutes notions occidentales) mais la langue japonaise à partir de laquelle l’entièreté de l’univers spirituel, intellectuel, et surtout de la « réalité » du Japon, se déploient ensemble. Or la langue, la « Parole » pour le dire comme Heidegger, n’est un « véhicule » que pour les gagas du mathème ou les dégénérés de la marchandise qui envisagent le langage comme mode de communication… Je vous mets au défi, au nom de « l’universelle humanité générique », de faire apprécier au plus universaliste lecteur de Télérama une pièce nô de 5 heures sans le faire gigoter une seconde d’impatience… Cela vaut pour chacune des autres civilisations humaines qui, à la lettre et dans tous les sens de l’expression, ne nous regardent pas (« nous » : logiciens occidentaux convaincus de l’universelle vérité de la raison), c’est-à-dire : pas tant que nous ne nous sommes pas imprégnés, corps et âme, de la langue (infiniment complexe, riche, subtile, comme toutes les langues) qui leur a donné naissance.
Et cela vaut pour toute culture non occidentale (hélas toutes dévastées depuis déjà longtemps par la rhétorique de cowboy, dont les mathématiques et la logique sont, aussi, un des aspects)…
- Je passe (cela nous mènerait trop loin), sur la question de l’« État hébreu », l’antique comme le moderne, sur le judaïsme selon Sand (ou selon Spinoza, ou selon Marx), et sur l’antisionisme propre au militantisme libertaire (inconscient que la pensée libertaire est aussi une des sources du sionisme historique - les premiers kibboutz, précurseurs de Longo Maï, seraient d’ailleurs un sujet d’étude intéressant dans le cadre de l’imperium)… mais je serais ravi d’en parler avec vous un jour où nos travaux respectifs nous en laisseraient le temps.
Je vais prendre maintenant un peu de ce temps que je n’ai pas eu à l’époque :
Imperium, sous-titré Structures et affects des corps politiques, est un essai, intéressant comme tout ce qu’écrit Lordon, sur le pouvoir politique envisagé selon les critères du spinozisme :
« Puisque toute chose effectue nécessairement sa puissance, qui est son essence, la multitude, par l’exercice nécessaire de sa puissance, s’autoaffecte. Et cette autoaffection, on l’appelle généralement imperium. »1
Les critères métaphysiques de Lordon vont pour lui de soi ; ils ne sont nullement critiqués ni relativisés, et il l’admet d’emblée :
« Il s’agit d’être sensible à une invitation à voir – avec les yeux de la theoria bien sûr <en note : « Puisque theorein veut dire voir. »>. »
Il n’est pas anodin de noter que le livre de Lordon est paru aux éditions la Fabrique, dirigées par Éric Hazan, fils de l’éditeur d’art Fernand Hazan, issu d’une famille de Juifs d’Égypte, et aujourd’hui ouvertement antisioniste, soutenant le BDS, publiant divers essais militants sur le conflit israélo-palestinien, parmi lesquels le torchon antisémite de Houria Boutjeda, Les Blancs les Juifs et nous, ou l’indigent dialogue de Hazan lui-même avec Alain Badiou, L’antisémitisme partout aujourd’hui en France2, mais aussi les excellents textes du Comité invisible et celui-ci de Lordon…
C’est pour dire que l’éditeur de Lordon n’est évidemment pas neutre sur la question juive, et que le texte de Lordon, lorsqu’il aborde fugitivement la question juive au détour d’un chapitre d’Imperium, se ressent de ses lectures des autres textes de son éditeur.
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