Il y a dans le génocide un engorgement de haine pour la féconde source de ce qui est, c'est-à-dire, au fond, pour le Temps.
J'ai consacré dans L'impureté de Dieu plusieurs pages au rapport figé au Temps des constructeurs de la Tour de Babel, et l'on peut interpréter aussi le séjour des Hébreux en esclavage en Égypte comme un Temps mort, l'Égypte étant le Royaume de la momification du Temps d'un point de vue symbolique. Il y aurait beaucoup de choses à dire aussi sur le rapport frelaté du nazisme ou du capitalisme au Temps en soi, mais pour rester concentré sur la généalogie du génocide, le plus simple est encore d'en passer par ce que Nietzsche (l'un des rares philosophes à avoir accordé dans sa pensée une place majeure aux animaux !), dans Zarathoustra1, qualifie d'"esprit de vengeance", der Geist der Rache, dont en perçoit parfaitement la rage "suicidaire" et la folle fomentation d'un anéantissement (traduction Henri Albert):
"Vouloir délivre : mais comment s’appelle ce qui enchaîne même le libérateur ? «Ce fut » : c’est ainsi que s’appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait – la volonté est pour tout ce qui est passé un méchant spectateur. La volonté ne peut pas vouloir agir en arrière ; ne pas pouvoir briser le temps et le désir du temps <das er die Zeit nicht brechen kann und der Zeit Begierde>, – c’est là la plus solitaire affliction de la volonté. Vouloir délivre : qu’imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot ? Hélas ! Tout prisonnier devient un fou ! La volonté prisonnière, elle aussi, se délivre avec folie <je souligne>. Que le temps ne recule pas, c’est là sa colère ; «ce qui fut» – ainsi s’appelle la pierre que la volonté ne peut soulever. Et c’est pourquoi, par rage et par dépit <aus Ingrimm und Unmuth>, elle soulève des pierres et elle se venge de celui qui n’est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit <je souligne>.
Ainsi la volonté libératrice est devenue malfaisante; et elle se venge sur tout ce qui est capable de souffrir <je souligne> de ce qu’elle ne peut revenir elle-même en arrière. Ceci, oui ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son « ce fut» <des Willens Widerwille (répugnance = contre-volonté Wider-Wille) gegen die Zeit und ihr ''Es war''>. En vérité, il y a une grande folie <Narrheit> dans notre volonté ; et c’est devenu la malédiction de tout ce qui est humain que cette folie ait appris à avoir de l’esprit <je souligne> ! L’esprit de la vengeance : mes amis, c’est là ce qui fut jusqu’à présent la meilleure réflexion des hommes ; et, partout où il y a douleur, il devrait toujours y avoir châtiment. « Châtiment », c’est ainsi que s’appelle elle-même la vengeance : avec un mot mensonger elle simule une bonne conscience."
Heidegger, lorsqu'il commentera ce passage dans sa conférence de 1953 Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? insistera sur le passage du temps :
"Qu'en est-il toutefois « du » temps ? Son être stable, c'est qu'il va. Il va (geht), c'est-à-dire qu'il passe (vergeht). Le temps qui vient ne vient jamais pour demeurer, mais pour s'en aller. Où cela ? Dans son « passer »."
Et un peu plus loin :
"Le passager, pour la volonté, représente quelque chose contre quoi elle est sans force et à quoi son vouloir se heurte constamment. Le temps et son «il y avait» est la pierre d'achoppement que la volonté ne peut écarter. Le temps comme «passer» est la chose adverse dont souffre la volonté. Comme volonté souffrante, elle devient elle-même souffrance du passer, souffrance qui veut alors son propre passé et veut ainsi que tout sans exception mérite de passer <je souligne, c'est là l'une des caractéristiques du nihilisme>. Le ressentiment envers le temps rabaisse le passager. Les choses terrestres, la terre et tout ce qui s'y rattache constituent ce qui à proprement parler ne devrait pas être et qui au fond n'a pas non plus d'être vrai. Platon le nommait déjà le mê on, le non-étant."
Le rapport de cela avec le génocide des Juifs par les nazis est limpide à qui connaît l'étymologie en hébreu du mot "hébreu":
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