Venons-en donc maintenant au cas de Shlomo Sand, si communément juif par certains aspects. Lordon écrit :
« ‘‘Juif’’ lui semble une qualité identitaire intrinsèquement problématique, en fait introuvable dès lors qu’on entend la débarrasser de tout élément religieux pour tenter de la constituer en identité laïque. »1
Lordon prétend ne pas prendre parti sur cette question, mais s’intéresse à l’attitude paradoxale de Sand (typiquement juive), qui consiste à récuser son identité juive mais à revendiquer son identité israélienne.
« Pour le meilleur ou pour le pire », résume Lordon, « Israël est le sol qui fait la matérialité concrète de mon existence et, de cela, je ne saurais m’abstraire. La politique du gouvernement israélien m’est odieuse et je la conteste avec la dernière vigueur. Mais rien de cela ne détermine que je cesse d’habiter ce lieu et d’être membre de sa communauté, matérielle et politique, citoyen accablé de la politique de cet État, mais citoyen quand même, ‘‘à mon corps défendant’’ – en réalité à mon corps permettant, et de la ‘‘permission’’ toute physique de l’être-là. »
Cette conception du corps défendant et permettant est évidement un peu délirante, et constitue à nouveau une balle dans le pied de son propre argumentaire. Car ce sophisme s’applique tout autant à un Lordon qui n’a pas quitté la France (où il jouit d’un certain nombre de privilèges propre à l’intellectuel installé, tout comme Sand en Israël), qui n’a pas que je sache brûlé sa carte d’identité française, en dépit de la politique odieuse du gouvernement Macron !
Puis Lordon quitte sans prévenir ce terrain miné de la question juive et continue sa réflexion, passionnante, sur l’imperium…
Je rajouterai donc en conclusion quelques considérations de mon cru sur le cas et surtout sur les idées de Shlomo Sand.
Sand a cru faire une grande découverte – le peuple juif n’a aucune cohérence génétique ni ethnique – sans savoir qu’à part quelques abrutis (fussent-ils rabbins et fonctionnaires israéliens) – il n’y avait que les racialistes nazis qui ne s’en étaient pas rendu compte ! Que les Juifs se divisent depuis si longtemps principalement en Ashkénazes et Séfarades, sans qu’aucune des deux identités n’aient jamais prétendu détenir l’exclusivité de la judéité, est en soi le signe que le peuple juif ne s’est jamais conçu principalement selon les critères de la race.
Du coup, conclure que le peuple juif est une chimère parce qu’il n’existe pas génétiquement revient exactement au même que de proclamer que le peuple juif est une « race » génétiquement inférieure.
Dans les deux cas, c’est l’obnubilation pour le bios qui brouille toutes les cartes.
Shlomo Sand ne parvient pas à décoller du petit bout de la lorgnette chromosomique. C’est le point de vue nazi, mais inversé. Si les considérations biologiques de certaines autorités rabbiniques en Israël – persuadées de l’existence d’un adn juif – l’exaspèrent, c’est uniquement parce qu’il est, au fond, profondément réactionnaire : il ne se détermine qu’en réaction à ce que d’autres disent, pensent, ou font. C’est en effet une sorte de Juif honteux, mais qui aurait honte de la vanité supposée des siens, et dont la vergogne ne serait ainsi pas provoquée par le mépris des antisémites mais par l’image dégradée que les non-Juifs se feraient d’eux mêmes en comparaison avec le peuple élu.
