Un des objectifs de ce séminaire consiste à répondre à une question simple : pourquoi ce qui arrive au monde, aujourd’hui, en 2020, arrive-t-il ?
Autrement dit, d’où provient le désastre en cours, quelle en est la source, et qui ou quoi en partage la responsabilité.
Qui a l’ambition de penser l'Époque ne saurait s’épargner une réflexion sur l’essence du Génocide (je l'ai assez indiqué lors des séances d’avant l’été), ni sur l'origine de ce que j’appelle à dessein l’extermination en cours – soit le sous-titre de mon séminaire.
De cette extermination en cours, les animaux, figures paradigmatiques de l’innocence, sont aujourd’hui les victimes les plus patentes. Si vous avez eu la curiosité de lire les récits de chasse de Hemingway, de regarder le film La chasse au lion à l’arc de Jean Rouch, ou d’étudier chez Canetti dans Masse et puissance la relation d’intimité spirituelle, animiste au sens le plus propre, que ressent le chasseur traditionnel – chez les Koryaks de Sibérie par exemple – avec l’animal qu’il va traquer, repérer, poursuivre, tuer et partager en repas avec sa communauté1, vous comprendrez à quel point plus rien de tel n’existe dans la relation que l’homme d’aujourd’hui – celui que j’ai nommé dans Debord ou la diffraction du temps le « Numéricain » – entretient avec les animaux. À son insu, le Numéricain n’a plus avec les animaux que des rapports de pur despote (les animaux domestiques) ou de tortionnaire. L'industrie agro-alimentaire l’a en effet honteusement accoutumé à ingérer quotidiennement la souffrance inouïe qu'elle-même provoque et cultive.
Je dis "honteusement", parce que cette massive souffrance industrialisée des animaux de boucherie était destinée à demeurer un sale gros secret de l'infâme corporation qu'est l'industrie agro-alimentaire, à la lettre ce que René Guénon nomme dans Le règne de la quantité une "contre-initiation", si des organisations comme L214 n'avaient eu l'audace et le courage de diffuser des images clandestinement tirées des abattoirs. Aussi insoutenables soient ces documents, ils faut les connaître et les méditer pour commencer de comprendre quelque chose à l’effroyable monde contemporain dans lequel aujourd'hui les hommes se survivent.
L’ambition de mon Séminaire est donc de retracer le plus en amont possible dans l’histoire de la pensée en Occident (laquelle implique, induit et conduit l’histoire des hommes, et non l’inverse), la généalogie de ce désastre où nous sommes outrageusement embourbés, aujourd’hui, en 2020.
Par exemple, concernant la souffrance animale, si j'y insiste, c'est en ce qu'elle n'est pas une annexe de l'invraisemblable souffrance humaine partout répandue aujourd'hui. Elle en est plutôt le miroir révélateur. Il n’est pas anodin que le capitalisme moderne soit issu des abattoirs porcins de Chicago sur le modèle desquels Henry Ford conçut ses chaînes de production automobile. Que Ford fût un antisémite invétéré et militant – outre un élève extrêmement médiocre, incapable de lire, d'écrire ou de s'exprimer correctement –, ce n’est pas non plus un hasard.
Tout cela est d’une cohérence implacable.
Malheureusement je n'ai pas lu La Jungle d'Upton Sinclair, qui traite éminemment de cela, donc par honnêteté je ne vous le citerai pas, mais à la place je voudrais lire quelques lignes extraites de l'article de Wikipédia consacré aux Union Stock Yards de Chicago, soit les "parcs à bestiaux de l'union" inaugurés en 1865. Ce qui est intéressant c'est de constater comme les parcs à bestiaux "à l'américaine" sont intimement liés au déploiement du chemin de fer américain et à l'expansion commerciale de Chicago, qui lui est corollaire.
FILM SUR LES ABATTOIRS À HAUTE VITESSE
"En 1864, pour regrouper les opérations, un consortium de neuf compagnies de chemins de fer fait l'acquisition d'1,3 km2 de terrains marécageux au sud de la ville pour 100 000 dollars. Les Union Stock Yards (littéralement les « parcs à bestiaux de l'union ») y seront construits et seront inaugurés le jour de Noël 1865. Les parcs sont connectés aux lignes principales de la ville par 24 km de voies. Bientôt, le site d'1,52 km2 comprend 2 300 enclos pour le bétail, des hôtels, saloons, restaurants, et des bureaux pour les marchands et courtiers.
Sous la direction de Timothy Blackstone, un des fondateurs et premier président de la Union Stock Yards and Transit Company, les Yards connaissent une croissance énorme, traitant 2 millions de têtes de bétail par an dès 1870. Entre 1865 et 1900, c'est environ 400 millions d'animaux qui seront abattus sur le site.
En 1890, plus de 25 000 hommes, femmes, et enfants y sont employés, traitant 14 millions d'animaux par an. Les deux plus grandes entreprises réalisent alors un chiffre d'affaires annuel de 200 millions de dollars.
En 1900, 82 % de la viande consommée aux États-Unis y est produite. Le site s'étale alors sur 1,92 km2 et comprend 80 km de routes et 210 km de voies ferrées dans son périmètre.
En 1921, 40 000 personnes travaillent sur le site, deux mille de ceux-ci travaillent directement pour l'Union Stock Yard & Transit Co., le reste travaillant pour les abattoirs, les usines de conditionnement, les grossistes.
À leur apogée, les Yards s'étendront sur 3 km2 et 2 000 m3 d'eau seront pompés par jour de la rivière Chicago pour subvenir aux besoins. Le site rejette tellement de déchets au sud de la rivière qu'on surnomme cette partie « Bubbly Creek » (la « crique pétillante ») à cause des gaz provoqués par la décomposition du sang et des matières fécales. En 1900, la ville inversa définitivement le cours de la rivière pour éviter que la pollution ne se propage au lac Michigan et contamine l'approvisionnement en eau potable de Chicago."
Vous avez là un aperçu de ce que j'entends par la généalogie du bourbier.
On est là, pour reprendre une notion de René Guénon, dans une véritable "contre-initiation" qui prend à rebours pour le ravager le rapport spirituel intense que les premiers occupants de cette terre, les Amérindiens, entretenaient de toute éternité avec les animaux.
Comme le savent les sagesses traditionnelles (la juive y compris – ce dont témoigne à l'œil nu les pages consacrées à Noé), le sort des hommes, celui des animaux et de la nature sont intimement liés. C’est ainsi qu’à l’extermination des animaux, à leur souffrance cultivée industriellement, s’ajoutent aujourd'hui tous les malheurs des guerres génocidaires qui ont lieu un peu partout sur la planète spectacularisée. Autant qu'à consommer de la souffrance en conserves, le Numéricain s'est parfaitement accoutumé à ce que des milliers d'humains innocents meurent quotidiennement à sa porte. Les mass-médias (qui portent bien leur nom) ont empoisonné sa vaniteuse indifférence à coups d'implacables décomptes morbides relatés sans interruption, non sans une palpable gourmandise mal dissimulée pour cette ombre du nom qu'est le nombre, ce que Canetti dans Masse et Puissance nomme – à propos de la prédilection de Hitler pour le mot "millions", la "volupté du nombre à accroissement brusque"2 – ce qu'on nomme désormais le big data.
Tout cela va de pair : la fascination pour les grands nombres (dans l'économie, la sociologie, la science, la médecine, la communication politique), la mort des animaux du monde, le saccage de la nature, la kyrielle de conflits d’une brutalité génocidaire, le déploiement hors de contrôle du capitalisme financier à son stade terminal, et last but not least l'atrophie universelle du langage – érodé jusqu'à l'absurde à force de se soumettre aux fourches caudines du calcul par le truchement d'écrans –, et la conséquence directe de cette atrophie, l'effondrement de la simple possibilité de penser.
(À suivre)
"Lors de certaines fêtes, on imagine que l'animal dont on mange est lui-même présent. C'est ainsi que chez beaucoup de peuples sibériens on traite l'ours en invité à son propre festin. On honore cet invité en lui offrant les meilleurs morceaux de son propre corps. On trouve des paroles solennelles et convaincantes à lui adresser et on le prie d'intercéder auprès de ses frères. Si l'on s'entend à gagner son amitié, il se laissera même chasser de bon gré." Op. cit. p. 119
Masse et Puissance, p.196