« Supportant mal que les lois israéliennes m’imposent l’appartenance à une ethnie fictive, supportant encore plus mal d’apparaître auprès du reste du monde comme membre d’un club d’élus, je souhaite démissionner et cesser de me considérer comme juif. »
Pourquoi pas ? C’est un peu pathétique de se soucier à ce point, pour décider qui l’on est, du qu’en a-t-on dit – équivalent historique du social qu’en dira-t-on, et tout aussi fantasmatique et chimérique –, mais c’est évidemment un choix qui ne regarde que lui. On peut comparer cela à un Américain qui déciderait de brûler son passeport en réaction à la crapulerie de Trump. Voire à l’histoire génocidaire et esclavagiste de son pays. Cela ne signifierait rien d’autre que la décision de réduire son identité à la part la plus maudite de son histoire collective. Et en dernière analyse, cela ne signifierait rien d’autre qu’une trouble propension à s’identifier au pire ! Car après tout, un autre Américain pourrait aussi légitimement décider de s’identifier glorieusement à Hemingway, Edgar Poe, John Coltrane, Mohamed Ali, Saul Bellow ou Philip Roth !
En réalité, dépréciative ou valorisante, une identification est toujours subjective. En s’excluant du « peuple juif », Sand donne au « peuple juif » une consistance fantasmatique qu’il ne lui reconnaît pourtant pas.
En outre, il ne semble pas imaginer comme ce geste mâtiné d’esbrouffe (car il s’agit quand même, par la même occasion, de vendre quelques livres) est assez typique d’un Yeke, un Juif allemand, au sens ou il s’inscrit dans une coutume d’assimilation à la culture et la religion dominante. Il est si fasciné par l’histoire des conversions au judaïsme qu’il en oublie l’histoire en miroir des Juifs qui décidèrent à partir de la fin du XVIIIème siècle, de s’émanciper du judaïsme.
C’est donc un choix contradictoire, au sens où ce peuple qui n’existe pas, il décide de lui redonner une forme de consistance à travers le regard de l’autre.
L’idée que les Juifs forment un club d’élus et se sentent supérieurs aux autres nations est un lieu commun antisémite (Dieudonné le ressasse dans tous ses sketchs). En réalité, dans le judaïsme, l’appartenance à Israël ne repose en rien sur un complexe de supériorité (les rabbins du Talmud ne se font littéralement aucune illusion sur l’humain de base, juif ou non) mais plutôt sur l’énergie centripète qui maintient la cohésion d’une communauté autour d’un idéal spirituel, intellectuel, et éthique.
La question que pose Sand est donc à la fois juste (qu’est-ce qu’un peuple ?) et destinée à se casser les dents sur le caractère paradoxal unique au monde du peuple juif.
Ni l’idée ni l’existence du « peuple juif » n’est réductible ou assignable à une identité ethnique et génétique, que ce soit pour l’affirmer (le racisme biologique nazi) ou pour la nier (Sand). Sand combat des moulins à vent : il n’y a à l’évidence pas de chromosome juif (un Falasha, un Ashkénase, un Séfarade sont tous les trois indéniablement Juifs et aussi dissemblables que possible génétiquement), et pourtant il y a bien quelque chose comme une « idée » du peuple juif, idée qui est strictement indéfinissable, de sorte que le « peuple » juif est en réalité un « peuple » profondément paradoxal.
La gloire de ce peuple est d’être un peuple symbolique, « littéraire », c’est-à-dire né d’un Livre, donc d’un « mythe » au sens Lévi-straussien – ce qui a toujours été un signe de grande noblesse pour toutes les traditions spirituelles au monde (les Amérindiens, les Chinois, les Africains, etc.). Le Judaïsme, et donc le peuple juif à sa source, relève d’une Mythologie, pas d’une ethnologie. Sans la Bible, pas de juifs ! Et sans la tradition pharisienne, pas de juifs rabbiniques ni modernes. Autrement dit, sans le Talmud et le Midrash, pas de Juifs comme Shlomo Sand ou moi !
Cette considération est beaucoup plus intéressante à explorer (dans les textes donc) que l’éventualité de conversions diverses et variées, qui revêtent aussi peu de conséquences qu’une fantasmatique limpieza de sangre judéo-judaïque.
Donner ma définition du peuple juif, dont j’affirme que toute personne qui ne la partage pas est un antisémite invétéré :
Qu’est-ce qu’être Juif ? C’est se poser la question.
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